La construction navale en Provence : essor et déclin d'une industrie
La construction navale en Provence : essor et déclin d'une industrie
# Présentation
Le secteur de la construction navale lourde - celles des grands chantiers issus de la révolution industrielle et spécialisés dans la construction des bâtiments en fer de toute espèce - est celui qui, compte tenu de ses exigences en matière d'espace et de main-d'œuvre, des spécificités et caractéristiques de sa production, s'est inscrit avec le plus de force dans les paysages urbains et les mentalités.
# La Ciotat, La Seyne, Port-de-Bouc, les trois piliers de la construction navale provençale
Jusqu'en 1966, la Provence compte trois grands chantiers de constructions navales.
# La Ciotat
Le plus ancien chantier naval est celui de La Ciotat qui s'est développé à partir de 1835 lorsque Louis Benet, le fils d'un riche armateur, reprend un petit chantier de construction de voiliers. Aidé par Charles Evans, un technicien anglais venu des chantiers de La Seyne près de Toulon, il transforme cette modeste unité en une entreprise vaste (44 ha) et moderne. Il s’inspire du modèle qu'il avait pu observer lors d'un voyage à Liverpool. L’entreprise se distingue en lançant, en 1836, un navire à vapeur, le Phocéen, et en 1847, le Bonaparte, premier bateau à coque en fer construit en Europe continentale. Mais la crise des années 1848-1851 est fatale à l'entreprise. Louis Benet, qui perd l’appui financier de la Banque de France, doit céder son chantier à la Compagnie (des Services Maritimes) des Messageries Nationales, qui prennent en 1853 le nom - changement de régime oblige -, de Messageries Impériales, puis en 1871 à la suite de la chute du Second Empire de Compagnie des Messageries Maritimes.
Dans le même temps, le chantier change lui aussi de nom : Chantier des Messageries Nationales, puis Chantier des Messageries Impériales etc. C'est une constante dans la construction navale : à chaque nouvel actionnaire majoritaire, le chantier change de nom. Ainsi, en 1916, après l'effacement des Messageries Maritimes, il devient chantier de la Société Provençale de Constructions Navales (SPCN), puis, en 1940, après la faillite de cette société et son rachat par Jean-Marie Terrin, les Chantiers Navals de la Ciotat, (CNC) jusqu'en 1982, date à laquelle les CNC, les chantiers de Dunkerque et ceux La Seyne sont réunis dans une même société, la Société des Chantiers du Nord et de la Méditerranée, dite la NORMED.
# La Seyne
L'évolution des chantiers de la Seyne est moins tourmentée. Ils émergent avec les chantiers Mathieu et des hommes comme Evans, Lombart, Taylor, Verlaque. Mais c'est avec Armand Béhic et la société des Forges et Chantiers de la Méditerranée (FCM), créée en 1856, que cette construction navale acquiert une grande notoriété pour la qualité et la variété de ses productions. En 1872, les FCM sont assez puissantes pour acquérir les très importants Chantiers du Havre. En 1913, elles comprennent quatre sites (La Seyne et Marseille ainsi que Le Havre et Granville en Normandie) et occupent en tout 45 ha dont 22 ha à La Seyne. Elles ont déjà construit, pour la Marine nationale ou les compagnies de navigation, 1 446 bâtiments de tout type, dont 1 089 à La Seyne où sont employés environ 3 000 salariés.
L’entreprise est ensuite confrontée à des périodes troublées et difficiles : la guerre 1914-1918, la crise économique des années 1930, l'Occupation et la Libération. Cette dernière est marquée par la destruction du site au départ des Allemands. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale la politique de recapitalisation de l'entreprise et l'action des personnels, engagés dans la « bataille de la production » lancée par le Parti communiste français (PCF) et la CGT, permet un redémarrage relativement rapide de l'activité. Le site est totalement remodelé et doté d’installations et de machineries performantes. Commence alors une période de prospérité, qui prend fin dans les années 1960.
