La trajectoire économique de l’agglomération lilloise
Introduction
Comment comprendre les fortes disparités économiques dans l’agglomération lilloise ? Comment comprendre la polarisation des classes sociales sur le territoire ? D’un côté la bourgeoisie le long du Grand boulevard et du triangle de « BMW » (Bondues, Mouvaux, Wasquehal) ; de l’autre, les classes populaires dans certains quartiers de Lille-Roubaix-Tourcoing (Wazemmes, Fives, le Pile, Epeule, la Bourgogne, etc.). Comment comprendre l’ambivalence ressentie lorsqu’une ancienne usine textile se trouve reconvertie en centre commercial, en espace d’activités tertiaires, ou en lieu culturel ?
Pour répondre à ces questions, il convient de faire retour sur la trajectoire économique d’une agglomération lilloise qui semble marquée durablement par son passé industriel textile.
Lille et la révolution industrielle
Dès le XIXe siècle, ce territoire a connu un âge d’or, marqué par un fort exode rural, une urbanisation anarchique et plusieurs vagues d’immigration, avant de subir un déclin industriel très douloureux et d’entrer dans une longue phase de reconversion tertiaire toujours en cours.
Quand l’économie structure l’espace social et urbain
L’agglomération lilloise, et en son sein les villages de Roubaix et de Tourcoing, prennent leur essor à la fois économique et démographique au XIXe siècle grâce au développement des activités textiles qui, sous l’influence de la mécanisation croissante, deviennent une industrie de main-d’œuvre de premier plan. Le secteur se structure alors autour de trois pôles : Lille, Roubaix-Tourcoing, et la vallée de la Lys.
L’exode rural massif des populations nordistes ne suffisant pas absorber les énormes besoins en main-d’œuvre du patronat textile, ce sont les populations belges, frontalières, qui vont immigrer et peupler les usines de l’agglomération lilloise, jusqu’à représenter près de 99% de la population étrangère roubaisienne à la veille de la Première Guerre mondiale.
Cet afflux massif d’ouvrières et d'ouvriers conduit à un développement de l’habitat urbain. Mais, contrairement aux corons du bassin minier, dont la construction est organisée par le patronat lui-même, l’agglomération lilloise voit se développer, de façon anarchique, des courées au cœur d’îlots détenus par de petits propriétaires privés... avec toutes les conséquences en termes de manque de confort et d’hygiène que l’on peut imaginer.
A tel point que le docteur Louis René Villermé, dans son ouvrage désormais classique, paru en 1840, le Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, en dresse un portrait dramatique : « j’ai vu à Lille une grande misère » écrit-il. « les habitants y sont encore plus rapprochés les uns des autres, plus entassés, si l'on peut s'exprimer ainsi, que dans les deux quartiers les plus populeux de Paris (…) les caves ne sont pas les plus mauvais logements (…) Les pires logements sont les greniers, où rien ne garantit des extrêmes de température ; car les locataires, tout aussi misérables que ceux des caves, manquent également des moyens d'y entretenir du feu pour se chauffer pendant l'hiver ».
Témoignages d’une sociabilité ouvrière et lieux d’émergence d’une conscience de classe, certaines courées ont été conservées et continuent d’être habitées.
Mémoire : les courées
Mais l’industrie textile n’a pas seulement généré une classe ouvrière, elle a aussi produit, à l’autre extrémité de l’espace social, une bourgeoisie patronale organisée en grandes familles, dont les noms ne manquent pas de résonner, encore aujourd’hui aux oreilles des Lillois, Roubaisiens et Tourquennois. Ce sont les Descamps, les Masurel, les Tiberghien ou les Motte, que l’on retrouve mentionnés dans Le livre des familles du Nord.
Ce groupe social va durablement imprimer sa marque sur l’organisation urbaine de l’agglomération lilloise en peuplant de grands boulevards, percés à la fois dans Lille et entre Lille-Roubaix-Tourcoing, y occupant les plus beaux espaces via la construction de grandes demeures et hôtels particuliers.
Ce qui va leur permettre, non seulement de vivre à l’écart de la classe ouvrière, mais aussi de vivre ensemble et de cultiver l’entre-soi nécessaire à leur reproduction sociale.
Les façades du début du XXe siècle
L’industrie, âge d’or et déclin
C’est cette agglomération, au tissu urbain dense, et fortement ségrégée socialement, marquée par le poids des activités industrielles, et notamment celle du textile, qui va subir la crise de plein fouet. Les deux classes sociales vont alors connaître des destins bien différents.
