Eugène Ionesco

14 mars 1960
07m 37s
Réf. 00011

Notice

Résumé :

Entretien avec Eugène Ionesco qui raconte sa jeunesse entre la Roumanie et la France et comment il est devenu dramaturge. Il s'explique ensuite sur son théâtre, sur la façon dont il est perçu, et sur la signification du mot "absurde".

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Date de diffusion :
14 mars 1960
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Éclairage

Eugène Ionesco (1909-1994), dramaturge d'origine roumaine, passe son enfance en France puis enseigne le français à l'université de Bucarest. Il revient définitivement en France en 1938, où il publie de nombreuses pièces de théâtre. L'évocation de son nom fait tout d'abord penser à son théâtre et à la vague d'innovation dramatique de l'après-guerre qui l'accompagne. On songe aussi, presque immédiatement, à La Cantatrice chauve (1950) et à La Leçon (1951), jouées sans interruption au Théâtre de la Huchette depuis 1957.

Son goût pour la caricature, l'humour et le comique grinçant l'inscrivent dans la lignée des pourfendeurs des conventions sociales et de l'illogisme, le classant parmi les auteurs fondateurs du théâtre de l'absurde. Ses plus grands succès sont Rhinocéros (pièce montée en 1960 par Jean-Louis Barrault), pièce qui dénonce le totalitarisme et Le Roi se meurt (pièce écrite en 1962), qui confronte l'homme avec l'angoissante question de sa mort. Ses oeuvres cherchent à démontrer le tragique de notre modernité occidentale, en révélant une crise du langage. Il a été élu en 1970 à l'Académie française.