L'année 1965 est marquée par un déficit record et l'entreprise perd plus de 500 salariés employés en régie. 1966 est une nouvelle année décisive. Le 3 février, le président directeur général des FCM et le directeur général adjoint des chantiers sont démis de leurs fonctions. Le 1er juillet, les FCM disparaissent pour laisser place à une nouvelle société, les Constructions Navales et Industrielles de la Méditerranée (CNIM), dirigée par le groupe Herlicq, un groupe franco-belge aux multiples ramifications. Ce dernier bénéficie alors d'une aide de l'État en contrepartie de la garantie de l'emploi sur deux ans. L'arrivée des CNIM ouvre de nouvelles années d'activité soutenue.
L'embellie se poursuit jusqu'en 1975, date à laquelle la situation se dégrade. La direction prend alors une série de mesures pour faire face au marasme qui s'annonce. Les travaux en sous-traitance sont rapatriés dans l'entreprise. L'embauche est stoppée et les effectifs sont réduits par le départ en retraite anticipée des salariés de plus de 56 ans et 8 mois. En décembre 1982, le site de La Seyne est réuni avec celui de Dunkerque et de La Ciotat dans la NORMED. La direction d'Herlicq décide alors de séparer le secteur industriel du secteur naval.
# Port-de-Bouc
Le chantier de Port-de-Bouc date de 1899 et c'est le dernier grand chantier français de cette nature. La société des Chantiers et Ateliers de Provence (CAP) est créée à l'initiative d'Alfred Fraissinet, directeur de la Compagnie marseillaise de navigation (dite Compagnie Fraissinet) et membre du conseil d'administration de la Compagnie des Docks et Entrepôts de Marseille, qui a réussi à intéresser les plus grands armateurs et banquiers de la place. Construit à partir de 1899, c'est un chantier de 11 ha à la pointe de la modernité. L'espace est structuré autour de six cales de lancement de 125 à 160 mètres, ce qui est alors largement au-dessus de la moyenne. Les différents secteurs et ateliers du site - bureau d'études, traçage, tôlerie, menuiserie pour ne citer que les principaux - sont organisés pour favoriser la circulation rationnelle des matériaux entre les ateliers et les cales.
Dès 1900, ces chantiers emploient 1 100 ouvriers. Ils procèdent, le 25 août 1901, à leur premier lancement de bateau, le Marc Fraissinet II, un paquebot de 3 060 tonneaux. Ces chantiers restent dans le giron du groupe Fraissinet jusqu'en 1964, date à laquelle ils passent de manière détournée dans la mouvance des chantiers de La Ciotat.
Au total, les trois chantiers provençaux ont occupé en tout 87 ha, employé directement, à leur apogée, 13 800 salariés, généré près de 25 000 emplois si l'on intègre la sous-traitance et les secteurs induits, lancé près de 1 050 gros navires. Ils ont parallèlement contribué à façonner les villes où ils étaient installés et les populations qui en vivaient.
# Trois "villes en chantiers"
Il suffit de regarder la topographie des sites concernés, surtout ceux de Port-de-Bouc et de La Ciotat. Les reliefs s'organisent en forme d'amphithéâtre, et la scène est occupée par l'espace des chantiers, autour duquel l'urbanisme s'est structuré.
# Paternalisme et main-d’œuvre étrangère
L'existence de cités ouvrières construites par le patronat a fait s’estomper la différenciation entre l'espace clos de l'entreprise et l'espace public, celui de la cité, au profit du premier. Par ailleurs, la construction navale a nécessité une main-d'œuvre abondante venant de divers horizons. L'exemple le plus probant est celui de Port-de-Bouc. En 1900, les chantiers emploient 1 100 ouvriers, auxquels s'ajoutent quelque 600 emplois induits. Or, en 1899, la commune ne comptait que 1 400 habitants. La main-d'œuvre a donc été recherchée ailleurs, notamment en Italie. Jusqu'en 1930, plus de 50 % des nouveaux ouvriers recrutés chaque année sont italiens.
