François Mitterrand à propos de son livre Présence française et abandon

05 février 1958
13m 04s
Réf. 00083

Notice

Résumé :
Pierre Desgraupes reçoit le député François Mitterrand, ancien Ministre de la France d'Outre-Mer, venu présenter son livre Présence française et abandon.
Date de diffusion :
05 février 1958
Source :

Éclairage

En 1957, alors que les pays de l’ancienne Indochine, le Maroc et la Tunisie sont émancipés de la domination française, François Mitterrand publie Présence française et abandon. Député de la Nièvre, il a occupé onze postes ministériels dont ceux de la France d’Outre-Mer (juillet 1950-juillet 1951), puis de l’Intérieur et de la Justice en pleine guerre d’Algérie. Son ouvrage défend le bilan de l’action de Pierre Mendès France à partir des accords de Genève, et appelle à la création d’une grande communauté fédérale. En février 1958, il vient présenter son ouvrage dans l’émission de Pierre Desgraupes. Depuis plusieurs mois, le parlementaire n’appartient plus au pouvoir exécutif, après une tentative malheureuse d’accéder à la Présidence du Conseil. 

La position qu’il soutient est liée au proche contexte national et international, mais aussi à son expérience aux responsabilités. François Mitterrand a le sentiment que la France a accompli « d’admirables réalisations » outre-mer, et que les liens tissés ne doivent pas être dilapidés par le maintien de formules qu’il pense « dépassées ». 

Le député souligne l’écart entre les principes de l'Union française et leur application, institution qui prône depuis 1946 « l'égalité des droits et des devoirs » au sein d’organes inégalement représentatifs. N’envisageant pas l’indépendance, François Mitterrand estime que le « fédéralisme » est la clef pour éviter la dissolution de ce qu’il reste de la France d’outre-mer. Il oppose les deux anciennes doctrines d’administration coloniale que sont l’assimilation, c’est-à-dire l’application du droit français sur le sol ultramarin, et l’association. Selon lui, l’assimilation a échoué, notamment en Algérie, à outrepasser les spécificités culturelles. La solution réside dans une large autonomie multilatéralement consentie avec l’Afrique subsaharienne. Convaincu du potentiel économique des ressources dont regorge ce continent, il souhaite y encourager les investissements dans un contexte politique apaisé, contredisant ainsi le journaliste Raymond Cartier qui considérait le lointain domaine français comme une charge plutôt qu’une chance.

François Mitterrand ne formule pas de propositions institutionnelles précises. Quelques mois plus tard, en septembre 1958, farouchement opposé au retour du Général de Gaulle, il appelle à voter « non » au référendum sur la Constitution de la Ve République, qui prévoyait pourtant des institutions fédérales pour la future Communauté française.
Elodie Salmon

