Le drame d'Etel

09 janvier 1959
10m 08s
Réf. 00287

Notice

Résumé :

Les habitants d'Etel restent choqués par l'expérience menée par Alain Bombard. L'essai d'un canot de sauvetage sur la barre d'Etel a échoué et a causé la mort de neuf hommes. Trois mois après la catastrophe, le scientifique revient sur l'évènement.

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Date de diffusion :
09 janvier 1959
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Éclairage

Le 3 octobre 1958, Alain Bombard, à bord d'un canot de sauvetage qu'il a inventé, tente de franchir la "barre d'Etel", grande lame qui se forme à l'embouchure de la ria par la rencontre de la marée montante et de l'écoulement des eaux du fleuve. L'expérience tourne au drame : l'embarcation se retourne. Puis le bateau de sauvetage venu les secourir chavire à son tour. Le bilan est lourd : neuf morts dont trois appartenant au canot d'Alain Bombard. Ce drame a une répercussion médiatique importante et marque profondément le principal protagoniste. Pourtant les canots Bombard contribuent par la suite à sauver de nombreuses vies.

Alain Bombard, né à Paris en 1924, médecin et biologiste, s'est rapidement préoccupé de la question de la survie en mer. En 1952, chercheur au musée océanographique de Monaco, il embarque, avec Jack Palmer, à bord d'un "zodiac" doté d'une voile, L'Hérétique. Emportant simplement un sextant, un filet à plancton et du matériel de pêche, ils touchent terre à Tanger. Bombard repart seul et traverse l'Atlantique, arrivant à la Barbade le 23 décembre 1952 après 113 jours de mer, sa santé en étant gravement altérée. A la suite de la publication de son récit en 1954, il acquiert une notoriété internationale. Ayant mis au point un canot pneumatique, il va tenter de franchir la barre en 1958. La première tentative réussit mais ne convainc pas. Il procède donc à une seconde tentative.

Par la suite il fut conseiller à l'environnement au Parti Socialiste français, secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'environnement en 1981, puis député européen de 1981 à 1994. Il est décédé en 2005.

Bibliographie :

Alain Bombard, Naufragé volontaire, Paris, 1953.