# Les chantiers dans la ville
La construction ne reste pas confinée dans l'espace étroit de l'entreprise. Ses bruits imprègnent la vie de la cité, surtout avec la généralisation des coques en fer. Ce sont les bruits des façonneurs, des engins de levage, des riveurs.... Ils envahissent tout et symbolisent pour tout le monde l'activité industrielle qui fait vivre la ville. Aussi, ils ne sont pas vécus comme des nuisances, bien au contraire. Ils rassurent car ils témoignent que « tout va bien », que l'entreprise a des commandes ou n'est agitée par aucun conflit social. A contrario leur absence est toujours douloureusement ressentie, au point de marquer définitivement les mémoires.
Ces bruits sont d'autant plus perceptibles que, jusqu'aux années 1950 à La Ciotat et La Seyne, jusqu'en 1966 à Port-de-Bouc, tout le montage du bateau se fait à l'air libre sur les cales. Le bateau dépasse ainsi rapidement les murs de l'entreprise. L'acte de travail devient un acte public, visible de tous. Progressivement l'avancée des travaux devient une pièce importante du décor du quotidien pour se transformer, à l'occasion, en un véritable spectacle. La visibilité des gestes de travail est une des composantes de l'osmose entre les chantiers et les villes. La durée de construction d'un bateau - jamais moins de deux ans - permet à chaque habitant de suivre la progression des travaux, même s'il n'a aucune attache avec l'entreprise.
# La cérémonie de lancement : signification et médiatisation
Le clou de ce spectacle est assurément la cérémonie de lancement du navire. La cérémonie « à l'ancienne », c'est-à-dire avant que la construction des bateaux s'effectue dans des formes : le bateau n'est plus lancé, mais simplement "tiré" de sa forme remplie d'eau. Un lancement de bateau voit se superposer plusieurs séquences qui autorisent plusieurs lectures et contribuent à son retentissement. À l'intérieur du chantier, le lancement est, pour les ouvriers, une séquence technique continue depuis le moment où le bateau a été dépouillé de ses épontilles jusqu'à celui où il entre dans l'eau. À l'intérieur toujours, le lancement constitue pour les « officiels », une cérémonie avec le prêtre, la marraine et la bouteille de champagne. Mais l'essentiel se situe à l'extérieur du chantier où, pour le plus grand nombre, le lancement est un spectacle, celui du bateau sortant du chantier, celui de la vague qui en résulte. Ce spectacle est aussi une fête. Certains participants se transforment en acteurs. C'est le cas par exemple des petites embarcations qui envahissent le plan d'eau et vont au plus près du bateau lancé. C'est aussi le cas des jeunes garçons qui, par jeu mais aussi pour épater les filles, se retirent au dernier moment alors que la vague frappe les quais, au risque de se faire tremper.
Le lancement du navire est un évènement popularisé par les premières cartes postales consacrées aux villes concernées. Il l’est ensuite par les Actualités Pathé, projetées dans les salles de cinéma avant le grand film, puis enfin par les actualités télévisées nationales et régionales, qui ont consacré de nombreux reportages à ce sujet. Il ne faut en outre pas oublier les innombrables photographies prises par l'entreprise et par les spectateurs.
Le lancement de bateau a par ailleurs, au moins jusqu'aux années 1960, une valeur initiatique, surtout pour les enfants. Ils s'y rendent accompagnés de leurs instituteurs - c'est le cas à Port-de-Bouc. Lorsque parfois, à cette occasion, les chantiers sont libres d'accès pour les familles des ouvriers, ces derniers peuvent expliquer, plus particulièrement aux garçons, la part qui leur revient dans la construction du bateau et montrer leur univers. Cependant, ceci tend à s'estomper à partir des années 1960-1970, car les familles ouvrières, en premier lieu celles des contremaîtres et des ouvriers qualifiés, ont d'autres ambitions pour leurs enfants. Si l'embauche aux chantiers reste souvent synonyme de réussite sociale pour les garçons nés avant les années 1950-1955, il n'en est plus de même ensuite. Au « travaille bien à l'école, tu rentreras au chantier et tu auras une bonne place » se substitue le « si tu ne travailles pas bien, tu iras au chantier comme ton père ». Malgré tout, le lancement d’un navire demeure, dans l'esprit de tous et dans les mémoires des villes, un moment consensuel qui réunit, dans une même ferveur et un même élan, toutes les strates de l'entreprise et de la population. D’aucuns ne manquent toutefois pas de rappeler que, dans des circonstances particulières, le bateau a été occupé par une partie du personnel pour empêcher sa mise à l'eau. Pour le plus grand nombre, le lancement reste cependant le symbole exaltant la concorde sociale.
