De nos envoyés spéciaux dans le bled

05 mai 1961
15m 30s
Réf. 00015

Notice

Résumé :

Après l'échec du putsch des généraux à Alger en avril 1961, Cinq colonnes à la une interviewe des militaires restés loyaux au gouvernement français. Sur le terrain, en Kabylie, ces hommes témoignent de leurs choix tout comme les soldats du contingent.

Type de média :
Date de diffusion :
05 mai 1961
Source :

Éclairage

Dans la nuit du 21 au 22 avril 1961 à Alger, quatre généraux – Maurice Challe, Edmond Jouhaud, André Zeller et Raoul Salan (qui ne rejoindra Alger que le 23) – prennent la tête d'un coup d'État avec l'appui du 1er régiment étranger de parachutistes dont le commandement par intérim est assuré par Hélie Denoix de Saint Marc. Un coup de force qui fait suite à la conférence de presse du 11 avril au cours de laquelle le général de Gaulle avait parlé de l'Algérie comme d'un État souverain, ce qui provoqua la colère de ceux qui croyaient que l'Algérie française avait encore un avenir.

Le 23 avril, en réaction à ces événements, le général de Gaulle prononça un discours dont le contenu autant que la forme revêtaient une dimension militaire : « Un pouvoir insurrectionnel s'est établi en Algérie par un pronunciamiento militaire. [...] Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire expéditif et limité. [...] Leur entreprise conduit tout droit à un désastre national ». Terminant son allocution par une demande de soutien – « Françaises, Français, voyez où risque d'aller la France, par rapport à ce qu'elle était en train de redevenir. Françaises, Français, aidez-moi ! » –, le général avait finalement su trouver les arguments permettant de sortir de la crise.

Quatre jours après le putsch, l'ordre est donc rétabli. Les troupes qui ont suivi les généraux se rendent de même que le commandant Hélie Denoix de Saint Marc et les généraux Challe et Zeller (quelques jours plus tard). Challe et Zeller seront condamnés à quinze ans de détention et à la perte de leurs droits civiques tandis qu'Hélie Denoix de Saint Marc est condamné à dix ans de réclusion. Quant aux généraux Salan et Jouhaud, ils entrent dans la clandestinité. Arrêtés en mars et avril 1962, le premier sera condamné à la prison à perpétuité, le second à mort. Mais quelle que soit leur peine, tous furent amnistiés en 1968, ceci à la faveur de la loi du 31 juillet.

Le 5 mai 1961, Cinq colonnes à la une diffuse une édition spéciale sur la situation en Algérie. Dans ce reportage, c'est aux hommes qui ont refusé de suivre les putschistes que l'on s'intéresse. Le premier à répondre aux questions est le général Fonde qui, très affecté, explique ne pas comprendre les motivations qui ont pu pousser le général Challe – dont il est proche – à aller si loin dans l'opposition.

Loyauté, obéissance, respect pour les camarades, autant de sentiments qui sont exprimés et décrivent une armée fidèle au général de Gaulle mais aussi aux valeurs militaires. Comme souvent à l'occasion d'événements importants, c'est Pierre Dumayet qui conduit les entretiens et écoute avec empathie des hommes souvent bouleversés.

Mais si ces militaires n'ont pas rejoint la rébellion, ils tentent toutefois d'expliquer les raisons qui ont favorisé des prises de position impensables en d'autres périodes de l'histoire contemporaine. Avec cette hypothèse : c'est parce que, en Algérie, l'armée doit agir au sein de la population que la définition de leur rôle s'est trouvée perturbée. Selon le commandant Robert, les putschistes étaient animés d'un objectif qui, « en toute conscience », consistait à faire pression sur le gouvernement pour l'enjoindre à changer une position politique qu'ils jugeaient mauvaise. Comprenant tout en désapprouvant les options prises par ses collègues, le commandant exprime une certitude qui, d'une certaine façon, est aussi une leçon de morale : « Dans sa majorité, si le choix lui est donné librement, une fois la paix faite, une fois les combats cessés, cette population [que souhaitaient protéger les putschistes] choisira la solution qui lui donnera le contact le plus étroit possible avec la France ».

Le message de Cinq colonnes à la une se veut donc rassurant : les mauvais choix de quelques-uns ne ternissent pas l'armée. Le reportage en atteste : celle-ci reste consciente du devoir qui lui incombe et qui consiste à servir un gouvernement engagé sur la voie de la paix.

