Pierre HENRY (entretien)

1963
02m 43s
Réf. 00064

Notice

Résumé :

Interview extraite du CD-ROM "La Musique électroacoustique" Ed. Hyptique (2000)

Type de média :
Date de diffusion :
2000
Date d'événement :
1963
Personnalité(s) :
Autres lieux :

Éclairage

Pierre Henry est l’auteur d’une œuvre à la fois abondante (une soixantaine d’opus) et variée; à la fois radicale, rigoureuse et souvent excessive. Il est l’un des pionniers de la musique électroacoustique, qui non seulement contribua auprès de Pierre Schaeffer à la faire naître, mais fut aussi le premier compositeur à s’y investir totalement et à y miser toute son œuvre.

Pierre Henry est né le 9 décembre 1927, à Paris. Fils unique d'un père médecin et mélomane, il passe une enfance et une adolescence relativement solitaires à proximité de la forêt de Sénart.

Ses études musicales sont tout à fait classiques : dix années au Conservatoire de Paris où il a comme professeurs Félix Passerone (percussion), Nadia Boulanger (composition) et Olivier Messiaen (harmonie).

Il commence à composer des œuvres instrumentales dès 1944, et mène, à partir de 1945 jusqu'en 1951, une carrière de musicien d'orchestre (piano et percussion). De cette période datent également ses premières recherches sur des lutheries expérimentales (qui aboutiront, entre autres, à son "invention" du piano préparé, en toute ignorance des travaux antérieurs de John Cage). Sa première musique de film, Voir l'invisible (1948) est entièrement réalisée à partir d'une improvisation de percussions directement enregistrée sur disques souples. Un court-circuitage de la traditionnelle partition qui annonce la démarche concrète.

C'est par le Concert de bruits de Pierre Schaeffer, radiodiffusé en octobre 1948, que Pierre Henry découvre la musique concrète. Il rejoint Schaeffer au Studio d'Essai en 1949. Ils composent ensemble trois œuvres : le court et fameux Bidule en ut (1950), la Symphonie pour un homme seul (1950), qui rendit célèbre la musique concrète et enfin Orphée 51 – remaniée deux ans plus tard en Orphée 53 pour la création de 1953 à Donaueschingen (Allemagne), et dont la création provoqua un scandale... De cette œuvre commune, (plus "schaefférienne" que "henryste") Pierre Henry tirera une pièce autonome en son nom propre, et qui servit de final à la version de 1953 : le Voile d'Orphée. Cette œuvre est de plus, la première pièce électroacoustique à affronter la grande forme (elle dure une trentaine de minutes) et à manier en une écriture de type orchestral des sonorités amples et foisonnantes.

En 1954, Henry est au pupitre de spatialisation pour la création de Déserts de Varèse au Théâtre des Champs-Élysées. Le concert est retransmis à la radio en direct et, pour la première fois, en stéréophonie. Et c'est un autre scandale mémorable...

À partir de 1955, Henry commence à fabriquer et collecter des sons pour sa sonothèque. Cette collection, minutieusement répertoriée, s'augmentera sans cesse au fil des ans. C'est là que l'auteur puise pour ses œuvres, utilisant parfois certains sons très longtemps après les avoir produits. "J'ai tous les bruits, des sons d'animaux, des voix, des cris, ma voix, des sons électroniques et synthétiques, des sons manipulés et transformés par divers procédés (fragmentation, montage, mélange, changement de vitesse, filtrage, etc.). J'enregistre et je fabrique en fonction d'idées précises, de projets d'œuvres, mais aussi de manière gratuite, sans penser à ce que cela deviendra. C'est toute une vie que j'ai derrière moi, avec une multiplicité de possibilités et de richesses que ne sauraient offrir les instruments traditionnels."

1956 est l'année de Haut Voltage, première œuvre "électroacoustique" si l'on entend par là la synthèse des sons concrets, électroniques, vocaux et instrumentaux qu'elle réalise effectivement pour la première fois.