# La nouvelle donne des années 1960 : la fermeture de Port-de-Bouc
Malgré leurs atouts, les trois chantiers méditerranéens ont dû fermer, l'un après l'autre. Pour comprendre ce qui s'est passé, il faut prendre en compte le rôle que l'État n'a cessé de jouer vis-à-vis de cette industrie considérée comme primordiale pour la puissance nationale.
# L’investissement de l’État
Dès le règne de Louis XIV, Colbert veut développer une marine marchande puissante pour affronter la concurrence étrangère et assurer le rayonnement du pays. Avec les coques en fer qui s'imposent dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les chantiers français commencent à être moins rentables que leurs homologues étrangers. Mais les gouvernements refusent de les voir disparaître au nom de l'indépendance nationale, ou en raison des nécessités économiques et sociales. Ils aident donc le secteur à se maintenir à flot.
Après la Seconde Guerre mondiale, la nécessité de recourir à l'aide de l'État resurgit. Lorsque les chantiers terminent les commandes du ministère de la Marine marchande, passées au titre des réparations de guerre, ils perdent un marché qui leur était réservé. Confrontés à la concurrence étrangère, en particulier britannique 20 à 30 % moins chère, armateurs et constructeurs négocient alors avec le gouvernement.
Ces pourparlers aboutissent à l'adoption, le 24 mai 1951, d'une nouvelle loi d'aide à la construction navale, dite loi Defferre. On comprend l'intérêt que celui-ci portait à la bonne santé de cette activité. Mais cette loi marque un changement d'attitude de l'État. Les subventions publiques aux armateurs réservant leurs commandes aux chantiers français sont assorties d'une série d'obligations qui poussent les constructeurs à augmenter leur productivité. Les conséquences de cette loi sont rapidement perceptibles. Soutenu financièrement, le secteur augmente de manière substantielle sa production, qui passe de 223 000 tjb (tonneaux de jauge brute) en 1951 à 522 000 en 1980, mais il ne réussit pas à se rapprocher des prix internationaux. En fait, plus les chantiers produisent, plus ils coûtent cher à l'État. Face à cette situation, en 1959, le gouvernement met en place une commission chargée d'étudier le problème et de préconiser des solutions. Son rapport, connu sous le nom de « livre blanc de la construction navale », recommande une refonte en profondeur d'une construction navale qui coûte trop cher aux finances publiques et dont les capacités de production se situent bien au-delà des besoins. En outre, le traité de Rome de 1957, qui institue la Communauté économique européenne (CEE), prévoit la réduction des aides. La commission recommande donc de ramener les capacités de la production française à 400 000 tjb et de réduire le montant des subventions.
À la lecture du livre blanc, les chantiers provençaux ne semblent pas directement menacés. Ils peuvent espérer être parmi les « quatre chantiers, peut-être cinq, voués à la construction de navires de commerce », dont le maintien est envisagé. Certes, ils présentent des « défauts » et doivent les corriger sous peine de se voir écartés des aides d'État. Ainsi, le chantier de La Seyne se contente trop des marchés de la Marine de guerre, qui représentent alors 22 % de sa production. Or l'État annonce pour 1962 la fin de son programme militaire. Les Chantiers Navals de La Ciotat n'ont pas assez diversifié leur activité. Celle-ci est à 95 % liée à la construction et aucun département de réparations navales n’existe. Quant à ceux de Port-de-Bouc, ils ont peu modernisé leur outillage depuis les années 1950. Ils possèdent en revanche un carnet de commandes plein jusqu'en 1964. Cependant, les conclusions du livre blanc inquiètent l'ensemble des responsables des chantiers, d’autant que circule l'idée que seuls les trois sites de Dunkerque, Saint-Nazaire et La Ciotat seraient maintenus à long terme. Malgré cela, ils s'évertuent à s'inscrire dans la nouvelle philosophie étatique.