Béatrice Fleury

Transcription

(Silence)
Pierre Dumayet
Est-ce que cela a pesé pour vous, dans la décision que vous aviez à prendre ?
(Silence)
(Silence)
Colonel Fonde
Certainement.
(Musique)
Pierre Dumayet
Comment l’armée, restée fidèle, a-t-elle paré le coup que la rébellion lui a porté ? Nous sommes allés, pour le savoir, interroger des officiers et des hommes d’un régiment d’infanterie de marine dont le PC se trouve en Kabylie, à Bordj Menaïel. Ce régiment est commandé par le colonel Fonde.
(Silence)
Pierre Dumayet
Mon Colonel, puis-je vous demander de vous présenter ?
Colonel Fonde
Eh bien, je commande le secteur de Bordj Menaïel et aussi le 9e régiment d’infanterie de marine. Ceci veut dire que j’ai, dans mon secteur, un régiment, ce régime d’infanterie de marine et d’autres éléments.
Pierre Dumayet
Au cours de ces quatre jours, chez vous dans votre régime, il n’y a pas eu de problèmes, n’est-ce pas ?
Colonel Fonde
Il n’y a pas eu de problèmes, en définitive. La compréhension de tous et la discipline ont fait que toute difficulté a été écartée extrêmement rapidement même s’il y en a eu.
Pierre Dumayet
Vous leur avez demandé ce qu’ils pensaient ?
Colonel Fonde
Oui, je leur ai demandé ce qu’ils pensaient. Le premier jour, je les ai réunis à 4 heures du matin. Je leur ai fait part des événements tels que je les connaissais, tels qu’ils m’avaient été communiqués par le général commandant la zone. Et à ce moment-là, je leur ai demandé de me dire leurs réflexions en toute franchise sur les événements.
Pierre Dumayet
Dans la journée du samedi, Alger et les insurgés vous ont contacté ?
Colonel Fonde
J’ai noté, et je vois sur mon agenda, que vers 11 heures, j’ai eu un coup de téléphone d’Alger. Mon correspondant me demandait… me rappelait l’estime que Challe avait pour moi. Il me demandait de prendre contact avec lui. Je crois lui avoir répondu que, moi, je commandais un secteur en Kabylie, que je dépendais du général commandant la Kabylie, et qu’il n’y avait pas de raisons que je prenne des contacts ailleurs.
Pierre Dumayet
Le général Challe avait été votre supérieur immédiat pendant longtemps, n’est-ce pas ?
Colonel Fonde
Eh bien, j’étais sous les ordres du général Challe au moment du 13 mai. Je servais à l’état-major général des armées. Mais j’étais avec lui depuis… C’était en 1958. J’étais avec lui depuis deux ans, déjà. J’ai servi avec lui de 1956, à mon retour d’Indochine, jusqu’à son départ pour l’Algérie.
Pierre Dumayet
Vous aviez des relations amicales avec lui, par conséquent ?
Colonel Fonde
Evidemment, très amicales. Je crois qu’il me témoignait de l’amitié en même temps que de l’estime…
(Silence)
(Silence)
Colonel Fonde
Je ne pense pas… Et… Oui. J'ai essayé de trouver les raisons qui poussaient le général Challe à agir de cette façon. Je me suis souvenu du 13 mai, aussi bien que du 24 janvier et de l'opinion qu'il avait alors... des craintes que ces mouvements, s'ils n'étaient arrêtés trop tôt, très tôt, très rapidement… ne produisent en métropole, une situation extrêmement grave… dramatique… Et je me suis demandé pourquoi, il pouvait, lui, maintenant créer cet… risquer de créer cet état, qu'il craignait tant auparavant. Je n'ai pas trouvé de réponse. Je n'ai pas trouvé. Si bien que rapidement mon parti a été pris, en dehors de tout sentiment du devoir et de loyauté envers le gouvernement.
(Silence)
Pierre Dumayet
D'après ce que je viens d'entendre, ce que vous venez de dire c'est par raison et non seulement par obéissance que vous avez été loyal, Mon Colonel.
Colonel Fonde
Vous dire, quel est le premier réflexe, je crois bien que c’est mon sens… Je m’excuse. C’est mon sens aïgu de la loyauté. Malgré tout, j’ai essayé de raisonner. Je me suis demandé : « Mais pourquoi Challe fait-il cela ? » Et je vous dis que je n’ai pas trouvé les raisons. Si bien que ma raison a renforcé mon sentiment, inné, de respect de la légalité et de loyauté.
(Silence)
Pierre Dumayet
Ces soldats du contingent, nous les avons rencontrés dans le bled, dans le petit poste de [Hainé Lamra]. C’est dans la solitude de ce coin de Kabylie qu’ils ont suivi les événements. Comment avez-vous appris que quelque chose se passait à Alger ?
Soldat 1
Eh bien, d’abord par la radio, et ensuite par notre commandant de compagnie.
Pierre Dumayet
Vous avez été inquiet ou non ?
Soldat 2
De suite, si. Mais après, on a été rassurés par l’attitude de nos chefs, et tout.
