Henri IV de Luigi Pirandello, mise en scène de Jean Vilar

08 avril 1961
05m
Réf. 00454

Notice

Résumé :

En 1961, Claude Barma réalise Henri IV, de Luigi Pirandello, interprétée par la troupe du TNP dont c'est le premier spectacle à la télévision. Jean Vilar joue le rôle titre. Extrait du film.

Date de diffusion :
08 avril 1961
Source :
ORTF (Collection: Henry IV )
Compagnie :
Lieux :

Éclairage

En 1957, pour le dixième anniversaire du Festival d'Avignon qu'il a lui-même créé en 1947, Jean Vilar propose deux créations et deux rôles à sa mesure : il monte Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot, où il joue l'archevêque de Canterbury, et Henri IV de Luigi Pirandello, où il interprète le personnage éponyme. À ses côtés se trouvent Lucienne Le Marchand, Simone Bouchateau, Jean-Pierre Darras, Jean Topart et Jean-Pierre Moulinot dans les principaux rôles. Les décors et les costumes sont de Léon Gischia, et la musique de Maurice Jarre. Ce choix n'est pas le fruit du hasard. Avec Meurtre dans la cathédrale, Jean Vilar reprend le spectacle qu'il avait créé au Théâtre du Vieux Colombier en 1945, et par lequel il avait commencé d'accéder à la notoriété. Quant à Henri IV, la pièce avait été jouée pour la première fois à Milan en 1922, puis André Barsacq l'avait montée en 1950 au Théâtre de l'Atelier : on trouvait déjà dans la distribution Jean Vilar, Germaine Montero et Jean-Paul Moulinot, et Léon Gischia y signait les costumes et les décors ! Vilar s'avance donc en terrain connu, il faut d'ailleurs noter que c'est la seule pièce de Pirandello qu'il met en scène durant sa carrière.

Mais s'il ne fait pas d'autres incursions dans l'œuvre du dramaturge italien, il porte à la scène sa pièce la plus fascinante et la plus riche, une de celles aussi qui donne au comédien l'occasion de montrer toutes les facettes de son talent. Car dans Henri IV comme dans Six personnages en quête d'auteur ou Ce soir on improvise, c'est l'extraordinaire complexité du jeu comme caractéristique même de la condition humaine que Pirandello expose, à travers une mise en abyme vertigineuse. Le point de départ de la pièce est un accident survenu lors d'une cavalcade costumée : un jeune homme qui portait le costume d'Henri IV tombe de cheval et, se cognant la tête, perd la raison. Le voilà convaincu d'être son personnage. Sa famille et ses amis l'entretiennent dans cette illusion, et reconstituent son entourage selon la mode du XVIe siècle. Douze ans après, le jeune homme recouvre ses esprits, et découvre la situation : sa compagne, Mathilde, est devenue la maîtresse de Belcredi, ce dernier étant l'auteur de l'accident qu'il a provoqué pour se débarrasser de son rival. Le jeune homme, devenu un homme mûr, prend conscience de sa solitude, et du vertige d'une existence privée de passé et de sens. Il se raccroche à l'image de Mathilde que lui renvoie Frida, la fille de celle-ci, vêtue du costume que portait sa mère douze ans auparavant. Alors qu'il s'apprête à l'embrasser, Belcredi cherche à l'en empêcher et reçoit un coup mortel de la part de l'homme. Désormais, le pseudo Henri IV n'aura d'autre choix que de continuer à simuler la folie pour rester libre.

Si la pièce aborde des questions aussi fondamentales que le rapport au temps, l'identité, la vérité des sentiments, l'aliénation et la simulation, exaltant ainsi l'art dramatique lui-même qui depuis toujours s'est emparé de ces questions, elle le fait par le biais d'une intrigue captivante. Elle garde d'autre part une unité forte d'être traversée de bout en bout par le monologue du prétendu Henri IV, qui se plaît à observer de l'intérieur cette vie à laquelle il n'a plus accès, et qui inverse ainsi le rapport acteurs-spectateurs de façon troublante. Le document présenté est tiré du film réalisé en 1961 par Claude Barma : il s'agissait du premier spectacle à la télévision de la troupe du TNP. La distribution a un peu changé par rapport aux représentations de 1957, Jean Vilar jouant avec Christiane Minazzoli, Jean Topart, Germaine Montero, Jacques Lalande, Jean-Paul Moulinot. Dans une mise en scène dépouillée qui reste fidèle à l'esthétique du TNP, on perçoit l'intensité de jeu dont Vilar investit son personnage, et l'ambiguïté qu'il lui confère. Dans l'extrait proposé, le pseudo-Henri IV révèle aux hommes qui composaient sa suite qu'il a recouvré la raison, et leur démontre la fragilité de la frontière qui séparent les fous des gens “raisonnables”, alors que ces derniers obéissent aussi, quotidiennement, aux ordres des morts.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