# Diversification, modernisation et concentration
La première option prise par les chantiers est de diversifier les activités, en orientant une partie des ateliers vers des produits de grosse métallurgie destinés aux secteurs extérieurs à la construction navale. C'est notamment le cas à La Seyne, qui s'engage dans la fabrication de structures métalliques pour l'industrie chimique, d'usines d'incinération et même de chars d'assaut Ceci représente en 1963 40 % de l'activité de la société.
La deuxième solution vise à parfaire les équipements afin de répondre au mieux aux besoins des armateurs. Cette voie est surtout explorée à La Seyne et à La Ciotat. À La Seyne, la nouvelle direction, arrivée en 1966, dresse les plans de nouvelles cales pouvant admettre des méthaniers de plus de 260 000 m3. À La Ciotat, on construit une grande forme inaugurée en février 1969. Longue de 360 mètres et large de 60, elle est équipée d'un portique de 500 tonnes Il s’agit alors de l'une des cales sèches les plus grandes du monde. Le montant des investissements est tel qu'il a nécessité la création d'une société spécifique dont les actionnaires sont des grands chantiers (La Ciotat - France-Gironde - La Seyne) et des grandes compagnies d'armement (Messageries Maritimes, Delmas Vieljeux, Gazocéan, Compagnie Nationale de Navigation...).
La troisième voie suivie est celle de la concentration des sociétés, soit pour tenter de maintenir tous les sites - sans toujours y réussir -, soit au contraire dans la perspective d'en fermer certains pour conserver ceux considérés comme les plus viables à long terme. Cette option est choisie par la direction de La Ciotat, qui devient le fer de lance de la restructuration souhaitée par les pouvoirs publics. En 1966, le chantier naval de La Ciotat rentre dans le capital du chantier du Trait, où la construction navale s'efface au profit de la grosse métallurgie. Cela aboutit, en 1971, à la disparition officielle de la société du chantier naval du Trait et, l'année suivante, à la fermeture définitive du site. En fait, la direction de La Ciotat réitère l'opération qu'elle a conduite dès 1960 à Port-de-Bouc. En effet, à la publication du livre blanc, la famille Fraissinet a décidé de se retirer des Chantiers et Ateliers de Provence puisqu'elle n'était plus assurée de percevoir les subventions étatiques. Les 28 000 actions des CAP en sa possession ont été rachetées par un groupe de financiers marseillais organisé autour de la famille Zarifi. Cette dernière se retrouve alors détentrice de 80 % du capital des CAP. Or, le banquier Zarifi est le gendre de Jean-Marie Terrin, actionnaire principal des Chantiers Navals de La Ciotat et président de la Société Provençale des Ateliers Terrin, grande entreprise de la réparation navale marseillaise. Le rachat des actions Fraissinet marque de manière déguisée la prise du contrôle du chantier de Port-de-Bouc par celui de La Ciotat. Cette prise de contrôle s'accentue en 1964 avec la nomination, à la tête des CAP, du baron Jean d'Huart, lui aussi gendre de Terrin, qui n'a pas attendu cette date pour développer sa propre stratégie.
