L'École des femmes de Molière, mise en scène de Louis Jouvet

1947
05m 28s
Réf. 00451

Notice

Résumé :

Le 16 mars 1951, Louis Jouvet donne L'École des femmes de Molière au Colonial Theater de Boston. La pièce est enregistrée à cette occasion, en public et en direct. Extrait de l'enregistrement.

Type de média :
Date de diffusion :
1947
Source :

Éclairage

Le compagnonnage de Jouvet et Molière est celui de toute une vie, et le directeur du Théâtre de l'Athénée mit en scène sept pièces de l'illustre dramaturge. Alors qu'il commence sa carrière de metteur en scène et installe sa troupe au Théâtre des Champs Élysées, Jouvet monte La Jalousie du barbouillé en 1925. Il attend ensuite 1931 avant de reprendre prudemment Le Médecin malgré lui au Théâtre Pigalle, une pièce qu'il avait déjà interprétée alors qu'il travaillait avec Jacques Copeau au Vieux Colombier. Ce n'est qu'en 1936, devenu directeur du Théâtre de l'Athénée, qu'il peut enfin se consacrer à la pièce qui lui tient à cœur et qu'il jouera près de 700 fois : L'École des femmes. Au cours de son exil en Amérique latine, qui s'étend de 1941 à 1945, Jouvet donne une nouvelle fois La Jalousie du barbouillé et Le Médecin malgré lui, pièce dans laquelle il continue de jouer le rôle de Sganarelle, et présente L'École des femmes chaque fois que la troupe se trouve en difficulté. Mais il met aussi en scène Le Misanthrope, en 1942, s'y réservant le rôle de Philinte. De retour dans la capitale, il montera Dom Juan en 1947, Les Fourberies de Scapin en 1949, et Le Tartuffe en 1950.

C'est une singulière histoire qui lie Jouvet à L'École des femmes. Devant le jury du concours d'entrée au Conservatoire, où il échoua à trois reprises, il avait présenté chaque fois des extraits de cette pièce. Son projet de la mettre en scène commence à prendre forme lorsqu'il rencontre Madeleine Ozeray, dont il pense qu'elle siera parfaitement au rôle. C'est en effet avec elle qu'il crée la pièce, en 1936, en interprétant Arnolphe. L'enjeu est si profond, pour Jouvet, que le soir de la première il est paralysé par le trac et ne peut entrer en scène. Mais la représentation est un triomphe, et il ne cessera plus de revenir à cette pièce qu'il jouera pendant quinze ans. C'est le 16 mars 1951 que la représentation est enregistrée, en public et en direct, au Colonial Theater de Boston, exactement trois mois avant la mort de Jouvet (voir ce document). On entend dans le document un extrait de la scène 5 de l'acte II, avec les voix de Jouvet et de Dominique Blanchar dans le rôle d'Agnès.

Cette mise en scène fait date dans l'histoire du théâtre, au point que pour célébrer le cinquantième anniversaire de la mort de l'acteur, en 2001, Jacques Lassalle s'est vu proposer de monter la pièce à l'Athénée, en reprenant le décor mythique créé par Christian Bérard. Jouvet offre au public de son époque une lecture nouvelle de L'École des femmes, qui tranche avec l'interprétation plus grave que Copeau en avait faite. Il revient au personnage comique que composait Molière, tout empreint de l'influence de la Commedia dell'arte. En écoutant l'enregistrement, on perçoit le tour très enjoué que Jouvet communique au personnage, qui glousse et pouffe à l'envi, et l'on devine aux rires de la salle les mimiques et les gestes dont il accompagne son jeu. Un article célèbre de Bernard Dort fournit une description détaillée de la composition du comédien : « Jouvet y jouait encore sur la mécanique, sur le pantin. Ce vieillard emperruqué, à tête de clown, couvert de rubans et de fanfreluches, il nous le présentait, d'emblée, comme une marionnette. [...] Puis, progressivement, la marionnette se défaisait, par sursauts, et les rires se figeaient en de longs, douloureux et burlesques hoquets » [1] jusqu'au hurlement final, qui résonne tragiquement. La musique de Vittorio Rieti accentuait le contraste entre l'enchantement des deux jeunes amants et la menace qui plane sur Arnolphe et se précise d'acte en acte. Quant à Christian Bérard, il a imaginé un décor mobile : une maison dont les murs d'enceinte peuvent s'ouvrir pour laisser voir le jardin de la maison d'Arnolphe. Ce décor transformable permet ainsi de conserver l'unité de lieu tout en rendant la situation plus vraisemblable : Agnès ne sort pas dans la rue, tandis que l'accès de la maison est en effet interdit à Horace.

