Les ordonnances sur la privatisation des entreprises publiques

14 juillet 1986
07m 32s
Réf. 00121

Notice

Résumé :
L’interview du Président du 14 juillet 1986 est largement dédiée à la question de la signature des ordonnances sur la privatisation des entreprises publiques. François Mitterrand estime qu’il n’y a pas les assurances nécessaires pour signer ce texte, qui risque de mettre à mal l’intérêt national. Edouard Balladur réplique en disant que les soucis du Président sont les soucis du gouvernement.
Date de diffusion :
14 juillet 1986
Source :
Antenne 2 (Collection: JT 20H )

Éclairage

Depuis sa nomination, Jacques Chirac fait part à François Mitterrand de son intention de légiférer par ordonnance sur certains sujets, surtout de nature économique et sociale. Le Président, pour sa part, admet cette procédure, à condition que le nouveau Premier ministre n’en abuse pas. Cependant, François Mitterrand met au clair que certains sujets, telles les lois sur les libertés et les lois sociales, ne peuvent pas faire l’économie du débat parlementaire. Ce face à face sur la question se répète à deux reprises jusqu’au jour de la désignation officielle de Jacques Chirac à Matignon : encore le 19 mars, les positions restent inchangées, alors que le 20 mars Mitterrand refuse de donner son accord au document Chirac-Balladur, par lequel on veut lier le Président à un accord de principe en faveur de la signature des ordonnances.

La cohabitation en place, Jacques Chirac obtient le vote favorable du Parlement à la loi d’habilitation qui accorde au gouvernement la possibilité de légiférer par ordonnance. François Mitterrand ne peut pas refuser de promulguer la loi, qui devient effective le 2 juillet. Pourtant, il fait savoir qu’il n’a pas l’obligation d’accepter tout texte qui lui est soumis par le Premier ministre. La confrontation sur ce point ne tarde pas à se produire dès les premières semaines de cohabitation et sur un sujet sensible comme la politique économique.

La nouvelle majorité qui arrive au pouvoir en mars 1986 a l’intention d’appliquer une politique aux antipodes de celle pratiquée par les socialistes au cours des cinq années précédentes. A l’économie mixte qui s’impose en 1981 va succéder une politique libérale, qui s’inspire des mesures adoptées par Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans leurs pays respectifs. Parmi les mesures que le gouvernement Chirac entend mettre en pratique, celle des privatisations des entreprises publiques revient au premier plan, qu’il s’agisse d’entreprises nationalisées avant ou après 1981. Si François Mitterrand ne peut s’y opposer, il se refuse à accepter sans réserve n’importe quelle proposition de Matignon.

Le 11 juillet, la question des ordonnances sur les privatisations est inscrite à l’ordre du jour du Conseil des ministres du 16 juillet. Le 13, François Mitterrand fait savoir à Jacques Chirac qu’il ne signera aucune ordonnance sur ce sujet, un refus qu’il justifie lors de son interview du 14 juillet. Le 15 juillet, Jacques Chirac propose à François Mitterrand d’enlever certains points controversés du texte de l’ordonnance, mais le Président refuse. Au Conseil des ministres qui se tient le 16 juillet, Jacques Chirac fait marche arrière et décide enfin de soumettre la question des privatisations à la procédure parlementaire.
Ilaria Parisi

