Les cohabitations de François Mitterrand
Présentation
Dans l’histoire de la Ve République, l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République constitue un événement majeur et un tournant. Pour la première fois depuis 1958, la gauche accède à l’Elysée et quelques semaines plus tard, détient la majorité à l’Assemblée nationale.
François Mitterrand est aussi le premier président à vivre après la victoire de la droite aux élections législatives de 1986 l’expérience de la cohabitation entre un président de la République et un Premier ministre d’orientations politiques différentes. Il est le seul à avoir connu deux cohabitations, entre 1986 et 1988 avec Jacques Chirac et entre 1993 et 1995 avec Edouard Balladur.
La position de François Mitterrand sur la cohabitation à la veille de la pratiquer
Le chef de l’Etat affirme notamment dès 1985 qu’il ne restera pas « inerte » et « qu’en pareil cas il faut s’en tenir au texte de la Constitution ».
Pour François Mitterrand, mettre en avant la constitution est à la fois légitime dans le cadre de la fonction qu’il occupe et politique car il sait qu’il sera difficile pour la future majorité de contester l’application d’une constitution élaborée par les gaullistes fondateurs de la Cinquième République.
Après la victoire de l’opposition aux élections législatives, François Mitterrand explique officiellement aux Français le 17 mars 1986 sa conception de la cohabitation : « vous avez élu dimanche une majorité nouvelle de députés à l’Assemblée Nationale. Cette majorité est faible numériquement mais elle existe. C’est donc dans ses rangs que j’appellerai demain la personnalité que j’aurai choisie pour former le gouvernement selon l’article 8 de la Constitution » et le 8 avril 1986, dans un message au Parlement, il déclare : « Beaucoup de nos concitoyens se posent la question de savoir comment fonctionneront les pouvoirs publics. A cette question, je ne connais qu’une réponse, la seule possible, la seule raisonnable, la seule conforme aux intérêts de la nation : la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution ».
Allocution après le résultat des élections législatives
En 1993, face à Edouard Balladur qui lui expose sa conception de la répartition des pouvoirs : « à mes yeux, en dehors de la politique étrangère et de la politique de défense, l’essentiel de l’action gouvernementale est du ressort du Premier ministre », François Mitterrand répond : « Je suis d’accord. En la matière, je ne serai guère qu’un notaire », sans convaincre le nouveau Premier ministre qui lui déclare : « bien davantage, vous le savez bien ».
François Mitterrand nomme Edouard Balladur Premier ministre
Les conditions très différentes de la cohabitation en 1986 et 1993
Elles tiennent à l’ampleur de la majorité à l’Assemblée, à la situation personnelle du président de la République et aux hommes qui accèdent à Matignon.
En 1986, la droite parlementaire ne dispose que de 286 élus sur 577 face à 247 de gauche, 35 du Front national et 9 non inscrits tandis qu’en 1993, elle compte une majorité écrasante (472 députés sur 577 face à 80 de gauche et 25 non inscrits).
Lors de la première cohabitation, une nouvelle candidature de François Mitterrand est hautement probable alors qu’en 1993, l’âge du président et son état de santé interdisent la perspective de conquête d’un troisième mandat.
En 1986, Jacques Chirac, le Premier ministre nommé par Mitterrand, est le chef du parti dominant, le RPR : élu au Parlement en 1967 pour la première fois, ministre sous de Gaulle et Pompidou, Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing entre 1974-1976, chef de fondateur du RPR en 1976, candidat à la présidence de la République en 1981, c’est un homme politique, expérimenté, dynamique, ambitieux dont nul ne doute qu’il tentera à nouveau de conquérir la magistrature suprême en 1988.
Premier Conseil des ministres de la première cohabitation
En 1993, Jacques Chirac choisit de ne pas revenir à Matignon et c’est Edouard Balladur qui est nommé Premier ministre.
Premier Conseil des ministres de la deuxième cohabitation
François Mitterrand pendant les cohabitations
Entre 1986 et 1988, une des originalités des relations entre le chef de l’Etat et son Premier ministre, ce sont les correspondances abondantes (plus de 46 partant de l’Elysée) et confidentielles qu’ils échangent. François Mitterrand place ainsi son Premier ministre sous « surveillance » en lui rappelant régulièrement la place et le rôle du président de la République dans les institutions.
