Parcours thématique

Le renouveau de l'opéra baroque

Alain Perroux

Introduction

Dans l'histoire des pratiques d'exécution musicale, les modes se succèdent et ne se ressemblent guère, tant elles sont nombreuses et imprévisibles. Au cours du XXe siècle, le phénomène le plus marquant dans ce domaine a sans doute été la redécouverte de tout un pan négligé du répertoire ancien, ce que l'on appelle « musique baroque », ainsi que de la manière d'interpréter les œuvres appartenant à ce style, en essayant de renouer le plus fidèlement possible avec les pratiques de l'époque qui les a vues naître. La redécouverte des instruments anciens, de la manière d'en jouer, de la façon d'interpréter au sens propre une partition (en adoptant des phrasés et des types de jeu adéquats, oubliés depuis l'époque en question) est allée de pair avec la redécouverte des œuvres vocales et scéniques qui constituent une part non-négligeable de ce répertoire.

Quelques définitions

Qu'entend-ton par « musique baroque » ?

La dénomination de « baroque » est couramment utilisée aujourd'hui pour désigner les œuvres de musique dite « savante » composées en Europe entre 1600 et 1750. Ces dates n'ont pas été choisies au hasard : le passage du XVIe au XVIIe siècles correspond à la naissance de l'opéra, rendue possible par l'invention du «recitar cantando», soit un type de chant monodique extrêmement souple et expressif, accompagné d'accords déployés librement sur la ligne de basse, désormais fondement de tout édifice musical - ce que l'on appelle la « basse continue ». L'an 1750 est marqué par la mort de Jean-Sébastien Bach, avec laquelle cette époque se clôt.

On a pu désigner aussi cette période de 150 ans comme « l'ère de la basse continue », car ce principe-même est un des traits communs à toutes les partitions composées dans les pays européens et dans les différents genres pendant ce siècle et demi où l'on note par ailleurs de grandes disparités de styles et des évolutions notables. Pour en rester aux considérations générales, on peut dire de la musique baroque qu'elle reflète la profonde instabilité, la grande théâtralité, le goût des contrastes violents et le sentiment de fugacité des choses que l'on retrouve dans la peinture et la poésie de cette période.

Le mot « baroque » lui-même, d'origine portugaise et appliqué après coup à la sphère artistique, désigne une perle de forme irrégulière.

Les singularités de l'opéra baroque

Il va sans dire que les caractéristiques énumérées ci-dessus font de l'opéra un lieu de déploiement idéal de la pensée baroque. Que ce soit par sa théâtralité de tous les instants, son hyper-expressivité ou sa propension à confronter de vifs contrastes, la musique baroque est éminemment dramatique. De fait, le début de la période baroque coïncide avec l'invention de l'opéra dans les académies florentines au crépuscule du XVIe siècle (1597 : création de La Dafne de Jacopo Peri; 1600 : création de l' Euridice du même auteur).

A l'origine, l'opéra est né de la volonté des artistes et intellectuels florentins de ressusciter la tragédie antique, dont on savait qu'elle était déclamée dans une sorte de chant mêlé de chœurs et de danses. C'est la raison pour laquelle les premières tentatives d'opéra empruntent leurs sujets à la mythologie antique et leur structure à celles des grandes tragédies grecques. L'Orfeo de Claudio Monteverdi, créé en 1607 à Mantoue, est le premier chef-d'œuvre du genre. Bientôt l'on donne des opéras à thème biblique à Rome, puis les premiers théâtres privés ouverts à Venise se saisissent du genre dont ils exaltent la théâtralité tragi-comique.

Au cours du XVIIe siècle, l'opéra italien va progressivement conquérir les autres pays d'Europe. En France notamment, on importe quelques spectacles avant que Mazarin ne commande un ouvrage lyrique au Vénitien Francesco Cavalli pour célébrer le mariage de Louis XIV, en 1662. Dix ans plus tard, Jean-Baptiste Lully prend la tête de l'Académie royale de musique pour laquelle il compose des « tragédies lyriques », forme d'opéra français qui se distingue de l'opéra italien par beaucoup d'aspects. Après Lully viendront Marc-Antoine Charpentier, André Campra et surtout Jean-Philippe Rameau. En Angleterre, John Blow et Henri Purcell écrivent des opéras aux formes modestes ainsi que de vastes spectacles mêlant des «masks» théâtraux à des divertissements chantés et dansés.

