Parcours thématique

Les soldats de l'image en Indochine

Delphine Robic-Diaz

Introduction

La première « couverture » en images fixes (photographies) et animées (films) d'un conflit par l'armée française date de la création des Sections Photographiques et Cinématographiques des Armées (SPCA) en 1915 (dissoutes en 1919). Après un demi-siècle d'une existence tourmentée par les rebonds de l'Histoire, le Service Cinématographique des Armées (SCA) opère également en Indochine dès le début des combats, mais ce n'est véritablement qu'à partir de 1951 avec l'arrivée du Général de Lattre de Tassigny en tant que Haut-Commissaire, commandant en chef en Extrême-Orient, que les opérateurs prennent une importance stratégique dans le conflit. De Lattre fait du Service Presse Information (SPI), créé en juin 1950, une arme de guerre pour réaliser d'importantes opérations de propagande, là où avant lui il ne s'agissait guère que de communiquer avec l'opinion publique.

De futurs grands noms du cinéma servent au sein de cette unité spéciale comme Pierre Schoendoerffer ou Raoul Coutard. La plupart y apprennent leur métier de reporter, de cinéaste, de photographe. Certains trouvent également la mort en cherchant à saisir l'instantané du danger.

La guerre d'Indochine sur grand ou petit écran

Toutes les images officielles qu'il nous reste aujourd'hui des combats de la guerre d'Indochine sont forcément, fatalement, prises par l'un de ces opérateurs. Ils opéraient le plus souvent en binôme : un photographe et un cameraman. Leurs images étaient ensuite filtrées, contrôlées par leur hiérarchie, et en particulier les services en charge de la propagande, avant d'être mises à la disposition des journaux et des magazines d'Actualités filmées. Il existait à l'époque plusieurs sociétés produisant ces Journaux en images animées, toutes s'alimentaient auprès de la même source, l'Armée, taillaient dans les rushes (images tournées à l'état brut, sans effet de montage autre que les coupes opérées par la censure) les sujets qu'elles projetteraient en salle.

Ce dispositif très encadré en amont conduit à deux constats : tout d'abord, si les images étaient strictement sélectionnées avant d'être mises à disposition, il régnait en revanche une certaine indifférence quant à leur retour à l'envoyeur ; là où le SCA aurait dû se voir restituer pour conservation le matériel d'origine après utilisation, les maisons d'Actualité n'ont que rarement pris la peine de retourner les rushes une fois les sujets montés et commentés. Ce simple fait explique qu'il peut aujourd'hui manquer des images tournées par les opérateurs à l'époque (pour des raisons patrimoniales, il est toujours plus sûr de conserver plusieurs copies d'un document filmique, ainsi si une copie est endommagée, il est toujours possible de consulter le document initial, au besoin en utilisant un composite de plusieurs copies ; à l'inverse quant il n'existe plus qu'une seule copie toute détérioration est irrémédiable et explique que certains films aient disparu au fil du temps). Deuxième constat : si les images projetées en salle faisaient l'objet d'un encadrement très contrôlé, il n'en est pas de même des images constituant les Journaux Télévisés. La télévision, au début des années 1950, est un média débutant. Rares sont les foyers équipés. L'Armée est donc moins attentive à la diffusion des images de la guerre via ce biais. Il existait ainsi deux catégories de cameramen : ceux qui filmaient pour les Actualités cinématographiques destinées aux salles de cinéma et ceux qui filmaient pour les Journaux Télévisés. Le dispositif de censure étant plus balbutiant sur les seconds ; il a pu arriver que Cognac-Jay ait à disposition des sujets interdits en salle ou anticipe de plusieurs jours l'actualité retransmise sur grand écran. En effet, là où les images filmées pour le cinéma passaient par un long circuit de vérification qui faisait prendre en général près d'une semaine de retard à la transmission des événements auprès de l'opinion publique, les images tournées pour la télévision transitaient par un canal de quelques jours, le temps nécessaire à l'envoi des bobines en Métropole.