La Défense et les Affaires étrangères dominent dans les échanges entre le président et son Premier ministre, ce qui ne surprend pas sous la Ve République où, dans la pratique, ces questions constituent le « domaine réservé » présidentiel. François Mitterrand défend toujours la fonction présidentielle, ce qui est habile de la part d’un opposant à la constitution de 1958 et à sa réforme en 1962.
Cependant, le point culminant des tensions entre l’Elysée et Matignon se situe en juillet 1986 quand le chef de l’Etat refuse de signer les ordonnances élaborées par Edouard Balladur et Jacques Chirac. Cette « affaire » a duré plusieurs mois après mars 1986 et elle est restée dans les mémoires, comme le symbole de la première cohabitation.
Les ordonnances sur la privatisation des entreprises publiques
Jean-Louis Bianco, dans ses souvenirs de secrétaire général de l’Elysée a retenu comme sujets « centraux » de divergences entre François Mitterrand et Jacques Chirac : les ordonnances, le choix des ministres, la représentation de la France dans les rencontres internationales, la Défense - avec trois sujets de conflits, l’adhésion de la France à l’IDS, la doctrine d’emploi des armes nucléaires, les missiles du plateau d’Albion - , la Nouvelle Calédonie et le manque d’informations transmises à l’Elysée, victime d’une « sorte de cordon sanitaire », en particulier sur les affaires diplomatiques et de Nouvelle Calédonie. Mais ces autres discordances n’ont pas été rendues publiques ou en tout cas, moins médiatisées.
Visite du président François Mitterrand sur le plateau d'Albion
Couac dans la cohabitation sur la base d'Istres
Toutes sont liées, finalement, de près ou de loin, à la répartition des pouvoirs entre le Président de la République et son Premier ministre, chacun des deux détenteurs de l’exécutif voulant marquer son territoire dans un cadre totalement inédit.
Une dégradation est perceptible au fil de la première cohabitation, avec l’approche de l’élection présidentielle du printemps 1988 où les deux hommes savaient qu’ils allaient s’affronter.
De la seconde cohabitation, entre 1993 et 1995, Edouard Balladur a dressé le portrait suivant : « si l’on veut en assumer toutes les responsabilités, le pouvoir ne se partage pas (…). Je ne l’ai pas partagé, même si j’ai subi des contraintes, connu des épreuves (…). Certes ma cohabitation avec François Mitterrand revêtirait un caractère particulier : compte tenu de son état de santé, et alors qu’il était parvenu à la fin de son second septennat, mes pouvoirs seraient les plus grands de ceux détenus par un Premier ministre de cohabitation, plus que ceux de Jacques Chirac face à François Mitterrand auparavant, plus que ceux de Jospin face à Jacques Chirac ».
Et de préciser : « sauf en deux occasions - la poursuite des essais nucléaires qu’il avait décidé d’interrompre, l’impression qu’il eût à tort que j’intervenais à son détriment dans le domaine de la politique étrangère, il ne m’a guère gêné, beaucoup moins en tout cas que le RPR ! ».
Le bilan des cohabitations vécues par François Mitterrand
La mémoire collective a conservé une image d’une cohabitation dure entre Jacques Chirac et François Mitterrand et d’une cohabitation plus souple entre Edouard Balladur et François Mitterrand.
L’opposition doit être nuancée. Certes de nombreuses voix sont unanimes pour qualifier la première cohabitation de « bras de fer ». Dans ses mémoires, Jacques Chirac décrit, dans une vision excessivement apaisée avec le recul, une ambiance « courtoise et respectueuse » entre 1986 et 1988. En réalité, la rupture pressentie par certains n’a pas eu lieu. La cohabitation s’achève sans crise institutionnelle.
Aucun des deux - ni le président de la République, ni le Premier ministre - n’avaient intérêt à ce que celle-ci n’éclate. Les deux y trouvaient leur compte dans la défense de la Constitution. L’expérience de 1986 a montré sa compatibilité avec les institutions de 1958/1962.