Soldat 3
C’est-à-dire non, on n’était pas tellement inquiets. Nous, on attendait les ordres de nos chefs pour vraiment savoir à quoi s’en tenir, et quoi faire d’après les événements qui allaient suivre. Et c’est tout.
Pierre Dumayet
A quel moment avez-vous été le plus inquiet pendant ces trois jours ?
Soldat 4
Enfin, je pense que c’est lorsqu’on nous a annoncé à Radio France qu’il y avait x régiments qui se ralliaient et que le contingent suivait, en particulier.
Pierre Dumayet
Qu’est-ce que vous avez pensé à ce moment-là ?
Soldat 4
J’ai pensé que c’était pas possible.
Pierre Dumayet
Vous ne l’avez pas cru alors ?
Soldat 4
Je ne l'ai pas cru.
Pierre Dumayet
Vous avez entendu l’appel du général de Gaulle, à 8 heures, le dimanche ?
Soldat 1
Oui, affirmatif. Nous avons tous entendu, on a pris le relais avec le poste de métropole.
Pierre Dumayet
Quel sentiment avez-vous eu à ce moment-là ?
Soldat 1
Un grand sentiment, de soulagement d’abord, parce qu’on avait le général de Gaulle derrière nous d’abord. Deuxièmement, ces sentiments, c’était les nôtres.
Soldat 4
Je m’attendais à une certaine fermeté. Il est vrai que j’ai été satisfait.
Pierre Dumayet
Quels sentiments avez-vous éprouvés après avoir entendu ce discours ?
Soldat 5
Je savais que ça allait s’arranger, que la population française et la métropole allaient quand même répondre et l’aider. C’est ce qu'il a demandé d’ailleurs : « Aidez-moi ».
Pierre Dumayet
Après le discours du général de Gaulle, vous avez pensé que, peut-être, vous seriez appelés à ouvrir le feu sur les insurgés ?
Soldat 6
Oh, quand même pas. Parce qu’enfin, on n’envisageait pas d’en arriver jusque-là. Parce qu’on pensait qu’il fallait que ça s’arrête avant, quoi. Ce n’était pas possible que des soldats du contingent tirent dessus, quoi.
Soldat 7
De mon point de vue, je pense qu’un soldat du contingent n’ouvrira pas le feu contre un autre soldat de contingent.
(Silence)
Pierre Dumayet
Dans un PC de compagnie, autour duquel plusieurs villages ont été regroupés, où l’école est pleine d’enfants, nous avons demandé à deux officiers de vous dire ce que furent, pour eux, ces quatre jours dramatiques. L’un de ces officiers est le commandant Robert, l’autre est un capitaine.
Capitaine Chavanne
Capitaine Chavanne.
Pierre Dumayet
Vous commandez ici ?
Capitaine Chavanne
La 13e compagnie.
Pierre Dumayet
Comment se sont passés ces quatre jours pour vous ? Comment ont-ils commencé, d’abord ?
Capitaine Chavanne
Eh bien, ils ont commencé sur un ordre du commandant Robert me demandant d’envoyer un élément au pont d’Isserbourg, un élément de contrôle de circulation au pont d’Isserbourg.
Pierre Dumayet
Vous ne saviez pas pourquoi ?
Capitaine Chavanne
Je ne savais pas pourquoi.
Pierre Dumayet
Quand avez-vous compris pourquoi ?
Capitaine Chavanne
Deux heures plus tard, en écoutant la radio.
Pierre Dumayet
A ce moment-là, vous pensiez qu’il n’y avait personne, chez vous, qui serait tenté de rejoindre les rebelles ?
Capitaine Chavanne
Absolument pas.
Pierre Dumayet
Vous pensiez qu’il n’y avait personne ?
Capitaine Chavanne
Personne.
Pierre Dumayet
Et vous-même, mon Capitaine, est-ce que vous n’avez pas été questionné sur ce que vous pensiez des événements, par vos supérieurs, par le commandant Robert, précisément ?
Capitaine Chavanne
Le commandant Robert m’a demandé si je tenais à rester à la tête de ma compagnie.
Commandant Robert
Pour tout le monde, à tous les échelons, le problème s’est posé de la façon suivante. Nous avons une responsabilité de chef, de responsable d’une unité. Moi, à l’échelon bataillon, le capitaine Chavanne à l’échelon de sa compagnie. La décision que nous avions à prendre ne nous engageait pas nous seuls. Elle engageait obligatoirement, sans restriction possible, sans doute possible pour nous, toute l’unité. Par conséquent, moi je ne pouvais pas décider d’une position sans avoir, au préalable, vu mes commandants de compagnie, Chavanne, en l’occurrence, ici, et lui demander ce qu’il pensait, ce que pensait sa compagnie face aux événements d’Alger. Ceci était notre première réaction. Une réaction, si vous voulez, de contact à travers les renseignements que nous avions.
Pierre Dumayet
C’est-à-dire, vous, Commandant, vous avez, en quelque sorte, sondé les gens qui dépendaient de vous ?
Commandant Robert
Oui, exactement.
Pierre Dumayet
Est-ce que l’appel du général de Gaulle a été déterminant ?
Capitaine Chavanne