Dès les années 1950, il faut se rendre à l’évidence, l’avenir de l’industrie est compromis : en vingt ans, jusqu’en 1975, 11 % de l’emploi salarié industriel régional est détruit. A l’image de Massey-Ferguson à Marquette, Fives-Cail ou Peugeot-Fives, les grandes entreprises d’industrie mécanique de l’agglomération se restructurent. Le patronat délocalise les activités avant, souvent, de décider la fermeture des sites de production.
Face à ce mouvement qui semble inéluctable, les luttes ouvrières apparaissent bien impuissantes à endiguer la crise.
L'usine Peugeot de Lille Fives
Le textile : d’une industrie de main-d’œuvre à une industrie de capitaux
La situation n’est pas meilleure dans le secteur textile où les années 1950 constituent un moment à la fois d’apogée et de bascule vers une phase continue de déclin.
En cinquante ans, à l’échelle de la région, le nombre d’emplois dans ce secteur industriel passe de plus de 170 000 postes à moins de 12 000. Dans les années 1980, le processus de désindustrialisation est déjà très avancé.
Du côté de l’Etat, le choix est fait d’abandonner le textile (tout comme les charbonnages) au profit d’autres secteurs industriels plus rentables. Les pouvoirs publics s’efforcent alors, autant que possible, d’accompagner socialement les populations et territoires confrontés à la mutation en cours des structures économiques.
Du côté des entreprises textiles, les grandes manœuvres ont commencé depuis longtemps. Dès les années 1960, on assiste à des fusions de sociétés et à une concentration des capitaux, comme ce fut le cas pour DMC ou Prouvost SA., en vue de créer des groupes d’envergure nationale et mondiale.
La crise du textile : un exemple chez DMC
Une reconversion tertiaire en trompe-l’œil ?
Le passé industriel de l’agglomération lilloise ne doit pas faire oublier qu’elle a aussi, de longue date, une vocation négociante et commerciale, notamment en matière de vente par correspondance et de grande distribution.
Profitant d’un contexte local marqué par la présence abondante des produits textiles, des industriels nordistes vont développer, dès les années 1920, leur propre activité de VPCiste, copiant le modèle des grands magasins parisiens, mais s’efforçant de l’industrialiser, profitant ainsi du développement de la consommation de masse en France.
Histoire de la VPC
C’est plus tardivement, dans les années 1960, qu’éclot la grande distribution. L’agglomération lilloise compte parmi les territoires pionniers en la matière avec l’ouverture, en 1961, d’une des premières grandes surfaces de France dans le quartier des Hauts-Champs à Roubaix. Son créateur, Gérard Mulliez, est issu d’une famille d’industriels textiles qui, comme bien d’autres, va diversifier ses activités en se tournant vers le négoce et le commerce de détail.
Le cas des Mulliez est, à ce titre, particulièrement exemplaire, tant la mobilisation de la famille, par l’intermédiaire d’une association familiale, va s’avérer efficace. C’est un véritable empire familial commercial qui émerge alors, regroupant nombre de chaînes de magasins aujourd’hui omniprésentes dans les galeries marchandes et les zones commerciales des périphéries urbaines.
Mais les créations d’emplois dans le commerce sont bien loin d’absorber les pertes dans le secteur industriel. Sur l’agglomération lilloise, la part de l’emploi industriel s’effondre littéralement entre 1975 et 2012, passant de 39,6 % à 9 %. L’Etat encourage lui-même la recomposition des bassins d’emplois locaux vers le tertiaire.
Cela se traduit, d’abord, par le lancement de la politique des « métropoles d’équilibre », dès le milieu des années 1960, juste au moment où la courbe de l’emploi tertiaire (en augmentation) croise celle de l’emploi secondaire (en déclin) : l’emploi tertiaire sur l’agglomération passe de 52,2% en 1975 à 87% en 2012 ; ensuite par un accent mis sur le développement des activités liées aux nouvelles technologies, le high-tech, dans les années 1980, s’inspirant de la Californie et de sa Silicon Valley ou du Japon ; enfin, par l’approche en termes de clusters, pôles « de compétitivité » ou « d’excellence », dans les années 2000, qui misent à tout prix sur les investissements en recherche et innovation.
Une Métropole high-tech
Ce sont donc, au fil du temps, deux facettes de la tertiarisation qui se juxtaposent : la première pourvoyeuse d’emplois peu qualifiés et/ou précaires : agents de nettoyage, employés des services à la personne, manutentionnaires, vendeurs ou encore téléopérateurs ; celle-ci est largement invisibilisée par la seconde, très médiatisée, pourvoyeuse d’emplois très qualifiés, à haute valeur symbolique. Entre ces deux pôles, une part importante de l’emploi dans l’agglomération concerne les services non marchands (administration publique, enseignement, santé, action sociale), soit 33% en 2011.