Transcription

(Musique)
Pierre Desgraupes
Eh bien, c’est un livre politique que nous présentons encore cette semaine, mais la politique, lorsqu’elle traite des problèmes qui nous concernent tous, euh, cesse d’avoir le sens restrictif qu’elle a quelquefois pour l’homme de la rue. François Mitterrand, qui a été deux fois Ministre de la France d’Outre-mer pendant 16 mois consécutifs, aborde en effet dans ce livre un problème, une question plus exactement que vous entendez chaque jour posée autour de vous, que vous posez sans doute vous-même, que nous posons tous. Cette question, euh, elle est peut-être particulièrement sensible d’ailleurs aux gens de, d’une certaine génération à laquelle appartient François Mitterrand, à laquelle il se trouve que j’appartiens aussi. Car nous nous souvenons de, des atlas de l’avant-guerre, de lorsque nous étions au lycée et nous nous souvenons de la place qui occupait ce qu’on appelait alors l’Empire Français et cette place évidemment, elle diminue considérablement. Nos enfants n’auront pas les mêmes atlas que nous, c’est un fait. Et dans la rue, souvent, vous entendez dire, alors, où ça va s’arrêter, Saïgon, Tunis, Rabat, l’Algérie, demain peut-être l’Afrique Noire. Mais c’est cette question que François Mitterrand pose dans ce livre et c’est à cette question qu’il essaie de répondre, en répondant à trois questions qui se ramènent à celle-là. D’abord pourquoi en est-on arrivé là, et ensuite, peut-on stopper ce, ce mouvement, et enfin, troisièmement, si oui, comment ? Alors, Monsieur le Ministre je, je vous laisse la parole, pourquoi, selon vous, en est-on arrivé là ?
François Mitterrand
Vous avez parlé de l’Empire Français, la fin de l’Empire se situe à la fin de la dernière guerre à Brazzaville, au cours d’une conférence organisée par le Général de Gaulle et dirigée par Monsieur Pleven. On a décidé à ce moment-là, unilatéralement, de faire cesser un régime, sans doute valable pour l’époque, mais de domination de la Métropole française sur ce que l’on appelait les colonies. Et la constitution de 1946, qui a été votée par le peuple français, a concrétisé de nouvelles dispositions. On a dit, désormais, les peuples d’Outre-mer disposeront librement demain. Je crains par ailleurs qu’on n’ait pas prévu les dispositions d’application. Et pendant ce temps, le monde a bougé, en 1947, c’est l’Inde, 250 millions d’habitants qui devient libre et se coupe en deux, Pakistan d’un côté, Hindoustan de l’autre. Et en 1948-49, c’est l’Indonésie, 100 millions d’habitants avec les îles aux beaux noms, Java, Sumatra, Bornéo, Bali. Et en 1949, c’est 600 millions de chinois qui, à travers Mao Tsé Toung, voient la fin d’un régime social périmé. Et pendant ce temps, la France tenait courageusement, loyalement en Indochine. Etait-ce concevable que sur des bases, que je crois personnellement dépassées, la France pût tenir au centre de ce monde qui voyait 1 milliard des siens obtenir, avaient-ils tort, avaient-ils raison, ce n’est pas mon propos, ce qu’ils appelaient eux leur liberté. C’est pourquoi je crois que la France, notre pays, malgré d’admirables réalisations, n’a pas su à temps, dans ses institutions et dans sa politique, prévoir et s’adapter. C’est pourquoi je pense que après Genève, et Diên Biên Phu, après Carthage qui fut un essai constructif, à mon sens, d’autonomie interne dans un sens fédéral d’accord entre la Tunisie et la France. Puis les accords de La Celle-Saint-Cloud entre le Maroc et la France qui virent le retour du sultan exilé et de la proclamation de l’indépendance du Maroc. Je crois que pour l’Algérie et l’Afrique noire, un sérieux examen de conscience se pose aux Français.
Pierre Desgraupes
Oui, ce qui m’amène à poser la question que j’ai annoncée tout à l’heure, pensez-vous qu’on puisse stopper ce mouvement que vous venez de décrire et qui est à l’échelle mondiale d’ailleurs ?
François Mitterrand
Je le crois à condition que, qu’on ait beaucoup d’audace. Mais je ne pense pas qu’il soit possible de s’en tenir à des formules dont on a vu l’échec par ailleurs. Je crois que l’Algérie, depuis déjà si longtemps assimilée à la France, euh, qui bénéficie sans doute d’un statut original mais qui appartient à la République Française, je crois que l’Algérie et les algériens quelle que soit leur origine, ne pourra jamais s’intégrer à la Métropole par les lois de l’assimilation. Il faut tenir compte des différences, et dans ce cas-là, si l’on veut faire le barrage à l’indépendance, barrage si difficile à tenir devant l’énormité du courant qui s’annonce vers nous, il faut que chaque algérien, français d’origine, musulman, peu importe, se sente libre chez lui.
