France Roche
Dans un grand festival, on a l'habitude d'interviewer les metteurs en scène, les vedettes, voire les producteurs.
Cette fois-ci, nous avons décidé d'interviewer quelqu'un qu'on n'interviewe jamais, c'est-à-dire un journaliste.
Mais nous n'avons pas voulu choisir un journaliste de cinéma qui regarde les acteurs d'un oeil fatigué.
Nous avons demandé à Henri de Turenne, qui vient dans un festival pour la première fois, de nous donner ses impressions.
Car Henri de Turenne s'occupait, avant, des hommes politiques.
Il a suivi la campagne présidentielle d'Eisenhower et de Stevenson et il a couvert, comme on dit, les grandes conférences des chefs d'Etat, côtoyant Molotov, Dulles et monsieur Bidault.
Henri de Turenne, trouvez-vous de grandes différences entre les conférences diplomatiques et les festivals cinématographiques ?
Henri (de) Turenne
Oui. Il y a une grande différence.
Il y en a une, en tout cas, très importante.
C'est que dans les conférences internationales, on a beaucoup de mal à obtenir des informations.
Les pauvres journalistes passent leurs journées, leurs nuits à essayer de trouver le diplomate un peu indiscret qui va raconter ce qu'il s'est passé dans la journée.
Ici, c'est plutôt le contraire.
Tout le monde vous confie des informations sensationnelles à l'oreille et on est plutôt obligé de se défendre, ici, contre les informations.
France Roche
Et de les refuser d'autant plus que la moitié du temps, elles sont fausses.
Mais il y a une information que je crois vraie parce que celui qui me l'a donnée est un monsieur sérieux.
C'est Charles Vidor, membre du jury et metteur en scène de "L'Adieu aux armes".
Il a l'intention de tourner un film en France.
Ce film sera inspiré par les amours du célèbre musicien Liszt.
Et il a demandé à Gérard Philipe d'être son interprète.
Henri (de) Turenne
Lui, on peut le croire parce que c'est un monsieur très sérieux.
Encore que, vous savez, il a failli perdre sa réputation dès le début du festival.
France Roche
Comment ?
Henri (de) Turenne
Et bien, il était en train de danser avec Sophia Loren, et on l'a entendu, tout d'un coup, lui demander : " Qu'est-ce que vous pensez de mon lit ? ".
Vous vous rendez compte ?
Tout le monde s'est approché.
On s'est dit : " Qu'est-ce qu'il se passe ? ".
Et Sophia Loren a répondu : " Votre lit est le plus merveilleux dans lequel je n'ai jamais couché ".
France Roche
Il n'a pas perdu sa réputation.
Il l'a gagnée, au contraire, non ?
Henri (de) Turenne
Je ne sais pas.
Parce que sa femme est au festival, vous savez.
Il ne faut peut-être pas le dire mais enfin, elle est là.
Bref, tous les amateurs de scandale, naturellement, ont fait une petite enquête.
Et on s'est aperçu simplement que monsieur Vidor avait loué sa villa de Hollywood, pour six mois, à Sophia Loren.
Et il voulait simplement savoir si sa locataire était satisfaite.
France Roche
Y a-t-il une seconde différence ?
Henri (de) Turenne
Oui, il y a une seconde différence que j'ai remarquée.
C'est que quand les ministres parlent de choses importantes, ils se donnent beaucoup de mal pour ne pas avoir l'air sérieux.
Tandis que les gens de cinéma, au contraire, plus ils parlent de choses futiles et plus ils se donnent de mal pour se donner l'air sérieux.
France Roche
Mais parce qu'au cinéma, l'habit et le visage fait le moine.
Ainsi, par exemple, l'autre soir, à la sortie du film norvégien, vous savez, ce film qui s'appelle "Le Rescapé" et qui a été inspiré par l'odyssée authentique d'un résistant norvégien qui, poursuivi par les Allemands, dut errer pendant deux mois dans la neige avant de parvenir à se réfugier en Suède.
Pendant ces deux mois, il vécut un véritable calvaire et dut même, à un moment, amputer lui-même ses deux pieds gelés.
Et bien, Jan Baalsrud n'a pas du tout la tête d'un héros.
Il a le nez retroussé, les yeux en vrille, il rit tout le temps.
On lui donnerait plutôt les rôles de Bob Hope s'il était acteur.
Or, à côté de lui se trouvait un monsieur, l'oeil creux, la joue longue, le nez romantique, et naturellement, un visage empreint d'une profonde douleur et une espèce de grande tristesse sur soi-même.
C'était l'acteur qui jouait dans le film Jan Baalsrud.
Et Jan Baalsrud, à qui je demandais : " Ça a dû être terrible, pour vous.
Combien de temps votre odyssée a-t-elle durée ? ".
Il m'a dit : " Oh, vous savez, moi, ça a duré deux mois.
Mais ce n'est pas comme ce pauvre acteur.
Lui, il a tourné quatre mois et demi dans la neige.
Ce qu'il a dû avoir froid " !
Mais y a-t-il des ressemblances, maintenant, entre les festivals et les conférences internationales ?
Henri (de) Turenne
Et bien, écoutez, il y en a au moins une.
Une importante : c'est que les ministres, comme les vedettes de cinéma, adorent la publicité.
Et ils sont prêts à faire n'importe quoi pour être photographiés.
France Roche
Par exemple lequel ?
Henri (de) Turenne
Et bien, mon dieu, tous.
Mais je me souviens, en tout cas, que monsieur Molotov, par exemple, quand il voyait au cours d'un cocktail ou à la sortie d'une conférence, quand il voyait les photographes se précipiter sur les trois ministres occidentaux, lui-même abandonnait le groupe où ils discutaient des choses les plus importantes pour aller se joindre à ses collègues et se faire photographier.
Finalement, la conclusion de tout cela, c'est que qu'ils soient ministres ou qu'elles soient stars de cinéma, ce sont tous des vedettes.
France Roche
Oui, mais ce que je ne comprends pas, c'est que les hommes d'état, eux, n'ont pas besoin de contrat.