Transcription

Bernard Rapp
Madame, Monsieur bonsoir ! C’est le pétard politique de ce 14 juillet, François Mitterrand ne signera donc pas l’ordonnance sur la privatisation des entreprises publiques mise au point par le Gouvernement. Il l’a dit et il s’en est expliqué tout à l’heure sur TF1. C’est un événement de première importance puisqu’il pourrait marquer un tournant décisif dans la cohabitation qui régit la vie politique française depuis maintenant près de quatre mois. Nous allons donc largement développer cette information qui éclipse la cérémonie traditionnelle de ce 14 juillet. Et pour commencer, eh bien le mieux, c’est encore d’écouter le Chef de l’État interrogé ce midi par Yves Mourousi, il venait d’évoquer les deux exigences du Conseil Constitutionnel sur les conditions, justement, de vente des entreprises publiques, juste prix et sauvegarde du patrimoine national, Monsieur Mitterrand.
François Mitterrand
Ces deux arguments, je, vraiment, je les retiens. Je les retiens et je pense comme le Conseil Constitutionnel. Mais moi, j’ai une responsabilité supplémentaire, je suis non seulement chargé de veiller au respect de la constitution, mais au regard d’un certain nombre de données qui sont écrites dans cette constitution et qui impliquent en particulier que je dois être le garant de l’indépendance nationale. Je ne peux donc pas accepter que ces biens, ces biens qui appartiennent à la Nation, je le répète une fois de plus pour être bien compris, soient vendus de telle sorte que demain alors que l’on fabrique, il s’agit de l’industrie, des objets, des produits, des marchandises nécessaires à l’indépendance nationale, qu’on puisse les retrouver dans les mains d’étrangers, je ne les citerais pas mais je vois très bien de qui il s’agit. Alors des précautions verbales sont prises, écrites aujourd’hui. Mais je ne vois pas comment cela serait respecté, si on les livre au marché privé, au nom de quoi, au bout de peu d’années, surtout à l’intérieur de la Communauté Européenne qui a des règles, et ces règles de la Communauté Européenne, c’est justement un marché intérieur libre. Chacun peut acheter ce qu’il veut à l’intérieur de nos, de nos 12 pays, ce sera tout à fait vrai dans 5 ans. Alors, on doit quand même prévoir au-delà de demain matin, on doit prévoir sur 10 ans, 15 ans. C’est le bien de la Nation, eh bien, tout cela me conduit à penser que je n’ai pas à l’heure actuelle les assurances qu’il me faudrait. Moi, mon devoir c’est d’assurer l’indépendance nationale, de faire prévaloir l’intérêt national. C’est pour moi un cas de conscience, c’est, pour moi, ma conscience, la conscience que j’ai de l’intérêt national passe avant toute autre considération.
Yves Mourousi
Alors, la conscience vous dit non, je ne signe pas ?
François Mitterrand
Dans l’état présent des choses, certainement pas.
Bernard Rapp
Alors voilà qui est clair, pas de réaction de Jacques Chirac, qui s’est refusé à tout commentaire après l’intervention de François Mitterrand. Une déclaration en revanche du Ministre de l’Économie, Édouard Balladur, qui nous éclaire sur la suite des événements. Monsieur Balladur qui a d’abord rappelé que le gouvernement était là pour appliquer la plate-forme de la majorité, et puis il a aussi ajouté que François Mitterrand avait signé les lois d’habilitation. Nous écoutons tout de suite Monsieur Balladur, c’était il y a quelques instants.
Édouard Balladur
Le Gouvernement retient intégralement les principes posés par le Conseil Constitutionnel et les propositions faites par le Conseil d’État. Il faut être tout à fait clair afin de dissiper, si faire se peut, les inquiétudes. Tout d’abord, il ne s’agit pas de vendre aux intérêts privés le patrimoine national. La plupart des entreprises concernées ne font partie, je l’ai dit, du secteur nationalisé que depuis 1982. Même après leur privatisation, le secteur nationalisé demeurera en France l’un des plus importants en Europe. Ces entreprises ne seront pas bradées, elles seront vendues à leur juste prix selon des modalités très précisément fixées. En second lieu, il ne s’agit pas de vendre ces entreprises à l’étranger. Les dispositions très précises seront prises afin d’interdire toute prise de contrôle par des intérêts étrangers. Et ce n’est pas au Gouvernement actuel ni, permettez-moi de le dire, à moi-même, que l’on peut faire le reproche de négliger les intérêts nationaux et de ne pas veiller avec la plus grande vigilance à leur respect. Dans ces conditions, je considère que le souci exprimé par le Président de la République a été totalement pris en compte et ce, d’autant plus que ce souci rejoint totalement mes propres conceptions, comme je l’ai indiqué dès l’origine. Et ce souci se manifeste dans le texte qui sera transmis demain à l’ensemble du Gouvernement et soumis au Président de la République.
Bernard Rapp
Voilà donc pour la réaction et les précisions de Monsieur Balladur après l’intervention de François Mitterrand. Reste maintenant une question, que va-t-il se passer concrètement à partir de demain, voici les explications d’Alain Valentini.
Alain Valentini
Demain mardi, le texte des ordonnances, déjà vu par le Conseil d’État, sera présenté au Président. Il acceptera ou refusera que ces ordonnances soient inscrites à l’ordre du jour du Conseil des Ministres de mercredi. Il peut refuser pour avoir un délai de réflexion, il peut accepter, ce qui ne veut pas dire qu’il signera les textes. Au contraire, son interview de ce matin semble indiquer que le Président préfère, comme il l’a dit, que le Parlement prenne ses responsabilités. Si le texte n’est pas signé, le Gouvernement devra reprendre à zéro son processus sur la privatisation. C’est-à-dire déposer un projet de loi sur le bureau de l’Assemblée pour qu’il soit voté par la majorité. Pour ne pas prendre de retard, le Gouvernement devra en outre l’ajouter à l’ordre du jour de la session extraordinaire, ce qui peut durer plusieurs semaines. Le texte devra alors affronter les turbulences de l’opposition, mais le Gouvernement pourra, à ce moment-là, ressortir son arme du 49.3 qui accélère la procédure à l’Assemblée nationale.
Bernard Rapp
Voilà donc pour tout l’aspect procédure de cette affaire. Une affaire qui, Paul Amar, demeure en définitive une grosse affaire politique, c’est le premier véritable accroc à la cohabitation.
Paul Amar
Oui, vous avez raison de le dire et de toute façon, cette situation en trompe-l’oeil ne pouvait pas durer indéfiniment. Les réserves que le Chef de l’État exprimait régulièrement devaient bien se traduire un jour ou l’autre par un acte politique, en l’occurrence un refus de signer. Cet acte s’est produit aujourd’hui, 14 juillet 1986, une date spectaculaire, ce n’est sans doute pas un hasard. C’est bien la première fois depuis fort longtemps que le journal télévisé ne commence pas par le défilé militaire traditionnel mais par un dossier politique. L’événement est donc singulièrement amplifié et la question inévitable, la trêve conclue le 17 mars peut-elle être rompue ? La réponse appartient aux deux acteurs de la coexistence, François Mitterrand et Jacques Chirac. Ou bien ils considèrent cette divergence comme un problème politique majeur et la conclusion s’imposera, ce sera la crise. Ou bien ils ne souhaitent pas mettre en péril la cohabitation et ils trouveront les moyens de résoudre ce casse-tête. Ce moyen existe, il suffit de renvoyer le texte au Parlement qui en débattra et qui le votera. Ce sera peut-être, ce sera sans doute la solution retenue mais cet épisode du 14 juillet 86 laissera tout de même des traces. Il relancera la polémique sur le rôle du Chef de l’État dans cette situation pour le moins inédite. Chef ou arbitre, voilà les termes de ce débat, il ne fait que commencer.
Bernard Rapp
Je vous rassure Paul, il y aura bien le défilé dans ce journal tout à l’heure.