Pierre Desgraupes
Oui, je voudrais, Monsieur le Ministre, sans faire un petit cours de politique, que vous expliquiez ce qu’est l’assimilation et ce qu’est le fédéralisme, puisque je crois que ce sont les deux grandes doctrines politiques qui s’affrontent en France du moins, euh, comme solutions à ce problème.
François Mitterrand
C’est pourquoi, lorsque j’ai dit libre chez lui, je n’ai pas dit, comme tel polémiste pourrait me le faire dire, je veux séparer l’Algérie de la France. Non, euh, je ne le crois pas et je ne le veux pas. Mais je pense que les deux seules manières d’envisager le refus de l’indépendance, c’est ou bien l’assimilation, l’intégration qui tend à quoi ? Que des hommes forts estimables et forts importants défendent en France, Monsieur Soustelle, Monsieur Bidault, quelques autres.
Pierre Desgraupes
Oui
François Mitterrand
Euh, qui tendent à dire, bien l’Algérie, décidément, on la traitera comme on traite la Bretagne ou la Provence. Sort fort honorable, le problème n’est pas là, il est de savoir si c’est possible. Et puis, il y a ceux qui disent, euh, pour obtenir le même résultat, c’est-à-dire, maintenir des liens permanents entre la France Métropolitaine et l’Algérie, il faut que des institutions assez souples de caractère fédéral permettent aux Algériens de disposer, comme le dit notre constitution, librement d’eux-mêmes ; à la condition que d’une manière contractuelle, ils veuillent bien, en même temps que les métropolitains, consentir à des pouvoirs communs pour tout ce qui concerne les affaires générales, diplomatiques, militaires, sécurité, langue, culture, monnaie. Je ne veux pas énumérer. Il faut que l’Algérie reste liée à la France mais ce ne sera pas par la force que nous y parviendrons, même si la force s’avère indispensable pour faire la démonstration à nos adversaires qu’eux non plus ne l’emporteront pas.
Pierre Desgraupes
Vous-même, vous êtes fédéraliste.
François Mitterrand
Je suis donc fédéraliste. Oh ! Je n’ai pas l’esprit de système, je peux reconnaître que le fédéralisme, ici ou là, ne doit pas être appliqué comme cela tout de go et simplement par une opération, un postulat que l’on pose, et aussitôt après, on prétend le faire entrer dans les faits. Il y a entre l’Algérie et tel ou tel territoire d’Afrique noire et telle ou telle province de Madagascar des différences évidentes. Cependant, si l’on veut définir ma position, oui, je suis fédéraliste parce que je ne crois pas que l’on puisse faire autre chose qu’associer les hommes. Et l’association, c’est un contrat, un contrat présuppose la liberté de signature. Il ne peut pas y avoir dans le siècle où nous vivons, et je crois que c’est le signe principal qui marque le milieu du XXe siècle. Il ne peut pas y avoir d’ensemble politique qui ne soit consenti, on peut tenter le contraire. Je crains qu’alors, on ne prenne la suite de Saïgon, de Carthage, de La Celle-Saint-Cloud et le reste.
Pierre Desgraupes
Oui, justement, en ce qui concerne l’Afrique noire on entend dire assez fréquemment que l’Afrique noire actuellement, le problème des liens de la Métropole avec l’Afrique noire se présente sous de meilleurs auspices que ce ne sont présentés jusque-là les liens de la France avec les autres territoires dont vous nous parlez.
François Mitterrand
Pour une raison qui me paraît aller dans le, exactement dans le sens de ce que je viens de dire, parce que les représentants de l’Afrique noire sont des gens qui représentent valablement leurs peuples. En Afrique noire, il y a des élections, et des élections régulières. En Afrique noire, il y a le suffrage universel. Le suffrage universel désigne des Assemblées Territoriales munies de pouvoir législatif. Ces Assemblées Territoriales désignent des gouvernements, des conseils de gouvernements, de telle sorte que ce sont les autochtones eux-mêmes qui sont appelés à gérer leur territoire sous certains contrôles, sous certaines règles, cela se conçoit. Et qui iront d’ailleurs en s’estompant, en diminuant. Mais ceux qui nous parlent, Monsieur Houphouët-Boigny, aujourd’hui Ministre de la Santé publique