Jacques Boucher de Perthes et la société d'émulation d'Abbeville
Notice
Bruno Bréart, conservateur Antiquités Préhistoriques de Picardie évoque la Société d'émulation d'Abbeville fondée en 1797, une société savante qui réunit plusieurs chercheurs et naturalistes qui s'intéressent aux découvertes archéologiques faites dans les sablières de la vallée de la Somme. Boucher de Perthes va découvrir de nombreux vestiges, ossements, qu'il attribue aux Celtes. Ce sont ses premières découvertes qui remontent en fait au Néolithique. Il va trouver les première pierres taillées, il comprend alors qu'on n'est plus à l'époque celtique mais sur une période beaucoup plus ancienne.
Éclairage
Dans la première moitié du XIXe siècle, les sociétés savantes de province se multiplient. Elles se substituent, ou s'ajoutent, aux "académies" provinciales du XVIIIe siècle. Chaque province voit alors fleurir sociétés savantes, sociétés des antiquaires, sociétés historiques et archéologiques, sociétés d'émulation... Il s'agit soit de sociétés strictement historiques et archéologiques, soit de sociétés à curiosités multiples, "polymathiques" .
On dénombre en France une cinquantaine de sociétés savantes au moment du 18 brumaire, elles approchent la centaine en 1810. Après un léger reflux dans le contexte d'invasion et de bouleversement politique, la reprise est sensible dès 1820, avec plus de 130 sociétés. A la veille des " Trois Glorieuses " de 1830, l'effectif total avoisine 160, dont 125 dans les départements. La Monarchie de Juillet s'avère propice au développement des sociétés savantes : pendant toute la durée du règne de Louis-Philippe, on observe une dizaine de créations par an. En 1846, on en compte quelque 310. De 1830 à 1849, se créent ainsi en France 23 sociétés historiques et archéologiques et 25 sociétés à curiosités multiples ("polymathiques").
Dans la Somme, deux sociétés savantes sont particulièrement actives : la Société des Antiquaires de Picardie, créée en 1836, et la Société d'émulation d'Abbeville.
Celle-ci, fondée en 1797, est, à l'instar des autres sociétés savantes, comme la Société des Antiquaires de Normandie fondée par Arcisse de Caumont en 1824, un lieu d'échanges et de réunions où se rencontrent propriétaires fonciers, hommes de loi, notables ou érudits locaux... Elle conquiert la célébrité au milieu du XIXe siècle grâce à Jacques Boucher de Perthes (1788-1868), qui la préside de 1830 à 1865. Jacques Boucher de Perthes, descendant de petite noblesse champenoise, fils de Jules Armand Guillaume Boucher de Crèvecœur, l'un des membres fondateurs de la Société d'émulation, incarne bien le "polymathisme" des sociétés savantes du temps : auteur de romans et de tragédies en vers, d'un volumineux recueil de "chants celtiques" et d'un traité sur le libre-échange, il se considère lui-même un "bohème de la science".
C'est au sein de la Société d'Émulation d'Abbeville que Boucher de Perthes rencontre le docteur Camille Picard (1806-1841). Celui-ci avait fait plusieurs découvertes essentielles pour ce qui devait devenir plus tard la préhistoire. Il en posa les fondements, tant dans le domaine de la stratigraphie que dans celui de l'étude morphologique et ethnologique des outils de pierre . Il mourut prématurément en 1841 et Boucher de Perthes fut son "héritier spirituel". Picard a ouvert en effet la voie d'une démarche qui s'attache à l'observation des faits et aux analyses précises et apporte à l'étude des outils de pierre et à l'archéologie préhistorique en général les méthodes des sciences de la nature. Il fait ainsi de la préhistoire une science de terrain et d'observation .
Comme il est indiqué dans le reportage, les recherches de Boucher de Perthes sur les outils préhistoriques commencent véritablement avec ses fouilles de l'été 1837 à la "Portelette", sous les remparts d'Abbeville, non loin de la route de Rouen. Il étend ensuite ses efforts à un autre gisement abbevillois : Menchecourt-les-Abbeville. Cette carrière ouverte dans les faubourgs d'Abbeville avait déjà fourni des ossements identifiés comme ceux d'éléphants et de rhinocéros. En 1844, lors de travaux entrepris derrière l'hôpital d'Abbeville, il découvre des silex taillés, dans un terrain où l'on découvrira aussi une molaire d'éléphant. Il en conclut donc "que le banc de l'Hôpital est diluvien ; que ce banc contient des haches et des couteaux de pierres taillés par l'homme ; que des ossements fossiles d'animaux antédiluviens accompagnent ces ouvrages humains". L'homme existait donc déjà à l'époque que Boucher de Perthes date du Pléistocène et il a donc été le contemporain de certains grands animaux disparus, comme le mammouth. Avant cela, on pensait que l'apparition de l'Homme remontait à 4000 ans avant Jésus-Christ.
A la suite de ces découvertes, il prépare un mémoire, finalement publié en 1849, Antiquités celtiques et antédiluviennes, dans lequel il distingue les objets "celtiques" et "diluviens" et insiste sur l'importance des strates : "C'est leur position comparative qu'on doit étudier ; c'est la superposition des couches sur lesquelles ils reposent ; c'est la nature de ces couches et des éléments qui les composent " .
Les membres de l'Académie des sciences, notamment sous l'impulsion d'Elie de Beaumont, et du Museum rejettent globalement les conclusions de Boucher de Perthes. Mais, en 1859, Boucher de Perthes obtient la reconnaissance de son travail grâce aux visites à Abbeville et à Amiens de géologues et paléontologues anglais, notamment Charles Lyell, qui font une communication à la Société Royale de Londres. Il reçoit aussi le soutien de scientifiques français comme Albert Gaudry, paléontologue au Muséum d'histoire naturelle.
Cette reconnaissance officielle de la Préhistoire fait naître de nouvelles vocations. Le début des années 1860 marque l'essor des fouilles préhistoriques en France et en Europe. En 1862, Boucher de Perthes est au faîte de sa gloire. Une partie de ses pièces préhistoriques revient au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye fondé par Napoléon III, le reste au musée d'Abbeville qui porte son nom. La société d'émulation d'Abbeville, où est née en quelque sorte la Préhistoire française, existe toujours.
1 Paris, éditions du CTHS, 1995.
2 C. Cohen, J.H. Hublin, Boucher de Perthes, Les origines romantiques de la préhistoire, Paris, Belin, 1989, p. 95.
3 Ibid., p. 107.
4 Ibid., p. 132.