Dès 1962, il procède à une réorganisation de la société des CAP. De société unique, celle-ci éclate en trois entités distinctes. Ceci a pour conséquence d'isoler le site de Port-de-Bouc de ses secteurs de réparation navale et de fabrication des machineries. En outre, les actifs des CAP servent à former, entre 1962 et 1964, quatre autres sociétés spécialisées dans la grosse métallurgie - qui s'installent sur le site même -, ce qui permet au groupe Terrin de percevoir des aides à la reconversion dont le montant couvre à peu près les sommes déboursées en 1960 pour l'achat des actions CAP. Dans le même temps, le service commercial des CAP est démantelé et une seule commande est enregistrée en 1964, ce qui condamne à très court terme l'activité de construction navale de Port-de-Bouc. C’est chose faite dès 1965 avec l'annonce du dépôt de bilan des CAP. Malgré la lutte des salariés qui font tout pour maintenir le chantier, le 7 mars 1966, le dernier bateau construit à Port-de-Bouc, le Provence, est remorqué jusqu'à La Ciotat pour y être armé. Il est alors débaptisé et devient le Comté de Nice.
En 1972, le site est définitivement fermé. Les entreprises, fondées en 1962 et 1964, qui avaient réemployé quelque 500 salariées de l'ancien chantier, cessent toute activité.
# Le crépuscule de la construction navale en Provence
Ainsi, les années 1960 sont d'importance pour la construction navale méditerranéenne : Port-de-Bouc disparaît, mais les deux autres chantiers profitent des restructurations et des mutations engagées. La crise économique consécutive au premier choc pétrolier, la concurrence internationale et de mauvais choix étatiques conduisent à la fermeture des chantiers de La Seyne et La Ciotat à la fin des années 1980.
# Embellie provisoire à La Seyne et La Ciotat
À La Seyne, l'arrivée de la CNIM ouvre de nouvelles années de prospérité. Le site enregistre, dès la fin de 1966, une multitude de commandes pour la somme de 33 milliards de francs. On y relève pêle-mêle trois méthaniers, des tubes lance-missiles, des escaliers mécaniques, des usines d'incinération. En 1974, le seul secteur de la navale enregistre encore la commande de 14 bâtiments, assurant une pleine charge de travail jusqu'en 1978. Les chantiers emploient alors directement 5 300 personnes, auxquelles il faut ajouter les 2 000 de la sous-traitance. L'optimisme est tel qu'il est envisagé de construire un nouveau site capable de construire des méthaniers de 260 000 m3...
Quant à La Ciotat, elle profite de sa nouvelle forme, qui lui permet de lancer le 16 juillet 1976 l' Esso-Westernport, un méthanier de 100 000 m3 qui est alors le plus gros navire construit dans le monde. Parallèlement, elle développe, avec bonheur, son secteur de réparation navale et se spécialise dans la « jumboïsation » des bâtiments, c’est-à-dire leur agrandissement substantiel pour augmenter leur capacité.
# Temps de crise
Mais, la crise économique consécutive au premier choc pétrolier de 1973 n'est pas sans conséquence. Dès 1975, une nouvelle restructuration de la construction navale française est envisagée autour de deux pôles. Le premier comprendrait les Chantiers de l'Atlantique, c’est-à-dire essentiellement Saint-Nazaire. Le deuxième regrouperait Dunkerque, La Ciotat et La Seyne, ce que refusent catégoriquement les directions des deux chantiers de la Méditerranée. Le directeur de La Seyne proteste auprès du gouvernement : « Notre outil de travail est en parfaite condition pour lutter avec les chantiers les mieux outillés.... La fusion, si elle devait se faire, arrêterait dans son élan une société en pleine expansion, la seule grande entreprise du Var génératrice d'emplois ». Et il ajoute : « On pourrait craindre des licenciements de l'ordre de 2000 environ et des troubles sociaux seraient possibles. Alors que l'État s'efforce de renflouer des industries défaillantes, il paraît aberrant que l'on "casse les reins" à une industrie en pleine expansion qui ne licencie pas mais au contraire embauche et réalise des bénéfices ».