À partir de 1958, Henry quitte le Groupe de Recherches de Musique Concrète (GRMC – qui avait succédé entre temps au Studio d'Essai) et fonde bientôt son propre studio : le studio Apsome. C'est là, désormais, qu'il poursuit non seulement son travail de compositeur, mais également ses recherches acoustiques et électroniques.

1961 : La Noire à soixante, œuvre radicale, monodique, constituée d'un nombre limité de sons traités exclusivement par montage.

1962 : Le Voyage (d'après le Livre des Morts tibétain, ou Bardo Todol), qui évoque, en une musique à la fois rude et épurée, le voyage de l'âme après la mort, jusqu'à sa réincarnation dans un nouveau corps.

1963 : Variations pour une porte et un soupir.Dans les années soixante, Pierre Henry fréquente beaucoup de plasticiens : Yves Klein, Jean Degottex, Georges Mathieu, Arman, Nicolas Schöffer, Vostel, Thierry Vincens. Il travaillera avec certains d’entre eux. Il se compare d’ailleurs lui-même plus volontiers à un sculpteur (ou à un cinéaste) qu’à un compositeur. Le rapport "physique" qu’il entretient avec les sons et les matières sonores est celui d’un plasticien.

1967 : Messe de Liverpool, donnée (dans sa version primitive) au Sigma de Bordeaux en un "concert couché" où tous les auditeurs étaient allongés sur des matelas, et le compositeur seul avec ses machines au milieu d'eux sur un ring de boxe. Un concert-événement comme Pierre Henry les aime, et qu'il renouvellera l'année suivante avec l'Apocalypse de Jean, dont la création au Théâtre de la Musique le 31 octobre 1968 fut suivie d'un concert ininterrompu de 26 heures : ses œuvres alternant avec des extraits de ses catalogues de sons. Le concert se termina, le soir suivant, par la reprise intégrale de l'Apocalypse.

Cette célèbre Apocalypse de Jean est présentée par son auteur comme un "oratorio électronique" d'une durée de près de deux heures, œuvre ample, puissante et contrastée, elle appartient plutôt à la veine "expressionniste" de son auteur, bien qu'elle soit en même temps d'une grande austérité. Le texte, parfaitement intelligible tout au long de l'œuvre, est magnifiquement déclamé par l'acteur Jean Negroni.

1967 est aussi l'année de la Messe pour le temps présent (pour un ballet de Maurice Béjart), dont les jerks électroniques deviennent rapidement des "tubes". Cette rencontre avec la musique Pop sera poursuivie avec Ceremony en 1971, réalisée en collaboration avec le groupe anglais Spooky Tooth.

C'est à partir de cette époque que ses droits d'auteur lui permettent de se consacrer exclusivement à la création musicale.

En 1969, l'édition discographique de l'Apocalypse de Jean reçoit le Grand Prix du disque de l'Académie Charles Cros.

1970 : Fragments pour Artaud, sur des textes du poète et avec la voix du poète lettriste François Dufrêne; Mouvement-Rythme-Étude, et Gymkhana : pièce composée en multipiste à partir de sons instrumentaux.

1971 : Mise en musique du Corticalart (l'art du cortex). Sur un principe imaginé par Roger Lafosse, Pierre Henry improvise en public à partir des ondes électriques de son cerveau. Ces ondes, captées par des électrodes sont converties en sons, en direct, par le biais de générateurs électroniques. Les premières versions de ces improvisations se déroulent au Musée d'Art Moderne où elles attirent beaucoup de monde.

1973 : Kyldex, spectacle cybernétique et lumino-dynamique conçu autour de l'univers du sculpteur Nicolas Schöffer.

1975 : Futuristie, hommage audiovisuel à Luigi Russolo, théoricien des bruitistes italiens du début du siècle. À travers cet hommage, cette œuvre est une célébration de la musique concrète, un "festin de sons concrets", réalisée en multipiste.

1977 : Dieu, musique et adaptation du poème de Victor Hugo.

1979 : Dixième Symphonie de Beethoven, composée en collaboration avec Bernard Bonnier, à partir de cellules empruntées aux neuf symphonies de Beethoven. Cette œuvre fut créée en octobre 1979 au studio du Beethovenhalle de Bonn.