Etienne Mathieu

Transcription

(Musique)
Jean Prat
Ce petit port, où nos envoyés spéciaux sont arrivés au lever du jour, c'est le port d'Etel, la ville où les conversations s'arrêtent lorsqu'on prononce tout haut le nom d'Alain Bombard. Vous savez pourquoi. C'est parce qu'un matin, semblable à celui-ci, Alain Bombard a voulu prouver aux marins d'Etel que leur fameuse barre redoutée depuis des siècles de tous les pêcheurs bretons n'était qu'une vague sans danger pour son canot pneumatique. Vous vous souvenez aussi de la suite. Le canot d'Alain Bombard et de ses compagnons retourné, et, la malchance aidant, le bateau des sauveteurs venus à leur secours faisant naufrage à son tour sur la barre. Sans cet accident du bateau de sauvetage, il n'y aurait peut-être pas eu de morts ce jour là à Etel. Mais le mauvais sort s'en est mêlé et il y en a eu 9. 9 morts, dont 8 Etélois. Est-ce le mauvais sort qui est coupable ou est-ce Bombard ? Pour les habitants f'Etel, il n'y a qu'une réponse : c'est Bombard. Et le catafalque géant est associé dans leurs mémoires aux deux syllabes de son nom.
(Cloche)
Jean Prat
3 mois ont passés. Les tombes sont à peine refermées, et si les noms des morts de la barre ne sont pas encore venus s'ajouter à la longue liste des marins d'Etel péris en mer, l'histoire de cette journée dramatique est gravée dans le coeur de tous les Etélois. Notre magnéto a enregistré pour vous, parfois à l'insu des intéressés, le réquisitoire de l'opinion publique.
Inconnu
Ils disent que cette catastrophe est déplorable en tout sens, parce que d'abord il n'y avait pas lieu de tenter cette expérience dans un endroit comme la barre d'Etel, qui est toujours très dure par mauvais temps.
(Musique)
Inconnu 2
Ben il semblerait que tous ceux qui ont pris part à cette affaire Bombard se seraient comporté comme des enfants.
Inconnu 3
Beaucoup dans la foule, d'après ce que j'ai ouï dire par la suite, parce que je n'y étais pas personnellement, beaucoup dans la foule critiquaient cette tentative, mais il n'avaient pas assez de familiarité avec l'administrateur qui était là pour aller lui demander qui prenait la responsabilité de ce qui se présentait.
Jean Prat
Selon vous Bombard peut revenir à Etel ?
Inconnue
Oh il sera bien reçu je crois.
Jean Prat
Alain Bombard fait désormais des détours pour ne pas revenir à Etel. Se sent-il lui-même coupable, c'est la question que nous allons lui poser.
Journaliste 1
Alain Bombard, nous ne sommes pas des juges, les juges ont à s'occuper de leur côté de cette affaire, et nous n'avons pas la prétention de nous mettre à leur place. D'ailleurs nous ne cherchons pas à déterminer les responsabilités au sens juridique du terme, non. Ce que nous souhaitons de vous, c'est que vous nous disiez le plus sincèrement possible quels sont les sentiments, quelles sont les étapes, les moments par lesquels passent un homme à qui il est arrivé ce qui vous est arrivé ? Alors pour vous faciliter la tâche, du moins pensons nous, pour vous permettre de prendre des temps de réflexion même, avant de répondre à nos questions, nous avons inscrit ces questions sur des petits cartons que je vais vous passer les uns après les autres, alors voici le premier.
Voix Off
Vous sentez-vous responsable de ces 9 morts ?
Alain Bombard
Bien, je ne peux pas dire que j'aie eu le sentiment que j'étais responsable de ces 9 morts. Mais enfin, je me suis posé la question, je ne crois pas qu'il puisse y avoir un homme mêlé à une affaire dramatique qui entraîne mort d'hommes qui ne se pose à un moment la question : est-ce que c'est moi qui les ai tué ou pas ? Et il est probable que je me la poserai toute ma vie. Alors évidemment, il y a maintenant des évènements qui se sont produits depuis, qui prouvent qu'il fallait le faire. Depuis 8 jours, on ne le sait pas à Paris mais il y a des accidents en mer tout le temps, dans la même région, Concarneau, Raz de Sein, devant Etel, etc. Et à l'heure actuelle, les hommes sont démunis de moyen de sauvetage et se tuent à cause de ça. Il n'y a pas 48 heures que ça s'est produit par un chalutier qui s'appelle [incomprsi], 3 hommes sont morts parce qu'ils n'ont pas pris le canot pneumatique qu'ils devaient prendre, et qui était resté à terre. Ils n'ont pas pris la livraison du canot qu'ils avaient commandé, ils n'avaient pas de moyen de sauvetage, 3 hommes sont morts. Par conséquent, euh de plus en plus si vous voulez, la justification à mes yeux de cet horrible accident se, se fait quotidiennement.
Journaliste 2
Est-ce vraiment la justification de l'accident ?
Alain Bombard
Oui, oui, en ce sens que c'est la preuve qu'il faut étudier les moyens de sauvetage et que comme je le disais l'autre jour à Maurice Herzog qui m'approuvait, on ne peut étudier les moyens de sauvetage qu'en risquant la vie des hommes. Ceux qui le font le risquent, moi j'étais de ceux qui risquaient et je crois qu'il faudra le refaire.
Journaliste 2
Oui mais l'efficacité de votre canot était déjà prouvée avant la catastrophe d'Etel.
Alain Bombard
Oui mais le, par exemple, l'efficacité des moyens de surveillance officielle, les canots de sauvetage, eh bien tout le monde y croyait, c'est les moyens de surveillance et de sécurité qui ont tué tout le monde.
Journaliste 1
