Traité des Objets Musicaux

01 janvier 1967
08m 20s
Réf. 00204

Notice

Résumé :

Pierre Schaeffer commente la parution du Traité des Objets musicaux dans l'émission Lectures pour tous. Les fondamentaux de l'expérimentation musicale.

Type de média :
Date de diffusion :
01 janvier 1967
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Éclairage

Pierre Dumayet interroge Pierre Schaeffer sur son livre Traité des objets musicaux qui vient de paraître aux éditions du Seuil.

Pierre Schaeffer parle de ses rapports avec la musique et distingue son goût pour la musique classique de son parcours qui le conduit aujourd'hui à travailler dans la musique concrète.

Il pratique l'art d'expérimenter sur des matériaux qui servent à faire de la musique. Il pose ainsi les doutes qui sont au coeur de son livre : la musique est-elle un art et/ou une science ? Elle combine des nombres tout en étant un moyen d'expression de l'âme. La musique est en relation étroite avec l'humanisme.

Transcription

Pierre Schaeffer
(Musique)
Pierre Dumayet
Traité des objets musicaux par Pierre Schaeffer aux éditions du Seuil. Pierre Schaeffer quels ont été, quels sont vos rapports avec la musique depuis 30 ans ?
Pierre Schaeffer
Ce sont des rapports anciens, parce que je suis entré à la RTF il y a hélas une trentaine d'années comme... pour m'occuper de l'acoustique et comme j'étais d'une famille de musiciens je joignais là l'atavisme avec des soi-disant compétences techniques.
Pierre Dumayet
Il y a eu la musique concrète.
Pierre Schaeffer
Ah, la musique concrète c'est un accident grave, d'ailleurs, qui est arrivé il y a une quinzaine d'années. Parce qu'à force de manipuler les microphones, des tourne-disques et des décors de bruit, dans la grande époque de la radio, la radio était devenue un art, je m'étais intéressé au son en tant que tel, au bruit comme matériau possible d'une construction, et c'est là que je suis rentré comme par mégarde dans le domaine musical.
Pierre Dumayet
Pourquoi vous dites que c'est un accident, que ça a été un accident ?
Pierre Schaeffer
Ca a été un accident assez grave parce que j'aimais beaucoup la musique. Et la musique concrète m'est arrivée dessus comme une sorte de malheur, parce qu'au fond je détestais la musique concrète, j'adorais Bach. Et la mise ensemble de sons horribles et grinçants ne m'a pas du tout plu, de sorte que je suis, je crois, pour les gens un grand malentendu. Je suis quelqu'un qui est un espèce de révolutionnaire de la musique, qui est un bruiteur et finalement je déteste ça, je déteste plus encore tout ce qu'on a fait depuis.
Pierre Dumayet
Objets musicaux pourquoi ?
Pierre Schaeffer
Objets musicaux parce que dans cet amour que je ressentais pour la musique et la plus classique et dans ces trouvailles obligées des manipulations en studio, j'ai fini par devoir faire une synthèse et je me suis détourné à ce moment là de la musique concrète en tant que oeuvre à construire. Encore qu'il y ait des choses intéressantes à y faire, comme la Symphonie pour un homme seul, qu'ils ont faite avec Pierre Henry, ou Orphée, qui étaient des moments assez passionnants de notre carrière. Mais je pensais que le studio était un endroit tout à fait exceptionnel, le studio de radiodiffusion, pour expérimenter sur la musique et nous avons appelé ça avec quelques camarades, dont Jacques Poulin, Coupigny et autres, la musique expérimentale c'est un laboratoire où on expérimente enfin sur le musical et le son.
Pierre Dumayet
Par exemple.
Pierre Schaeffer
Bien, vous savez que les physiciens, les acousticiens expérimentent sur le son qu'ils appellent pur. Ce sont des vibrations électroniques qu'ils mesurent, les acoumètres mesurent les réponses de l'oreille à ce son pur, et ça fait un petit monde, le petit monde des physiciens. D'autre part, il y a le petit monde des musiciens, ils font des notes et maintenant ils sont en relation avec les machines à calculer, comme vous savez, où ils confient leur comptage de notes aux machines à calculer. Mais entre les deux il y a un vide. Ce vide c'est le son, c'est le son que nous entendons vous et moi. Et si on prend le soin dans un studio de radiodiffusion qui est équipé comme un autre, si on prend le soin d'enregistrer une note de piano, un son de voix, un son de hautbois, on obtient de l'autre côté une bande magnétique sur laquelle ce son se déroule. On a donc un objet sur lequel on peut manipuler, on peut le couper, on peut en faire l'anatomie, on peut le ralentir. Toutes ces manipulations qui consistent à savoir ce que c'est qu'un son et bien entendu ce que ce son nous fait lorsqu'il entre dans notre oreille, lorsqu'il est comparé à d'autres sons, c'est ça que nous appelons la musique expérimentale. C'est l'art d'expérimenter sur les matériaux qui servent à faire la musique. C'est une chose qui manquait tout à fait et c'est à ça que répond le Traité des objets musicaux. C'est le compte-rendu de ces expériences.