Le Service Presse Information (SPI)

Le SPI a une double mission : informer la Métropole et informer les troupes. Ces reporters ont donc des instructions très précises sur l'image qu'ils doivent renvoyer des combats et des combattants. Par exemple, il leur est demandé de privilégier trois types de « photos de guerre » :

  • les photos d' « action » : « ce ne sont pas forcément des photos de combat. Ce qu'il ne faut pas, en règle générale, c'est prendre des natures mortes ; il faut du mouvement : chars en train de franchir des obstacles, troupes dans la boue, hommes en équilibre sur une diguette, canons qui tirent, etc... » ;
  • les photos d' « expression » : « il faut montrer la fatigue, la peine, la joie des troupes pendant ou après l'action. Penser toujours à produire le choc psychologique :
  • les photos « pittoresques » : mettant en relief les populations d'Indochine avec leurs caractéristiques et en général le cadre dans lequel vivent les soldats de l'Union française ».

(citations extraites de la « Note pour les reporters » écrite par le Capitaine Frois, Chef du Service Presse-Information à Saïgon en juillet 1951, archives du Service Historique de la Défense, SHD).

Les mêmes consignes s'appliquent bien sûr aux prises de vues des cameramen (dit « cinéastes » à l'époque) du SCA (Service Cinématographique des Armées) qui opèrent en Indochine dans le cadre du SPI. S'ajoutent à cette ligne éditoriale militaire les contraintes du terrain et surtout celles de la technique. Pour filmer, il faut la plupart du temps fermer un œil et coller l'autre au viseur de la caméra. Durant les prises de vues, les opérateurs sont donc extrêmement vulnérables puisqu'ils ne peuvent plus assurer leur sécurité par une vigilance minimale sur leur environnement. De la même manière, le matériel de tournage employé en Indochine est rudimentaire. Les caméras sont allemandes (Arriflex, prises de guerre lors de la Libération), puis américaine (Bell et Howell). Elles ont des magasins très courts, ce qui oblige les opérateurs à être non seulement très réactifs, mais également souvent à se mettre en danger pour impressionner sur la pellicule l'essence de l'action en cours. Les batteries ont également des capacités limitées. Amenés à se déplacer avec les troupes, les cameramen ne peuvent pourtant se permettre d'emporter dans leur barda un excédent de pellicules ou de batteries, car leur poids est rédhibitoire. Ainsi Georges Kowal trouve-t-il la mort en 1952 ; alors qu'il est projeté par une déflagration, la tête en avant, dans une rizière, le poids de son matériel sur son dos l'empêche de se relever et il périt noyé. Georges Kowal est ainsi le premier d'une série de décès, disparitions et blessures qui viennent émailler l'existence du SPI en Indochine. Il est l'auteur de nombreuses images illustrant le conflit, notamment un film portant sur la bataille du Tonkin qu'il réalise avec deux autres opérateurs du service, Lucien Millet et Gérard Py, film dont les cartons introductifs annoncent : « Les images de ce film sont des documents authentiques pris sur les lieux mêmes de l'action. L'un des cinéastes, Georges Kowal, a été tué sur le champ de bataille du Tonkin, le 20 février 1952 ».

L'Extrême-Orient et les Américains

L'Extrême-Orient et les Américains

La guerre de Corée a éclaté le 25 juin 1950, opposant en apparence les deux Corées, et plus profondément, le bloc occidental et le bloc soviétique. Les troupes nord-coréennes ont franchi le 38e parallèle pour envahir la Corée du Sud. Devant l'intensité des combats, l'Organisation des Nations Unies demande une intervention internationale. Les Etats-Unis s'impliquent dans le conflit et font de nombreux prisonniers nord-coréens.

1950
04m 27s
Le général de Lattre de Tassigny

Le général de Lattre de Tassigny

Après l'attaque virulente du Viêt-minh en octobre 1950 dans le Tonkin, la situation appelle des mesures d'urgence : le redressement est entamé par le général de Lattre de Tassigny (batailles de Vinh Yen et de Hoa-Binh). Les images, comme les discours du général de Lattre, retracent ces événements.