Oui, vous dites qu'il faut prendre des risques lorsqu'on veut faire une démonstration d'une expérience scientifique, c'est à peu près ça que vous venez dire. Mais à ce moment là ne pensez-vous pas que ces risques ne doivent pas être pris légèrement ? C'est vrai qu'on doit prendre des risques mais ils doivent être calculés, dans votre cas...
Alain Bombard
Ils étaient calculés, la preuve. Non, non, euh on ne peut pas considérer comme mal calculés des risques qui prennent, des gens qui prennent des risques, en ayant comme sécurité pour les ramasser si ce risque se révèle être réel, il y a un premier accident, enfin vraiment pour sécurité, les engins de sécurité sont précisément prévus pour ces cas là. Par exemple je vous parlais du canot de sauvetage d'Etel, eh bien vous ne pouvez pas m'accuser, et on ne peut accuser personne d'avoir euh pris peu de précautions en ne vérifiant pas les canots de sauvetage d'Etel, ne serait-ce que parce que si on avait demandé à vérifier son fonctionnement, on nous l'aurait refusé.
Journaliste 1
Je crois que à Etel du moins cela résulte de, de l'enquête que nous avons faite mais encore une fois Alain Bombard,
Alain Bombard
Oui, oui je vous en prie.
Journaliste 1
je ne voulais pas placer la discussion sur le plan juridique, il semble que le canot de sauvetage n'avait pas ce jour là son équipage normal, qu'au dernier moment le patron du canot a du faire appel à un équipage recruté du moins en partie sur place et qui peut-être n'avait pas l'entraînement voulu. Or vous êtes arrivé à Etel à 8 heures et demie, euh donc il a fallu préparer le canot à toute vitesse, au dernier moment.
Alain Bombard
Mais dites donc, quand il y a un accident, quand il y a un accident, et ce jour là il faisait mauvais temps, dans la barre d'Etel, est-ce que vous croyez qu'on a le temps de préparer le canot 48 heures à l'avance ? Vous me rappelez, vous me rappelez le sapeur camembert qui voulait essayer les pompes à incendie la veille de chaque incendie.
Journaliste 2
Pas tout à fait, pas tout à fait Alain Bombard, parce lorsqu'il s'agit d'un accident il faut y aller mais lorsqu'il s'agit d'une expérience, on peut la prévoir.
Alain Bombard
Oui mais enfin, il faut, il fallait même qu'on utilise le canot de sauvetage, c'est, c'est finalement pour tous les canots de sauvetage de Bretagne une bonne chose de voir comment un canot de sauvetage peut être, peut être armé rapidement et à la dernière minute, car...
Journaliste 2
Oui mais votre intention n'était pas de faire une expérience sur les canots de sauvetage mais sur votre canot de sauvetage.
Alain Bombard
Je sais, je sais, mais n'oubliez pas que la sécurité nous a été donnée, comme elle aurait été donnée à un chalutier qui s'apprêtait à passer la barre ou qui aurait eu un accident dans la barre. On nous a, d'ailleurs on nous a pas prévenu, nous, que l'équipage n'était pas constitué. Si on nous avait dit : attention, il faut que vous attendiez l'équipage normal, nous l'aurions attendu l'équipage normal. Ils ont considéré comme absolument normal et absolument dans leurs attributions de faire appel à du volontariat.
Voix Off
A l'instant où vous avez réalisé la vérité, à quoi avez-vous pensé ?
Alain Bombard
Lorsque j'ai réalisé la vérité, quelle vérité ?
Journaliste 1
Les 9 morts.
Alain Bombard
Ah ben je ne le savais pas, les 9 morts. Lorsque j'ai réalisé si vous voulez que il y aurait des morts, eh bien la première chose que j'ai pensé quand j'étais sous le canot, c'est très difficile à dire parce que je suis persuadé que beaucoup de gens penseront que ce n'est pas sincère, enfin de vous à moi c'est totalement sincère. Quand j'étais sous le canot, la première chose que j'ai pensé c'est, est-ce que je dois y rester aussi ? Je me suis posé la question comme ça, c'était facile, il suffisait de couler, on coule facilement et surtout dans ces cas là. Et j'ai pensé alors que vraiment je n'en avais pas le droit, euh familialement et pour ceux qui, pour ceux qui étaient en train de mourir en fait, il y avait un enseignement à tirer. Je ne crois pas qu'un mort de plus aurait apporté quoi que ce soit de plus au, au résultat de l'expérience, qu'au contraire il fallait au maximum essayer de s'en sortir. Mais la première chose que j'ai pensé c'est d'abord : est-ce que je dois y rester ? Ensuite j'ai pas le droit, j'ai une femme et des gosses.
Journaliste 1
Je voudrais vous poser une question Alain Bombard, pourquoi riez-vous toujours lorsque vous dites des choses que vous jugez vous-même visiblement tristes ?
Alain Bombard
Je ris ? Ecoutez je l'avoue, je ne me rends pas compte, vous savez que c'est une des choses probablement qui me gêne beaucoup dans la vie, c'est d'avoir euh un physique jovial. Il est absolument certain que si j'avais l'air d'un pisse-froid, euh on me prendrait beaucoup plus au sérieux. Et un journaliste récemment, en faisant un article d'ailleurs assez bienveillant, a dit : une des grandes choses qui le gêne, c'est de ressembler à Tartarin. C'est possible, qu'est-ce que vous voulez, on ne change pas son physique.
Journaliste 1
Vous vouliez peut-être aussi couper votre barbe ?
Alain Bombard
J'y ai pensé longtemps, et puis ma femme aime ça, alors elle a tout de même voix au chapitre, elle a la priorité, et puis alors j'ai pensé, j'y pense depuis un certain temps, et alors maintenant si je la coupais alors on dirait je me cache ; c'est certainement la dernière des choses à faire.
Jean Prat
Merci Alain Bombard, c'était notre dernière question.