[1] Bernard Dort, « Sur deux comédiens : Louis Jouvet et Jean Vilar », Cahiers Théâtre Louvain, n°37, mars 1979.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

(Silence)
Dominique Blanchar
Voilà comme il me vit et reçut guérison. Vous-même, à votre avis, n'ai-je pas eu raison? Et pouvais-je, après tout, avoir la conscience De le laisser mourir faute d'une assistance? Moi qui compatis tant aux gens qu'on fait souffrir, Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir.
Louis Jouvet
Tout cela n'est parti que d'une âme innocente. Et j'en dois accuser mon absence imprudente, Qui sans guide a laissé cette bonté de moeurs Exposée aux aguets des rusés séducteurs. Je crains que le pendard, dans ses voeux téméraires, Un peu plus fort que jeu n'ait poussé les affaires.
Dominique Blanchar
Qu'avez-vous? Vous grondez, ce me semble, un petit. Est-ce que c'est mal fait ce que je vous ai dit ?
Louis Jouvet
Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites, Et comme le jeune homme a passé ses visites.
Dominique Blanchar
Hélas ! Si vous saviez comme il était ravi, Comme il perdit son mal sitôt que je le vis, Le présent qu'il m'a fait d'une belle cassette, Et l'argent qu'en ont eu notre Alain et Georgette, Vous l'aimeriez sans doute, et diriez comme nous...
Louis Jouvet
Oui, mais que faisait-il étant seul avec vous ?
Dominique Blanchar
Il jurait qu'il m'aimait d'une amour sans seconde, Et me disait des mots les plus gentils du monde, Des choses que jamais rien ne peut égaler, Et dont, toutes les fois que je l'entends parler, La douceur me chatouille, et là dedans remue Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.
Louis Jouvet
O fâcheux examen d'un mystère fatal, Où l'examinateur souffre seul tout le mal ! Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses, Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?
Dominique Blanchar
Oh ! tant ! il me prenait et les mains et les bras, Et de me les baiser il n'était jamais las.
Louis Jouvet
Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ? Ouf !
Dominique Blanchar
Eh ! il m'a...
Louis Jouvet
Quoi ?
Dominique Blanchar
Pris...
Louis Jouvet
Euh ?
Dominique Blanchar
Le...
Louis Jouvet
Plaît-il?
Dominique Blanchar
Je n'ose, Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.
Louis Jouvet
Non.
Dominique Blanchar
Si fait.
Louis Jouvet
Mon Dieu ! non.
Dominique Blanchar
Jurez donc votre foi.
Louis Jouvet
Ma foi, soit.
Dominique Blanchar
Il m'a pris... Vous serez en colère.
Louis Jouvet
Non.
Dominique Blanchar
Si.
Louis Jouvet
Non, non, non, non. Diantre! que de mystère ! Qu'est-ce qu'il vous a pris ?
Dominique Blanchar
Il...
Louis Jouvet
Je souffre en damné.
Dominique Blanchar
Il m'a pris le ruban que vous m'aviez donné. A vous dire le vrai, je n'ai pu m'en défendre.
Louis Jouvet
Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre S'il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.
Dominique Blanchar
Comment ! est-ce qu'on fait d'autres choses?
Louis Jouvet
Non pas. Mais, pour guérir du mal qu'il dit qui le possède, N'a-t-il point exigé de vous d'autre remède ?
Dominique Blanchar
Non. Vous pouvez juger, s'il en eût demandé, Que pour le secourir j'aurais tout accordé.
Louis Jouvet
Grâce aux bontés du ciel, j'en suis quitte à bon compte : Si j'y retombe plus, je veux bien qu'on m'affronte.
(Bruit)