La première cohabitation a profité à François Mitterrand mais elle ne constitue pas la seule cause de l’échec de Jacques Chirac à la présidentielle de 1988. Edouard Balladur, évoquant plus tard les années 1986-1988, commente ainsi, à propos de Jacques Chirac, les « nombreux conflits avec François Mitterrand (…) : « C’est sans doute affaire de tempérament. J’ai, moi-même connu des difficultés identiques lors de la seconde cohabitation, mais je ne les ai pas résolues de la même manière (…) » ajoutant à propos de François Mitterrand : « ce n’est pas un homme intraitable ; il est assez porté aux concessions lorsqu’elles sont de forme et qu’elles ne lui paraissent pas remettre en cause ce qu’il croit essentiel ».
Mais la seconde cohabitation (1993-1995) - il ne faut pas l’oublier - a été pratiquée dans un contexte et des enjeux différents, en particulier pour François Mitterrand.
Conclusion
Les Français ont évolué face à la cohabitation. Du premier sondage sur cette question (octobre 1984) jusqu’en novembre 1985, les Français se montrent plutôt hostiles à une cohabitation mais cependant de moins en moins au fil des enquêtes. A partir de janvier 1986, ils sont favorables et de plus en plus à l’approche des élections. Pendant la première cohabitation, ils montrent un refus de rupture. Pour les deux têtes de l’exécutif, l’image est meilleure dans les périodes d’accord et baisse - surtout pour Jacques Chirac - dans les phases de confrontation. Mais au bout d’un an, les Français se lassent de la cohabitation et très vite, ils rejettent la perspective d’une cohabitation après 1988 : la cohabitation doit rester une parenthèse institutionnelle.
Pourtant, la cohabitation se répète en 1993. L’un de ceux qui, parmi les premiers - s’opposant à Raymond Barre, très hostile -, l’avait prônée dès 1983, Edouard Balladur expliquant qu’elle était « le moyen de mettre à l’épreuve la souplesse de nos institutions et de ne pas faire de la crise de régime la solution unique de nos difficultés politiques », se montre plus tard, après l’avoir pratiquée moins convaincu : « Bien que je fusse averti, elle (la seconde cohabitation) révéla à mes yeux ses difficultés et ses faussetés ». Il la juge même sévèrement : « la cohabitation institue un système instable et opaque, elle favorise au sommet de l’Etat l’équivoque et le double langage ; les responsabilités s’en trouvent diluées (…). La cohabitation n’est supportable pour l’Etat que lorsqu’elle est de durée brève et d’échéance rare. De 1986 à 2002, en seize ans, elle a duré neuf ans. Il faut changer nos institutions pour mettre la France à l’abri de cette confusion ».
S’il n’est pas le dernier à avoir vécu la cohabitation - Jacques Chirac président l’ayant à son tour pratiquée entre 1997 et 2002, il est certain, après l’adoption du quinquennat et l’organisation des élections législatives au lendemain des présidentielles, que François Mitterrand restera le seul à avoir subi deux cohabitations.
Bibliographie succincte
Les cohabitations vues par des acteurs
- Attali (Jacques), Verbatim, II. 1986-1988, Paris, Fayard, 1995
- Balladur (Edouard), Deux ans à Matignon, Paris, Plon, 1995 et Le pouvoir ne se partage pas. Conversations avec François Mitterrand, Paris, Fayard, 2009
- Bianco (Jean-Louis), Mes années avec Mitterrand, Paris, Fayard, 2015
- Chirac (Jacques), en collaboration avec Jean-Luc Barré, Chaque pas doit être un but. Mémoires, tome 1, Paris, Nil, 2009
Les cohabitations vues par des journalistes
- Cotta (Michèle), Cahiers secrets de la Ve République, tome III. 1986-1997, Paris, Fayard, 2009
- Favier (Pierre) et Martin-Roland (Michel), La décennie Mitterrand, tome 2, Les épreuves, Paris, Le Seuil, 1991
Les cohabitations vues par des historiens
- Bernard (Mathias), Les années Mitterrand. Du changement socialiste au tournant libéral, Paris, Belin, 2015
- Garrigues (Jean), Guillaume (Sylvie), Sirinelli (Jean-François) (dir.), Comprendre la Ve République, Paris, PUF, 2010
- Institut François Mitterrand, François Mitterrand. Les années d’alternances 1984-1986. 1986-1988, Paris, nouveau monde éditions, 2016
- Winock (Michel), François Mitterrand, Paris, Gallimard, 2015