François Chalais
Pourtant, n'ayons pas peur des mots : tout n'avait pas précisément très bien débuté.
Il y avait eu d'abord, par un matin glacial, la simple et solitaire arrivée d'un petit garçon au modeste bagage, à la mine un peu effarouchée.
Nous étions là, pourtant, car ce petit garçon est déjà un grand acteur.
Il se nomme Jean Pierre Léaud, et il est la vedette du film qui représente la France : "Les 400 coups" de François Truffaut.
Sa mère, vous la connaissez et reconnaissez : Jacqueline Pierreux.
Le singe n'est pas des amis de Jean Pierre.
Il vient de lui dévorer un caméléon avec lequel il était très copain.
"Les 400 coups", c'est un film qui n'a pas fini de déchaîner les passions.
Puisque vous êtes là, je vais vous raconter quelque chose.
Nous avons passé, récemment, un extrait de votre film, "Les 400 coups", à la télévision, et ce film a provoqué de nombreuses réactions.
Beaucoup de gens ont applaudi, ont trouvé ça très très bien, et d'autres, au contraire, ont eu d'autres réactions.
Mais justement, j'ai une lettre que je viens de recevoir, et voilà ce qu'elle dit, en substance : " Je n'imaginais pas, dit notre correspondant, que vous auriez osé passer à la télévision une scène aussi abominable que celle de ce petit garçon qui n'incite, du reste, pas à aller voir le film ".
Est-ce que vous aviez l'impression, vous, en tournant cette scène, qui est une confession d'un enfant de quatorze ans, treize ans, que vous faisiez quelque chose de mal ?
Jean-Pierre Léaud
Non, non. Je n'avais pas du tout cette impression.
J'avais l'impression, au contraire, que les gens devaient savoir ce que c'était qu'un enfant qui a quatorze ans et que c'était très bien montré dans le film, que tous les enfants sont comme ça, à cet âge-là.
François Chalais
Vous, ça ne vous paraît pas du tout différent de la vérité, c'est exactement ça ?
Jean-Pierre Léaud
C'est absolument ça.
François Chalais
Vous n'avez pas eu à vous forcer ?
Jean-Pierre Léaud
Non, non, absolument pas.
François Chalais
Comment est-ce que cette scène a été tournée ?
On vous interroge et vous répondez avec beaucoup de naturel.
Est-ce qu'on vous avait écrit des mots ?
Jean-Pierre Léaud
On ne m'avait pas écrit les mots.
Truffaut m'avait prévenu déjà un mois à l'avance.
Il m'avait dit qu'il fallait que cette scène soit la meilleure du film.
Alors, il m'avait prévenu un mois à l'avance pour que je me fasse bien à cette idée.
Et le jour où on a tourné cette scène, il me posait des questions et je devais répondre absolument ce que je voulais.
Et au commencement, ça n'a pas très bien gazé.
Alors, il m'a donné les idées, certaines idées principales sur lesquelles, à ce moment-là, je brodais, j'ai dit ce que j'avais à dire quoi.
François Chalais
Et les mots étaient de vous, en somme ?
Jean-Pierre Léaud
Oui, les mots étaient absolument de moi.
François Chalais
Et lorsque vous vous êtes vu à l'écran, qu'est-ce que vous avez pensé ?
Est-ce que vous vous êtes reconnu ?
Jean-Pierre Léaud
Oui, je me suis reconnu.
J'ai trouvé ça amusant, j'ai trouvé ça normal.
François Chalais
Vous n'aviez pas l'impression de voir quelqu'un d'autre ?
Jean-Pierre Léaud
Dans cette scène-là, pas particulièrement.
Je me reconnaissais bien.
Mais dans d'autres scènes, je voyais quelqu'un d'autre.
Je voyais quelqu'un qui tournait.
François Chalais
Pourquoi ?
Parce qu'entre le temps où vous avez tourné et le moment où vous avez regardé, vous avez évolué ?
Vous avez changé ?
Jean-Pierre Léaud
Oui. Oui, beaucoup.
En quel sens est-ce que vous avez changé ?
François Chalais
Vous pensez que ça vous a fait vieillir, que ça vous a mûri de tourner ce film ?
Jean-Pierre Léaud
Oui, beaucoup.
François Chalais
Pourquoi ?
Parce que vous aviez fait quelque chose que vous n'aviez jamais fait ?
Parce que vous avez été au coeur d'un travail ?
Pour quelle raison ?
Jean-Pierre Léaud
Parce que... oui, j'ai été au coeur d'un travail et puis parce que je me suis donné à fond dans ce que j'ai fait, et parce que j'avais besoin de m'exprimer une fois pour toutes.