Ces avertissements sont sans effet. Persuadé de prendre la bonne mesure pour assurer la pérennité du secteur, le gouvernement de gauche dirigé par le socialiste Pierre Mauroy sous la présidence de François Mitterrand décide, en décembre 1982, de réunir les deux sites de la Méditerranée avec celui de Dunkerque dans une même société, la NORMED (Chantiers du Nord et de la Méditerranée). Or, l'association de chantiers qui n'ont pas les mêmes niveaux de rentabilité - celui de Dunkerque est particulièrement en difficulté - est un échec. Triomphe alors une idéologie libérale, d'origine anglo-américaine, à laquelle n'est pas insensible le gouvernement de droite dirigé par Jacques Chirac et issu des élections législatives de 1986, ayant donné naissance à la première cohabitation. Son ministre de l'Industrie, le libéral Alain Madelin, annonce sa décision de ne plus soutenir une industrie qui a reçu de l'État 13 milliards de francs depuis 1983. Le 30 juin 1986, la Normed, privée de l'aide étatique, dépose son bilan. À La Seyne, le 3 octobre 1987, le dernier bateau, un Pétrolier-Ravitailleur-d'Escadre (P.R.E.), La Somme, est lancé. La fermeture définitive du site est annoncée pour le 28 février 1989. À La Ciotat, toujours en 1987, les deux derniers navires sont mis à l'eau : il s'agit du Oaxax, le 19 septembre, et du Monterrey le 19 décembre. Il est le 337e bateau construit sur le site.
Commence alors un long processus de reconversion des personnels et des sites, financé à la fois par le gouvernement français et la Communauté économique européenne (CEE) ancêtre de l’Union européenne (UE).
# La reconversion réussie du chantier naval de La Ciotat
# Réparation et entretien des bateaux de luxe
Après la fermeture « 105 irréductibles » ouvriers occupent durant plusieurs années le site, devenu friche industrielle, pour le préserver de l’appétit des promoteurs immobiliers, et conserver intact le matériel de levage (grues et grand portique Krupp culminant à 93 mètres) et les autres équipements indispensables à une reprise de l’activité. Grâce à cette mobilisation exceptionnelle, et à la suite de la signature en 1994 d’un protocole d’accord mettant fin au conflit social ouvert par la faillite de la NORMED, voit le jour l’année suivante la Société d’économie mixte de développement économique et portuaire (SEMIDEP). Née à l’initiative de l’État, des collectivités locales et d’acteurs privés, elle a pour mission de faciliter la réindustrialisation du chantier naval en assurant sa modernisation et son réaménagement pour accueillir de nouvelles activités.
Rebaptisée, en 2018, La Ciotat Shipyards (LCS), cette société, à capitaux majoritairement publics, gestionnaire et exploitante du site a réussi son pari, puisque le chantier naval ciotaden est aujourd’hui devenu un des plus compétitifs en Méditerranée pour la réparation, l’entretien et la maintenance (ou refit pour utiliser un anglicisme) des bateaux de luxe. En 2007 une étape importante a été franchie avec la mise en service d’un ascenseur à bateau d’une capacité de 2 000 tonnes pouvant sortir de l’eau des yachts de 80 mètres. Ces méga-yachts venus du monde entier s’alignent, les uns derrière les autres, sur le terre-plein du chantier naval de La Ciotat pour l’entretien hivernal. Cette fourmilière en pleine activité redonne de la fierté aux habitants, bien au-delà du cercle des familles des ouvriers. Dans une ville où l’immobilier est devenu un des moteurs essentiels de l’économie locale, ce lien réactivé avec le riche passé industriel est en effet essentiel pour se projeter dans l’avenir. En 2016 la grande forme de radoub, jadis dédiée à la construction de méthaniers, est rénovée et reconvertie pour l’accueil des yachts de toutes tailles.