(Silence)
Vilar Jean
Ah les bouffons ! Les bouffons, les bouffons ! C'était un clavier de couleurs. Je n'avais qu'à l'effleurer, et elle devenait blanche, rouge, jaune, verte ! Et cet autre, Pierre Damien. Parfait, parfait ! Je l’ai démasqué ! Il n’a pas osé reparaître devant moi ! Mais regardez donc cet imbécile, qui me fixe, la bouche ouverte… Tu ne comprends pas ? Tu ne vois donc pas comment je les traite, comment je les désarticule, comment je les oblige à paraître devant moi, ces pantins demi-morts d’épouvante ! Et ce qui les terrifie, c’est uniquement ceci : que je leur arrache leur masque et surprenne leur déguisement. Comme si ce n’était pas moi qui les avais contraints à se déguiser, pour le plaisir que j’ai de faire le fou !
Inconnus
Comment peux-tu ?
Vilar Jean
Ah en voilà assez ! J’en suis excédé ! Finissons-en !
(Silence)
Vilar Jean
Quelle insolence ! Se montrer aujourd'hui devant moi, avec son amant auprès d’elle. Et ils se donnaient des airs de pitié, pour ne pas exaspérer un pauvre homme déjà hors du monde, hors du temps, hors de la vie ! Sinon, croyez-vous que cet homme-là aurait accepté une pareille tyrannie ! Car ils prétendent, eux, tous les jours, à toutes les minutes, que les autres soient comme ils le désirent ! Ce n'est pas de la tyrannie, cela. Non, non, c’est leur façon de penser, de voir, de sentir. Chacun a la sienne ! Vous aussi, vous avez la vôtre. Mais quelle est-elle ? Celle des bêtes de troupeau, misérable, changeante, incertaine ! Et eux, ils en profitent. Ils vous font subir et accepter leur façon de voir, et vous voyez et sentez comme eux, ou plutôt, ils en ont l’illusion ! Car, enfin, que parviennent-ils à imposer ? Des mots ! Des mots. Des mots, que chacun comprend et répète à sa façon… Et c’est ainsi pourtant que se forme ce que l’on appelle l’opinion courante ! Ah malheur à celui qui, un beau jour, se trouve marqué d’un de ces mots que chacun répète ! Le mot« fou », par exemple, ou bien, que sais-je moi, le mot« imbécile » ! Mais dites-moi, peut-on rester calme à l’idée que quelqu’un s’acharne à persuader aux autres que vous êtes tel qu’il vous voit, lui, à vous marquer dans l’estime des autres, selon le jugement qu’il a porté sur vous ? « Un fou ». « Un fou » ! Je ne parle pas d’aujourd’hui, où je fais semblant de l’être ! Je parle d'avant ma chute de cheval, avant ce choc sur ma tête.
(Silence)
Vilar Jean
Vous vous regardez dans les yeux. Quelle révélation, hein ? Le suis-je ou ne le suis-je pas ? Eh oui, je suis fou ! Mais alors, par dieu, à genoux, tous, à genoux devant moi ! Et touchez trois fois la terre du front ! Comme ceci, là ! Devant les fous, tout le monde devrait être à genoux !
(Silence)
Vilar Jean
Ah ! Relevez-vous, bêtes de troupeau. Vous m’avez obéi et vous pouviez me passer la camisole de force ! Écraser quelqu’un sous le poids d’un mot, cela n'est rien, c'est écraser une mouche ! Toute la vie est écrasée sous le poids des mots ! Le poids des morts ! Regardez moi ! Pouvez-vous croire sérieusement qu’Henri IV vit encore ? Et pourtant, je parle et vous commande, à vous, qui êtes vivants. C’est moi qui vous veux ainsi ! Cela vous semble une plaisanterie, n'est-il pas vrai, que les morts continuent à dominer la vie ? Ici, ici oui, c’est une plaisanterie. Mais sortez, allez dans le monde des vivants. Le jour paraît. Le temps s’étale devant vous. C’est l’aube. Ce jour qui naît, pensez-vous, nous allons le créer nous-mêmes ? Ah oui ! Vous-mêmes ! Et toutes les traditions ! Et toutes les habitudes ! Vous vous mettez à parler ? C’est pour répéter toutes les phrases qui se sont toujours dites ! Vous croyez vivre ? Vous remâchez la vie des morts !