Pour nous, il n’a fait que nous confirmer dans la position que nous avions prise au départ.
Pierre Dumayet
Il vous a appris, aussi, que, peut-être, vous allez être obligé de tirer, d’ouvrir le feu sur des militaires rebelles qui étaient vos camarades ?
Commandant Robert
Pour nous, je crois même ici, là où nous étions, c’était véritablement un drame, un drame effroyable de conscience que de penser que l’évolution de la situation pouvait nous amener à ouvrir le feu sur des camarades, sur des Français. Autrement dit, à déchaîner, ici, une guerre civile, et qui plus est au milieu de la population de ce pays. C’est là vraiment, pour nous, que s’est posé, je crois, véritablement le plus grave problème depuis le début des événements.
Pierre Dumayet
Est-ce que vous avez pensé, à ce moment-là, que vous auriez vous, personnellement, peut-être à ouvrir le feu ?
Capitaine Chavanne
Je ne l’ai jamais pensé parce que j’ai été optimiste au départ. Je pensais que l’affaire n’avait pas de chance de réussir, que les insurgés eux-mêmes n’auraient jamais dans l’idée de tirer sur nous.
Pierre Dumayet
Est-ce que vous pensez qu’une situation comparable à celle de ces quatre jours aurait pu se produire en 1939 par exemple, 38 ?
Commandant Robert
Je pense qu’à ce moment-là, pour l’armée et pour le militaire, il était absolument impensable, mais inpensable. L’idée ne venait même pas à être examinée. Il était impensable que des éléments de l’armée puissent prendre une position qui était une position politique, qui a été une prise de position politique.
Pierre Dumayet
Par conséquent, avant la guerre, le militaire se devait d’obéir sans réfléchir au préalable. Pourquoi ce changement, justement ? Puisque même les officiers loyaux, que vous avez été, même vous, vous avez réfléchi avant d’obéir, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui explique ce changement ?
Commandant Robert
Eh bien, si vous voulez, je prends une image. Je crois qu'elle éclaire assez bien. Vous vous souvenez peut-être de cette lutte qui s’est passée en Cyrénaïque et en Libye entre l’armée allemande et les armées alliées. On ne peut pas rêver de terrain plus nettement dégagé de toute population et livré au sol militaire. Les militaires s’y bagarrent avec leur technique, avec leur procédé. Et se bagarrent jusqu’au moment où il y en a un qui a gagné et l’autre a perdu. Puis, le problème est réglé localement. Ici, le problème n’est pas du tout ça. Nous sommes au milieu de la population, dans la population, avec, comme objectif, dès le départ, d’engager cette population de notre côté, de l’aider à évoluer, de l’aider à prendre conscience des problèmes de village d’abord. Ne serait-ce que ces problèmes : à savoir ce que c’est qu’un conseil de village, un conseil municipal, de ce que sont les problèmes d’agriculture localement, etc. etc.
Pierre Dumayet
Votre métier de militaire est, maintenant, plus que convaincre que de vaincre ?
Commandant Robert
Oui.
Pierre Dumayet
Et c’est la raison pour laquelle, peut-être, on trouve, là, l’explication même du comportement de certains officiers qui se sont rebellés ?
Commandant Robert
Je pense que pour ces officiers-là, avant cette nécessité du respect absolu de la discipline et de l’autorité de l’État, il y a eu, en toute conscience, en toute honnêteté… Moi je connais des chefs et des camarades qui ont agi autrement. Eh bien, je suis sûr que pour ces chefs et pour ces camarades, avant ce qui a été, pour nous, le raisonnement n°1, le principe n°1 à respecter, il y a eu cette certitude, en toute conscience, que le gouvernement avait pris une mauvaise position sur le plan politique. Et que pour arriver au résultat que nous souhaitons tous, pour ces camarades, pour ces chefs, il fallait faire pression sur le gouvernement, faire changer le gouvernement d'attitude. Et je pense que c’est là un des éléments déterminants dans le choix qui a été fait par ceux qui ont accepté l’autorité d’Alger. Ces gens-là ont posé comme principe, je pense, que la politique actuelle était une politique d’abandon de cette population. Pour nous, nous considérons qu’il n’en est rien, et qu’actuellement, le contact que nous avons avec cette population nous permet d’affirmer que, dans sa majorité, si le choix lui est donné librement, une fois la paix faite, une fois les combats cessés, cette population choisira la solution qui lui donnera le contact le plus étroit possible avec la France.