du Gouvernement de Monsieur Gaillard, Monsieur Modibo Keïta, Secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil du même gouvernement, l’un représentant de la Côte-d'Ivoire, l’autre représentant du Soudan. Et ici, Monsieur Senghor au Sénégal, là Monsieur Sékou Touré en Guinée représentent valablement leurs peuples et ce qu’ils disent peut être cru. Parce que lorsque on a abouti à un accord, il est tenu par des gens responsables. Voilà pourquoi nous pouvons franchement espérer qu’en ce qui concerne l’Afrique noire, par un accord mutuel entre gens représentatifs, les accords seront tenus, respectés dans le cadre d’une communauté désirée. C’est ce que chacun dit par tous.
Pierre Desgraupes
Il y a une question qu’on entend souvent posée au sujet de l’Afrique noire également, Monsieur le Ministre, vous la connaissez probablement mieux que moi, vous l’avez entendue, c’est une question qui a été posée par un journaliste français c’est Raymond Cartier, je crois qu’elle a reçu… Il en est issu une doctrine qu’on appelle même aujourd’hui le Cartiérisme, n’est ce pas ? Et cette doctrine dit que peut-être que l’Afrique noire, précisément dans la mesure où finalement elle n’aura de lien avec la France que dans la mesure où la France en sera uniquement le financier, est une chose qui, est un investissement qui peut-être est mauvais et que elle coûte plus cher qu’elle ne rapporte. Et on donne l’exemple de l’Allemagne qui n’a pas de colonies et d’autres pays qui n’ont pas de colonies, comme l’Italie et qui, n’ayant pas de colonies, ont une économie peut-être plus dynamique et plus jeune. Alors, je voudrais connaître votre sentiment sur cette objection étant entendu que je pense que vous ne faites pas vôtre cette thèse, je voudrais savoir pourquoi ?
François Mitterrand
C’est une thèse, en effet, que Monsieur Cartier a développé. Euh, le congrès de Bamako qui est le grand congrès des peuples d’Afrique noire euh, l’a franchement condamnée. On pourrait dire parce qu’ils craignent de voir la source se tarir. Je crois que ce serait une vue un peu trop simple. Et il est certain que si l’on déverse sur l’Afrique noire ou blanche des milliards et des milliards d’investissements, à l’heure actuelle, chaque année, plus de 200 milliards. Il faut des garanties. Il est évident que 200 milliards et quelques et demain davantage répartis dans l’Afrique instable politiquement, c’est risquer d’avoir perdu l’investissement initial et plus tard le profit. Donc, l’investissement massif doit s’accompagner de la stabilité politique. Donc, nous devons tout faire pour prévoir la révolte, non pas par une répression préalable mais par des institutions souples et adaptées. Mais, je ferais une constatation, ce sera une seule, un des seuls aspects polémiques de notre conversation, euh, c'est que je suis, j’observe avec grande curiosité que ce sont ceux-là mêmes qui veulent le maintien de formules et institutions qui me paraissent absolument dépassées qui, pour acheter en somme, le terme n’est pas trop fort, le consentement politique des autochtones africains, distribuent sans contrôle d’énormes quantités d’argent. Alors que ma thèse est tout à fait différente, je dis, dans la mesure où vous consentez l’autonomie politique à ces territoires, rien de plus normal, à compter du moment où il s’agit de partenaires nettement différenciés, que de laisser au partenaire métropolitain qui lui, accorde ses investissements, les moyens de contrôle de ses investissements sans une, sans que les peuples d’Afrique noire puissent être mêlés autant qu’ils le sont aujourd’hui à la distribution dont ils profitent. Et voilà pourquoi je pense que la différenciation, la souplesse, la fédération permettent à la fois d’avoir des institutions générales et des institutions spécialisées. Alors, quand nous aurons fait cela, le Cartiérisme aura d’autant moins de sens que les Français auront pu comprendre que le pétrole, le fer, le manganèse, l’or, le diamant, euh, l’uranium sont déjà découverts dans le sous-sol africain et qu’après tout, l’investissement dans un pays fidèle parce que libre est un investissement rentable. Voilà ce que je voulais vous dire sur ce point.
Pierre Desgraupes
Oui Monsieur le Ministre, je vous remercie. Je rappelle le titre de ce livre qui paraît chez Plon, j’ai oublié de le dire Présence française et abandon par François Mitterrand.
(Musique)