A la fin du XVIIe siècle, un mouvement réformateur dont le chef de file est le librettiste Apostolo Zeno provoque la séparation des genres bouffe et tragique. C'est ce dernier, appelé «opera seria», qui va dominer les scènes de toutes l'Europe (à l'exception de la France) au XVIIIe siècle. Les castrats italiens y triomphent, qui y tiennent les rôles de héros. Bien que très contraignante dans ses structures musico-dramatiques, la forme de l' opera seria connaîtra une exceptionnelle longévité, notamment parce qu'elle est soutenue par les souverains qui y trouvent le moyen de promouvoir l'image du « despote éclairé » - figure effectivement mise en scène par le plus grand librettiste du siècle, Pietro Metastasio, dont les livrets sont mis en en musique par un nombre incalculable de compositeurs différents. Les auteurs d' opera seria les plus populaires à l'époque (Jommelli, Hasse, Vinci) sont aujourd'hui méconnus, mais les plus talentueux continuent d'être joués de nos jours : Antonio Vivaldi, et surtout Georg Friedrich Haendel.

Comment l'opéra baroque a été redécouvert

Les pionniers

Après la période «baroque», sont venues les périodes «classique» puis «romantique» qui, à quelques exceptions près, se souciaient peu de la musique écrite auparavant. Les auditeurs des XVIIIe et XIXe siècles réclament en effet du nouveau, et l'idée de «répertoire» ne concerne que les œuvres d'une époque très restreinte, qui ne remonte guère au-delà de Gluck, soit les années 1760-70.

Au tournant du XIXe et du XXe siècles toutefois, quelques musiciens allemands et français s'intéressent à l'opéra des XVIe et XVIIe siècles, et ils en proposent des reconstitutions. A Paris, c'est notamment dans le cadre de la Schola Cantorum que des compositeurs influents comme Vincent d'Indy, Camille Saint-Saëns ou Paul Dukas vont tenter de reconstituer L'Orfeo de Monteverdi ou le Dardanus de Rameau. En Allemagne, c'est au début du XXe siècle que l'on remet au goût du jour les opéras de Haendel. Mais la plupart des codes d'interprétation de cette musique ancienne ont été perdus.

Après la guerre, on redécouvre très progressivement les ouvrages lyriques de Haendel ou Rameau, dont les rares mises à l'affiche font figure de curiosité. C'est ainsi que l'Opéra de Paris exhume Les Indes Galantes de Rameau, son directeur d'alors Maurice Lehmann ayant perçu le caractère divertissant et festif de cet ouvrage exigeant de nombreux costumes et des décors spectaculaires.

 <i>Les Indes Galantes</i> de Rameau mises en scène par Maurice Lehmann à l'Opéra de Paris

Les Indes Galantes de Rameau mises en scène par Maurice Lehmann à l'Opéra de Paris
[Format court]

A l'occasion d'une interview, Maurice Lehmann tente d'analyser le succès durable qu'a connu sa production des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau créée en 1962 à l'Opéra de Paris. Il explique ce succès par le fait qu'il s'agissait d'un grand divertissement adressé à un public populaire. Ses propos sont illustrés de croquis de décors et de costumes.

19 nov 1972
03m 24s

Par la suite, la France redécouvrira Platée du même Rameau, ouvrage atypique, à la fois comique et grinçant, que le Festival d'Aix-en-Provence exhume dès 1956 avec le ténor Michel Sénéchal, lequel chantera ensuite le rôle dans de nombreux théâtres.

 Michel Sénéchal dans le rôle-titre de <i>Platée</i> de Rameau    

Michel Sénéchal dans le rôle-titre de Platée de Rameau    
[Format court]

Dans cet extrait d'une captation de Platée au Palais Garnier (Opéra de Paris), l'on assiste à l'entrée en scène du personnage-titre, nymphe ridicule devant être interprétée par un ténor aigu en travesti, en l'occurrence Michel Sénéchal, dont le nom demeure associé à la redécouverte de ce chef-d'œuvre de Jean-Philippe Rameau.