11 déc 1952
01m 45s

Pierre Schoendoerffer a souvent raconté que l'idée de s'engager au sein du Service Cinématographique des Armées pour partir en Indochine lui est venu en lisant un article du Figaro annonçant la mort de Georges Kowal. Là où beaucoup auraient vu dans cette nouvelle un lourd présage, Schoendoerffer y lit une perspective d'avenir. Il veut faire du cinéma, mais aucune porte parisienne ne s'ouvre à lui. Il décide donc de suivre le modèle de Kowal et de partir à l'autre bout du monde, en Indochine, pour faire son apprentissage de cinéaste. Il définit sur le terrain son approche, sa vision de la guerre, une guerre à hauteur d'homme sans effet de style ni recherche esthétique tapageuse. Ce qui compte avant toute chose pour le reporter comme, plus tard, pour le réalisateur, c'est la vérité de l'instant, la réalité du vécu. La caméra est un moyen d'expression qu'il expérimente déjà lorsqu'il couvre avec André Lebon la bataille de Na San.

Na San, une bataille dans la jungle

Na San, une bataille dans la jungle

En automne 1952, le pays thaï est investi par le Viêt-minh. Après la chute de Nghia Lo, le général Salan riposte par la constitution d'un camp retranché à Na San, qui, de simple poste défensif, devient une véritable base opérationnelle.

07 mai 1953
11m 50s

Dès janvier 1954, le SPI alertait Paris sur le sous-effectif du service et demandait des recrutements pour pouvoir couvrir l'immense territoire du conflit (l'Indochine étant composée de cinq provinces : Tonkin, Annam et Cochinchine, mais également Cambodge et Laos). En mars 1954, alors que la bataille de Diên Biên Phu éclate, le SPI « risque d'être paralysé » selon les termes d'un télégramme classé « secret confidentiel » et « extrême urgent » envoyé par le colonel Revol, directeur de cabinet du Général commandant en chef en Indochine. Peu de jeunes reporters/cinéastes ont, en effet, les mêmes dispositions baroudeuses qu'un Raoul Coutard ou les aspirations artistiques désespérées d'un Schoendoerffer et le service manque de personnel. Pire, le 14 mars 1954, au lendemain du début des combats, André Lebon est parachuté sur Diên Biên Phu avec le photographe Raymond Martinoff. Tous deux sautent sur une mine ; Lebon est évacué, amputé d'une jambe ; Martinoff est tué sur le coup. Schoendoerffer et Péraud sont envoyés pour les remplacer, ils y retrouvent le photographe Daniel Camus. De Diên Biên Phu, il n'y a finalement que peu d'images, car le pont aérien est interrompu fin mars, interdisant tout transfert des photos ou pellicules prises par les trois hommes. Ils sont faits prisonniers lors de la reddition du camp retranché. Ordre est donné à tous les combattants de détruire armes et munitions. Tous trois cassent leurs caméras et appareils photos et exposent leurs pellicules. Schoendoerffer ne garde sur lui que six bobines, mais elles lui sont arrachées lors d'une tentative d'évasion ratée. L'existence de ces films est depuis devenue quasi-légendaire (sont-ils restées à Hanoï ? Ont-ils été transmis à Moscou ? Ont-ils été détruits ? Quand ? Par qui ? Où ?). Péraud, lui, parvient à s'enfuir du convoi des prisonniers... mais plus personne ne l'a jamais officiellement revu. Camus et Schoendoerffer, quant à eux, ont connu la captivité dans les camps vietminh, mais en bénéficiant d'un traitement de faveur réservé à l'Etat-Major et aux hauts gradés. En effet, pour le vietminh, la propagande est une arme militaire et politique exceptionnelle, à ce titre les opérateurs du SPI ont donc une valeur toute particulière. Les deux hommes sont libérés à la suite des accords de Genève.

Le SPI ne cesse pas son activité avec la fin des combats ou les accords de paix. Les reporters/cinéastes du service continuent d'opérer sur le terrain pendant encore près de deux ans, jusqu'au départ des dernières troupes de Saïgon en 1956.

 Départ du général Jacquot de Saïgon

Départ du général Jacquot de Saïgon

Le Haut commandement français en Indochine est dissous ; le Général Pierre Jacquot, commandant en chef en Indochine, rentre en France.

09 mai 1956
35s