Aurélia Caton

Transcription

Journaliste
Alors c'est Ionesco.
Eugène Ionesco
Bonjour Nicolas. Comment allez-vous ?
Journaliste
Bonjour Odette, comment allez-vous ? Et bien oui, c'est Ionesco.
(Musique)
Journaliste
Vous venez d'entendre une scène de sa première pièce, La Cantatrice chauve.
(Musique)
Journaliste
Au mois de mai 1950, elle était jouée pour la première fois au théâtre du Noctambule, un petit théâtre de la rive gauche. 10 ans après, voilà Eugène Ionesco consacré. Il a été traduit dans toutes les langues. A Paris, il est inscrit aux côtés de Claudel, Anouilh, Marivaux et Shakespeare, au répertoire du théâtre de France par les soins de Jean-Louis Barrault. Voici, à sa disposition, les grands publics, les grands théâtres et les grands déploiements de mise en scène.
(Musique)
Jean-Louis Barrault
Voilà. Mes enfants, je vous remercie. Maintenant, il ne reste plus qu'à mettre le Hun. Mettez le Hun et puis à ce soir. Merci encore.
Journaliste
Pour certains, Eugène Ionesco, l'auteur du Rhinocéros est l'Aristophane des temps modernes. Pour d'autres, c'est simplement un chansonnier qui a lu Kafka. Mais un créateur n'est pas responsable de la littérature faite autour de son oeuvre. Ionesco, qui ne s'est jamais, jusqu'ici, expliqué devant les téléspectateurs, va nous dire lui-même ce qu'il en est. Eugène Ionesco, d'où vient votre nom ?
Eugène Ionesco
Je m'appelle Ionesco comme mon père. Ionesco veut dire Fils de Jean. Mon père était Roumain. Ce nom est très répandu en Roumanie comme les Jansen danois, les Johnson anglais. Ionesco, c'est Martin, Dupont, Durant réunis.
Journaliste
Mais vous êtes pourtant profondément de culture française ?
Eugène Ionesco
Oui, je suis citoyen français. Je suis venu en France à l'âge d'un an, je suis parti à 13 ans et demi, je suis retourné chez mon père à 13 ans et demi. J'ai donc passé mes premières années, les premières années de ma vie en France. Mon enfance est française.
Journaliste
Et à 13 ans et demi, vous êtes reparti en Roumanie pour plusieurs années ?
Eugène Ionesco
Oui. J'y suis resté jusqu'à 26 ans. J'ai appris le roumain. J'ai fini mes études secondaires et mes études universitaires. A 24 ans, je suis devenu professeur de français dans un lycée de Bucarest. J'ai été deux ans professeur. Et en 1938, à 26 ans, je suis revenu à Paris. J'ai eu une bourse pour faire une thèse de doctorat en Sorbonne, une thèse qui n'a été ni finie ni commencée. Mais j'ai toujours eu le goût de la littérature. J'ai toujours écrit, comme on dit, des poèmes inspirés de Francis Jammes et de Maeterlinck à la fois, des essais critiques, des débuts de romans et ainsi de suite. Sinon, j'ai écrit une pièce de théâtre qui s'est appelée La Cantatrice chauve pour faire rire les amis, tout simplement, et je l'ai lue à des amis. Les amis ont ri. Alors je me suis dit que peut-être je pourrais exploiter cette pièce et la faire jouer en entier ou en partie dans des cabarets pour augmenter mes revenus. Mais je n'attachais absolument aucune importance à mon activité théâtrale. Je rêvais aux romans, aux essais.
Journaliste
Vous êtes devenu, en quelque sorte, un auteur de théâtre malgré vous ?
Eugène Ionesco
Je suis un auteur de théâtre malgré moi.
Journaliste
Et après 10 ans, pensez-vous que vous faites un théâtre de recherche ou que votre oeuvre, dans on ensemble, s'inscrit dans la ligne du théâtre classique ?
Eugène Ionesco
Ecoutez, je suis un peu prisonnier de ce qu'on a dit de moi. On a dit que c'était un théâtre de recherche alors j'ai dit moi aussi que c'était un théâtre de recherche. Et en cherchant bien, je me suis aperçu que ça pouvait être un théâtre de recherche.
Journaliste
Dans votre oeuvre, le monde est absurde comme dans Alfred Jary, et l'homme y est tout seul comme dans Kafka. Est-ce là votre philosophie de la vie ?
Eugène Ionesco
Je ne sais pas. Il est très difficile de définir le mot absurde. A mon avis, le monde n'est pas absurde à l'intérieur de lui-même. Tout est logique. On a dit par exemple que la mort de Camus était absurde. Elle n'est pas absurde du tout. Une voiture a dérapé, il y a eu un arbre, la voiture s'est écrasée contre l'arbre. C'est tout à fait logique et tout à fait explicable. Mais ce qui me semble absurde, c'est d'exister, c'est l'existence en soi qui me semble non pas absurde mais invraisemblable, incompréhensible, étonnante. Maintenant, évidemment, il y a des choses qui ne vont pas à l'intérieur même de l'existence. Et en ce sens, on peut dire qu'elles sont absurdes. Mais dans la mesure où je dis qu'une chose est absurde, c'est que l'absurde ne règne pas. Il ne règne d'abord pas à l'intérieur de moi-même. De quel droit puis-je dire qu'une chose est absurde si je n'avais pas, en moi, le modèle intérieur de ce qui n'est pas absurde ? Pour ce qui est de la solitude, je crois que nous sommes à la fois ensemble et seuls. Mais je crois que lorsqu'on est ensemble, très souvent, on est seul. Et je crois que c'est au fond de ma solitude profonde que je retrouve les autres et qu'il y a possibilité de communion. Dans mon angoisse fondamentale, dans ma peur de la mort, dans mon amour, je retrouve la mort, la peur de la mort et la façon d'aimer de n'importe quel homme de tous les temps. Et ce qui me parait maintenant fondamental et extrêmement important, c'est de mettre l'accent non pas sur les différences mais sur ce qui identifie les hommes entre eux.
Journaliste
La plupart de vos pièces, en tout cas, décrivent un monde humain qui est un monde de cauchemars. Sans doute le faites-vous en pensant à un monde meilleur ? Quel est le monde de vos rêves ?
Eugène Ionesco
Je ne fais pas... je ne fais que des cauchemars pour le moment. Et ce n'est pas ma faute si je ne fais que des cauchemars. Il n'y a qu'à regarder autour de nous et on s'aperçoit vraiment que le monde est cauchemardesque. Mais si je le dénonce en tant que cauchemar, c'est qu'il se peut que le cauchemar disparaisse.