09 juil 1977
04m 22s

Les nouvelles générations dans l'après-guerre

Il faudra l'énergie et la conviction d'une nouvelle génération dans l'après-guerre pour transformer ces expérimentations ponctuelles en véritable mouvement de redécouverte, dans le souci constant de renouer avec les pratiques d'exécution de l'époque, gage d'une plus grande authenticité.

Dès la fin des années 50, le violoncelliste allemand Nikolaus Harnoncourt fonde à Vienne un orchestre d'instruments anciens, le Concentus Musicus, avec lequel il part à la redécouverte de Bach, notamment. Rejoint par le claveciniste Gustav Leonhardt, tous deux vont se lancer dans l'enregistrement intégral des cantates du Cantor de Leipzig. Si Leonhardt demeurera toute sa vie un homme des formes religieuses, de chambre et de concert, Harnoncourt va se tourner régulièrement vers l'opéra. Dans les années 70, il dirige à l'Opéra de Zurich un cycle Monteverdi qui fait époque.

En Angleterre, le chef John-Eliot Gardiner explore pour sa part les œuvres de Purcell et Haendel, mais il se spécialise aussi dans l'opéra baroque français dont il est friand. Il fait d'ailleurs ses débuts en France en 1983 en dirigeant la création mondiale des Boréades, dernier opéra de Rameau qui avait été déprogrammé après la mort du compositeur et jamais créé depuis. Il reviendra au Festival d'Aix-en-Provence pour diriger un autre chef-d'œuvre de Rameau : Hippolyte et Aricie .

 La création des <i>Boréades</i> de Rameau à Aix-en-Provence

La création des Boréades de Rameau à Aix-en-Provence
[Format court]

A Aix-en-Provence en 1982, le chef d'orchestre John-Eliot Gardiner présente Les Boréades comme le chef d'œuvre testamentaire de Rameau. C'est la première fois que l'ouvrage est donné sur scène. Un extrait de la fin de l'acte IV dévoile quelques images de la production mise en scène par Jean-Louis Martinoty.

21 juil 1982
04m 41s
 <i>Hippolyte et Aricie</i> de Rameau au Festival d'Aix-en-Provence

Hippolyte et Aricie de Rameau au Festival d'Aix-en-Provence
[Format court]

A Aix-en-Provence, on répète le premier chef d'œuvre lyrique de Jean-Philippe Rameau : Hippolyte et Aricie. Entre quelques images de répétitions, le metteur en scène Pier Luigi Pizzi parle du style baroque, le chef d'orchestre John Eliot Gardiner évoque la difficulté de jouer Rameau en renouant avec les instruments d'époque et Jessye Norman, interprète de Phèdre, fait part de ses impressions.

16 juil 1983
04m 36s

Mais la date la plus marquante dans la redécouverte du répertoire baroque français reste celle de 1988, lorsque le chef français d'origine texane William Christie dirige des représentations d' Atys de Lully dans une mise en scène de Jean-Marie-Villégier. Cette série, qui connaîtra plusieurs reprises jusqu'à une «reconstruction» en 2012, marque le début de la redécouverte de l'opéra lullyste. C'est aussi la preuve éclatante que ces « exhumations » d'œuvre du passé peuvent constituer de passionnantes aventures théâtrales.

<i>Atys</i> de Lully et Quinault

Atys de Lully et Quinault
[Format court]

Encadrant une interview du metteur en scène Jean-Marie Villégier, qui évoque les rapports complexes du classicisme français avec le baroque européen dont il se nourrit et se démarque à la fois, extraits de l'opéra : acte III, scène 4 (air du sommeil) et acte V, scène 6 (mort d'Atys et chant de Cybèle).

19 mar 1990
04m 16s

A ces glorieux aînés succédera une nouvelle génération de musiciens dont les chefs de file sont René Jacobs, Marc Minkowski, Christophe Rousset, Fabio Biondi, Emmanuelle Haïm et tant d'autres. Ceux-ci iront toujours plus loin dans l'exploration du répertoire baroque tout en diversifiant les approches, prouvant que même à l'aune des « interprétations d'époque », le geste interprétatif demeure à chaque fois singulier.

Pour aller plus loin