Mais cette reconversion tertiaire semble rester incomplète, car incapable de reprendre entièrement le rôle joué par l’industrie textile. Et pour cause, l’économie de la connaissance et high-tech, qu’elle se décline dans le domaine de la santé, de l’informatique ou de la recherche fondamentale, n’est pas - et ne sera certainement jamais - une économie de main d’œuvre de masse.
Pour preuve : si en plus de quinze ans, entre 1993 et 2010, les effectifs y ont progressé de 184 %, cela ne représente, en fait, que 2% de l’emploi à l’échelle de l’agglomération.
EuraTechnologies et la Ch'tilicon Valley
Et maintenant… ?
Quel symbole aujourd’hui, que de voir tous ces jeunes créateurs ou salariés de start-up, diplômés, hautement qualifiés, portant des sweats à capuches, occuper des bureaux lumineux, ou même habiter, dans d’anciennes usines textiles réhabilitées, celles-là même qui jadis, accueillaient en roulement journalier des milliers d’ouvriers au rythme et au bruit des machines.
Ce sont aussi des phénomènes de gentrification qui ont cours aujourd’hui, avec ces jeunes actifs, des classes moyennes ou supérieures, qui investissent des quartiers historiquement ouvriers comme Hellemmes, Fives ou Wazemmes, produisant une apparence de mixité sociale, souvent vantée, mais qui ne constitue en rien un moyen de résorber les formes de précarité à l’œuvre.
Les écoquartiers des Rives de la Haute Deûle et du Nouveau Mons
Avec un taux de chômage s’élevant à 16 % (contre 10 % nationalement), et plus élevé chez les ouvriers que chez les cadres, le temps est-il réellement venu de considérer comme révolu le passé industriel textile de l’agglomération lilloise ?
Certes la reconversion de bâtiments d’usines pour d’autres tâches (tertiaires, commerciales, culturelles) est une façon intéressante de projeter l’agglomération vers l’avenir, notamment lorsque le résultat est à la hauteur des attentes.
Mais, ce qui doit interroger aujourd’hui, c’est le fait que, cinquante années après les premières initiatives prises en faveur d’une « bifurcation tertiaire », celle-ci semble encore loin d’être achevée, la population métropolitaine, et ses classes populaires notamment, étant toujours confrontée à l’ampleur de la reconversion économique.
Cependant, l’agglomération lilloise reste forte de ses atouts, ses réseaux de communication et de transports, sa position géographique, ses arrivées massives d’étudiants et jeunes actifs, mais aussi ses grandes familles d’entrepreneurs, dont les capitaux textiles et industriels sont en perpétuelle reconversion dans le commerce, l’immobilier ou la banque.
Au vu de la trajectoire qui vient d’être décrite, et de la situation économique et sociale présente, la question mérite assurément d’être posée : non seulement les trois principales villes de l’agglomération se classent dans le peloton de tête des grandes villes les plus pauvres de France (Roubaix occupant même la première position avec un taux de pauvreté de 45 %, Tourcoing et Lille arrivant derrière avec un taux de 25 % - chiffres 2011), mais encore le taux de chômage des actifs y est systématiquement supérieur à la moyenne nationale (respectivement 29 % pour Roubaix, 21 % pour Tourcoing et 15 % pour Lille), et touche plus fortement les classes populaires (ouvriers et employés) que les cadres.
Ainsi, si on ne peut pas nier la réalité de la reconversion tertiaire qui s’est opérée, et ses réussites - telles celle de l’entreprise OVH à Roubaix -, on ne peut pas nier non plus son caractère ambivalent et inégalitaire.
OVH hébergement de sites Web : la réussite de la famille Klaba
Bibliographie
Ouvrages
- Sociologie de Lille, ouvrage collectif, Paris, La Découverte Repères (à paraître).
- Les Maîtres du Nord du XIXe siècle à nos jours, Pierre Pouchain, Paris, Perrin, 1998.
- L'économie du Nord-Pas de Calais - Histoire et bilan d'un demi-siècle de transformation, Serge Dormard, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001.
- La Vie ouvrière à Lille sous le Second Empire, Pierre Pierrard, Paris, Bloud et Gay, 1965.
- De l'Inégalité sociale dans une grande ville industrielle : Le drame de Lille de 1850 à 1914, Félix-Paul Codaccioni, Editions universitaires de Lille III, 1976.
Rapports d’études
« Emplois et compétences sur Lille Métropole, quels visages en 2020 ? », CBELM, 2011. Consultable en ligne.
« Dynamiques métropolitaines du Scot de Lille : Une approche démographique du potentiel d'emploi », Insee, 2012. Consultable en ligne.