Louis Jouvet
Chut. De votre innocence, Agnès, c'est un effet ; Je ne vous en dis mot. Ce qui s'est fait est fait. Je sais qu'en vous flattant le galant ne désire Que de vous abuser, et puis après s'en rire.
Dominique Blanchar
Oh ! point ! Il me l'a dit plus de vingt fois à moi.
Louis Jouvet
Ah ! vous ne savez pas ce que c'est que sa foi. Mais enfin apprenez qu'accepter des cassettes, Et de ces beaux blondins écouter les sornettes, Que se laisser par eux, à force de langueur, Baiser ainsi les mains et chatouiller le coeur, Est un péché mortel des plus gros qu'il se fasse.
Dominique Blanchar
Un péché, dites-vous ? Mais la raison, de grâce ?
Louis Jouvet
La raison ? La raison est l'arrêt prononcé Que par ces actions le ciel est courroucé.
(Bruit)
Dominique Blanchar
Courroucé ! Mais pourquoi faut-il qu'il s'en courrouce ? C'est une chose, hélas! si plaisante et si douce ! J'admire quelle joie on goûte à tout cela ; Et je ne savais point encor ces choses-là.
Louis Jouvet
Oui, c'est un grand plaisir que toutes ces tendresses, Ces propos si gentils, et ces douces caresses ; Mais il faut le goûter en toute honnêteté, Et qu'en se mariant le crime en soit ôté.
Dominique Blanchar
N'est-ce plus un péché lorsque l'on se marie ?
Louis Jouvet
Non.
Dominique Blanchar
Mariez-moi donc promptement, je vous prie.
Louis Jouvet
Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi ; Et pour vous marier on me revoit ici.
Dominique Blanchar
Est-ll possible ?
Louis Jouvet
Oui.
Dominique Blanchar
Que vous me ferez aise !
Louis Jouvet
Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise.
Dominique Blanchar
Vous nous voulez, nous deux...
Louis Jouvet
Chut... Rien de plus assuré.
Dominique Blanchar
Que. si cela se fait, je vous caresserai!
Louis Jouvet
Eh ! la chose sera de ma part réciproque.
Dominique Blanchar
Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque. Parlez-vous tout de bon ?
Louis Jouvet
Oui, vous le pourrez voir.
Dominique Blanchar
Nous serons mariés ?
Louis Jouvet
Oui.
Dominique Blanchar
Mais quand ?
Louis Jouvet
Dès ce soir.
Dominique Blanchar
Dès ce soir ?
Louis Jouvet
Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?
Dominique Blanchar
Oui.
Louis Jouvet
Vous voir bien contente est ce que je désire.
Dominique Blanchar
Hélas ! que je vous ai grande obligation, Et qu'avec lui j'aurai de satisfaction !
Louis Jouvet
Avec qui ?
Dominique Blanchar
Avec.... Là...
Louis Jouvet
Là... Là n'est pas mon compte, A choisir un mari vous êtes un peu prompte. C'est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt, Et quant au monsieur là, je prétends, s'il vous plaît, Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce Qu'avec lui désormais vous rompiez tout commerce ; Que, venant au logis, pour votre compliment, Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement : Et lui jetant, s'il heurte, un grès par la fenêtre, L'obligiez tout de bon à ne plus y paraître. M'entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin, De votre procédé je serai le témoin.
Dominique Blanchar
Las! il est si bien fait ! C'est...
Louis Jouvet
Ah ! que de langage !
Dominique Blanchar
Je n'aurai pas le coeur...
Louis Jouvet
Point de bruit davantage. Montez là-haut.
Dominique Blanchar
Mais quoi ! voulez-vous...
Louis Jouvet
C'est assez. Je suis maître, je parle; allez, obéissez.
(Bruit)