1980 : Noces chymiques, rituel féerique d'après le récit de l'alchimiste du XVIIe siècle Jehan Valentin Andreae.

1982 : Pierres réfléchies.

En 1982, création de l'Association SON/RE (Son et Recherche électroacoustique), rue de Toul, à Paris. Son studio s'enrichit d'un nouvel équipement avec l'aide et le soutien du Ministère de la Culture et de la Ville de Paris.

1985 : Hugosymphonie (terre, air, feu et eau), symphonie cosmique d'après Victor Hugo.

1987 : Le Livre des Morts égyptien, commande de l'Ircam.

1996 : Intérieur/extérieur, série de concerts pour 40 personnes, chez le compositeur.

1999 : La 10ème remix, spectacle à La Cigale à Paris.

Pierre Henry a beaucoup travaillé pour la danse, et en premier lieu pour Maurice Béjart, qu'il a rencontré dès 1955. De leur collaboration sont nés une quinzaine de ballets, dont : Symphonie pour un homme seul (1955), Haut Voltage (1956), Orphée (1958), Le Voyage (1962), Variations pour une porte et un soupir (1963), La Reine verte (1963), Messe pour le temps présent (1967), Nijinsky, clown de Dieu (1971, sur la musique de Mouvement-Rythme-Étude). Mais il a travaillé également avec d'autres chorégraphes comme Carolyn Carlson, Merce Cunningham, Georges Balanchine, Alwin Nikolaïs, Maguy Marin.

Pierre Henry est également un grand cinéphile. Il a composé un grand nombre de musiques de films, notamment pour deux films muets de la fin des années vingt : L'Homme à la caméra de Dziga Vertov (1993) et Berlin, Symphonie d'une grande ville de Walter Ruttmann (1988).

Enfin, Pierre Henry a réalisé plusieurs œuvres radiophoniques dont Les Chants de Maldoror, d'après Lautréamont, en 50 épisodes (1991) et Notations sur la Fontaine, en 20 épisodes (1995).

Transcription

Pierre Henry
Je me souviens effectivement que cette symphonie qui a été réalisée à ce moment là sur disque souple, puisque le magnétophone n'existait qu'à fil, c'étaient des magnétophones amateurs. Je pense que peut-être dans certains pays comme les Etats-Unis le magnétophone existait déjà, mais en tout cas en France, il n'y avait que des disques. Bien. Alors, c'était déjà un problème de faire un concert avec des disques parce qu'il fallait que les enchaînements soient synchrones. Il fallait donc une certaine habilité qu'avait par exemple Jacques Poulain qui était notre ingénieur et souvent notre inventeur de procédés sonores, de procédés concrets. L'exécution, la première exécution de cette oeuvre a été donnée à l'Ecole Normale avec deux grands plateaux de disque, deux tourne-disques, très larges. Il y avait des disques assez grands, mais qui s'enchaînaient d'une façon synchrone et donc un peu comme des bobines dans une salle de projection. Il y a plusieurs bobines et on ne sent pas... il n'y a pas d'interruption. Alors il y avait deux haut-parleurs, aussi. C'étaient des haut-parleurs je pense qui venaient de chez Charlin. C'étaient des haut-parleurs qui en comprenaient plusieurs. C'était pas mal. Et puis le public est venu très nombreux, parce qu'effectivement, musique concrète, c'était une appellation aussi étrange et aussi magique que le mot surréalisme. Je pense que c'était vraiment la naissance d'un mouvement, d'un avant-gardisme. Les musiciens traditionnels, classiques sont venus très nombreux et ont beaucoup apprécié, beaucoup plus que le grand public qui à ce moment là était très académique. On a eu la chance d'avoir des gens comme Henri Barreau qui était à ce moment là directeur, un des grands directeurs de la radio, qui nous a soutenus et qui nous a permis de continuer après la symphonie, de continuer donc des séances au club d'essai et qui nous a donné des heures d'antenne assez conséquentes.