Et là, ça m'a donné l'occasion de m'exprimer vraiment.
François Chalais
Vous avez quel âge ?
Jean-Pierre Léaud
J'ai quatorze ans.
François Chalais
Et quand vous tourniez le film, vous aviez donc treize ans et demi ?
Jean-Pierre Léaud
Oui, c'est ça.
François Chalais
Et ce sentiment de vous exprimer, ce sentiment, justement, de montrer ce que vous pouviez faire, vous saviez, avant de faire le film, que vous en aviez besoin ?
Je veux dire avant ?
Est-ce que vous êtes un bon élève ?
Jean-Pierre Léaud
Non, pas du tout.
François Chalais
Pourquoi ?
Vous n'aimez pas travailler ?
Jean-Pierre Léaud
Si, j'aime bien travailler, mais enfin, je suis assez... Je m'en fous, quoi.
François Chalais
Et qu'est-ce que vous aimez ?
Quelles sont les matières dans lesquelles vous êtes mauvais, par exemple ?
Jean-Pierre Léaud
Surtout les maths.
François Chalais
Surtout les maths ?
Et le reste, ça va ?
Jean-Pierre Léaud
Le reste, ça va.
François Chalais
Et maintenant, vous pensez que vous êtes un personnage différent ?
Vous êtes quelqu'un d'autre ?
Jean-Pierre Léaud
Absolument différent du commencement du film.
François Chalais
Vous vous intéressez à des choses auxquelles vous ne vous intéressiez pas avant ?
Jean-Pierre Léaud
Oui.
François Chalais
Lesquelles, par exemple ?
Jean-Pierre Léaud
Entre autres, et surtout, le cinéma, par exemple.
François Chalais
Vous n'alliez pas au cinéma, avant ?
Jean-Pierre Léaud
Avant, j'allais au cinéma.
Seulement, j'allais voir un film pour me distraire et pour voir des images défiler devant mes yeux.
J'allais voir n'importe quoi n'importe où.
Et maintenant, je vais voir des films parce que j'ai entendu dire qu'ils étaient bons ou bien parce qu'ils sont mauvais, justement, pour voir les erreurs, pour me mettre dans le cinéma, quoi.
François Chalais
Et est-ce que ça vous amuse d'être acteur ?
Jean-Pierre Léaud
Oui, ça m'amuse beaucoup.
François Chalais
Est-ce que vous avez envie de continuer ?
Jean-Pierre Léaud
Oui.
François Chalais
Ca vous paraît votre but ?
Jean-Pierre Léaud
Oui. Mais si je ne réussissais pas, si ça se terminait...
Enfin, j'espère rester dans le cinéma...
François Chalais
D'une façon ou d'une autre ?
Jean-Pierre Léaud
D'une façon ou d'une autre.
François Chalais
Faire de la mise en scène ?
Jean-Pierre Léaud
Oui, par exemple.
François Chalais
Et est-ce que vous écrivez ?
Je suis sûr que vous écrivez.
Jean-Pierre Léaud
J'ai écrit une tragédie en alexandrins.
François Chalais
Une tragédie en alexandrins ?
A quel sujet ?
Jean-Pierre Léaud
C'est un sujet qui n'est pas très connu.
Il s'agit de Manlius Torquatus.
J'ai lu ça je ne sais pas où, j'en ai entendu parler.
On devait faire un devoir, au collège, sur des vers, faire une dizaine de vers, au moins.
Moi, j'ai commencé mes dix vers et je n'ai pas pu m'arrêter.
J'ai embrayé et j'en ai fait quatre-vingt-dix.
François Chalais
Qu'est-ce que c'est l'histoire de Manlius Torquatus ?
Jean-Pierre Léaud
Manlius Torquatus, c'est l'histoire d'un consul romain qui a interdit qu'on livre bataille avant son ordre.
Et il y a quelqu'un, un guerrier, qui livre bataille avant son ordre et qui tue l'ennemi.
Mais on apprend ça au consul.
Le consul dit : " Il m'a désobéi, enfin, qu'il soit décapité absolument sans rémission ".
Et il est très vache, quoi.
Et on amène ce guerrier.
A ce moment-là, il s'aperçoit, que c'est son fils.
Alors, c'est le conflit entre le père et le fils.
Et le père, à la fin, il donne la mort à son fils parce qu'il ne peut pas faire autrement.
François Chalais
Mais qu'est-ce qui vous a intéressé, là-dedans, spécialement ?
Les alexandrins ou bien que ça soit un conflit entre un père et un fils ?
Jean-Pierre Léaud
Les deux.