Pierre Dumayet
Vous dites personne ne connaît rien à la musique.
Pierre Schaeffer
J'ai été jusqu'à dire ça, et je pense qu'au bout de 700 pages, on peut conclure, l'auteur peut conclure sur son propre thème qu'il ne connaît rien à la musique. Je pense que lorsqu'on découvre une très grande approche non seulement d'une science mais d'un art comme est à la fois la musique. Le premier des constats, et d'autres grands prédécesseurs l'on fait, un certain Descartes à un certain moment a installé le doute systématique, je désire, moi, installer le doute systématique sur le musical et en donner donc des preuves et donner une méthode d'approche. Je vais vous donner quelques exemples. Dans ces sons que vous possédez sur la bande, mettons un son de piano, on vous apprend qu'un son de piano, on attaque et puis ça résonne, alors vous vous dites, l'attaque est au début. Prenez une paire de ciseaux, coupez le début de la bande, repassez ce qui reste, vous entendez toujours l'attaque, alors l'attaque, elle n'est pas au début, elle est partout. C'est une petite difficulté. Et les gens qui écoutent du matin au soir la radio sur transistor, est-ce qu'ils se doutent que dans tout ce qu'ils entendent, une brave symphonie de Beethoven, aucune des notes graves n'existe dans leur transistor ? Car le transistor ne passe aucun son dans le milieu du grave du piano, or il y a des tas de sons qui existent dans la symphonie qu'ils entendent. Et ces sons n'existent pas parce que les haut-parleurs des transistors sont trop petits, ce son n'est pas là physiquement, ils l'entendent musicalement. Il y a là quelque chose qu'on n'explique dans aucun conservatoire et dans aucune faculté. C'est pourtant un phénomène énorme. Bon, si on travaille sur ces sons enregistrés, on aperçoit alors, on peut devenir une sorte de prestidigitateur. Donnez-moi un son de flûte, je vous fabrique un son de piano, donnez-moi un son de hautbois, je vous fabrique un son de clavecin.
Pierre Dumayet
Vous avez parlé d'art et de science tout à l'heure à propos de la musique et j'ai l'impression que l'attitude que vous avez est plus une attitude de curiosité qu'une attitude propre à l'artiste.
Pierre Schaeffer
Ecoutez, l'attitude de curiosité c'est l'attitude scientifique par excellence, n'est-ce pas. Et la difficulté, c'est que nous sommes à une époque, paraît-il, de renouvellement, ce renouvellement n'a pas été jusqu'à bouleverser les notions d'art et de science. Alors la musique est-elle un art, la musique est-elle une science ? C'est l'énigme de la musique qui éveille cette curiosité dont vous parlez. La musique est quelque chose de bizarre, pour les uns ce sont des chiffres, et on va jusqu'à dire que la musique est donc un art de combiner des nombres, depuis Pythagore c'est connu jusqu'au computer. Et d'autre part, la musique c'est l'art, l'expression de l'âme, c'est romantique, c'est romanesque et Scherchen faisait ça quand il parlait de musique avec un certain mépris d'ailleurs. Donc, qu'est-ce que c'est que cette chose qui est à la fois une science rigoureuse, et le sentiment le plus religieux par exemple, comme dans Bach, ça mérite vraiment la curiosité. Je pense que, pour approcher cette chose qui est à la fois un art et une science, il faut une méthode nouvelle, et cette méthode nouvelle consiste à tenir ferme des deux bouts l'expérimentation du physicien en laboratoire et l'expérimentation du psychologue et du psychosociologue dans des groupes d'écoute, et des groupes d'écoute qui ne sont pas des robots, qui sont des êtres pensants et sensibles. C'est ça qui fait l'intérêt de la musique. Et je crois d'ailleurs que le grand intérêt d'une approche musicale, c'est aussi une approche linguistique et en quelque sorte philosophique. Parce que ce qu'il y a de plus curieux dans la musique, c'est non seulement ses relations entre le sentiment et l'intelligence. C'est aussi sa relation avec l'humanisme en général. Est-ce que la musique est quelquechose de si universel, comme on le dit souvent ? Ou est-ce que c'est quelquechose de si particulier qu'il n'y a rien à voir entre la musique japonaise, la musique du XVIIIe siècle ou la musique du jerk ? Les énigmes qu'on peut se poser, ce qu'on retrouve d'ailleurs en rouvrant le Littré au mot «entendre» : on s'aperçoit qu'«entendre», ça veut dire intention, et que l'intention d'entendre, c'est à la fois ce que je choisis dans ce que j'entends, et ce que je suis obligé d'entendre parce que le monde extérieur me le propose.
Pierre Dumayet
Je vous remercie, Pierre Schaeffer. Traité des objets musicaux aux éditions du Seuil.
(Musique)