L’outil industriel préservé, la transmission du savoir-faire des anciens en direction des jeunes, les investissements publics et privés consentis, et la position géographique privilégiée de La Ciotat, à proximité de lieux très fréquentés par de riches propriétaires de bateaux, notamment lors de la saison estivale (Monaco, Cannes Saint-Tropez, la Corse ou la Sardaigne), ont été des éléments déterminants pour atteindre la place de leader mondial (8 à 10 % du marché mondial des services techniques aux yachts de plus de 30 mètres) dans un secteur d’activité très rémunérateur. Avec 700 emplois permanents, le chantier de La Ciotat donne non seulement du travail aux ouvriers des entreprises de réparation navale et à leurs sous-traitants, mais contribue également à remplir le carnet de commandes d’autres corps de métier. La réfection sur mesure de l’intérieur des bateaux de luxe, lors des longues semaines passées à quai, emploie ainsi une myriade d’artisans locaux, chargés de remettre à neuf les canapés et autres éléments en cuir ou tout ou partie du mobilier.
# Un marché porteur et des investissements
Les perspectives de développement sont, en outre, loin d’être négligeables. Chaque année les propriétaires de ces méga-yachts consacrent en effet en moyenne l’équivalent de dix pour cent de leur valeur à leur entretien. Or pour répondre à cette demande mondiale, le chantier naval de La Ciotat dispose d’importantes réserves foncières lui permettant d’étendre ses activités. Ceci demande toutefois des efforts constants de formation de main-d’œuvre qualifiée et de poursuite des investissements. A ce propos, l’année 2022 voit la mise en place, pour 65 millions d’euros, d’une nouvelle plate-forme de réparation navale Atlas 4 300 t capable d’accueillir les méga-yachts du segment intermédiaire, soit entre 80 et 120 mètres. Elle est composée d’une part d’un nouvel ascenseur à bateaux permettant de soulever au moins 4 300 tonnes depuis une fosse spécialement aménagée, et d’autre part de sept emplacements supplémentaires à sec, démultipliant la capacité d’accueil.
# Conclusion
Pour conclure signalons que l’expansion du nombre et de la taille des bateaux de croisière naviguant en Méditerranée a également eu un effet positif sur le secteur de la réparation navale, largement sinistré par le passé au sein du Grand Port Maritime de Marseille (GPMM). Mise en service en 1975 pour accueillir tankers ou méthaniers et inusitée à partir de 2001, la forme de radoub numéro 10 située près de l’Estaque a été rénovée. Depuis 2017, la plus grande forme d’entretien et de réparation navale en Méditerranée (465 mètres de long et 85 mètres de large) est de nouveau en activité au service des paquebots de croisière, mais elle peut accueillir tous les types de bateaux. Dès 2011, le groupe italien San Giorgio del Porto originaire de Gênes, qui exploite cette forme de radoub, s’est installé au GPMM pour occuper les formes 8 et 9, redonnant ainsi de la vitalité au chantier naval de la cité phocéenne.
# Bibliographie
- Marius Autran, Images de la vie Seynoise d'antan. Petite histoire de la grande Construction Navale, tome V, La Seyne, Manugraph, 1995.
- Xavier Daumalin, Jean Domenichino, Olivier Raveux, La réparation navale. Le Port Autonome de Marseille. Histoire des Hommes, Marseille, Éditions Jeanne Laffitte, 2002.
- Jean Domenichino, Des bateaux et des hommes, Port-de-Bouc, 1987.
- Jean Domenichino, Une ville en Chantiers. La construction navale à Port-de-Bouc, Aix-en-Provence, Édisud, 1989.
- Jean Domenichino, Historique de la Compagnie Fraissinet : deux siècles d'activité maritimes et commerciales, Marseille, 1976.
- Charles Hoareau, La Ciotat, Chronique d'une rébellion, Paris, Messidor VO Editions, 1992.
- Louis Jeansoulin, Histoires de La Ciotat, Editions PEC-Marseille, Noir sur Blanc-La Ciotat, 1995.
- Patrick Martinenq, Place de la lune, Aspects de l'histoire de La Seyne sur Mer 1830-1936, Maurecourt, ERG, 1983.
- Guy Royon, La fin de la Normed ou la reconversion de 12 000 salariés, Paris, L'Harmattan, 1990.