Interview with Luis Bunuel

14 mai 1960
04m
Ref. 00062

Transcription

François Chalais
Plus sérieux encore, le grand metteur andalou du "Chien Andalou" et de "Los Olvidados", Luis Bunuel nous attendait. Luis Bunuel, comme tous les êtres qui se mettent tout entier dans leurs oeuvres, qui ne cachent rien d'eux lorsqu'ils travaillent, lorsqu'ils s'expriment pour un public, lorsque vous vous montrez en particulier, vous êtes, au contraire, extrêmement secret. On dirait que vous essayez d'en montrer d'autant moins que vos oeuvres veulent en montrer d'avantage. Vous refusez, par exemple, toutes les interviews. Je ne dis pas ça par forfanterie, parce que vous êtes là, que vous acceptez de répondre à nos questions. Mais j'aimerais savoir à quoi cela correspond ?
Luis Bunuel
J'ai une certaine pudeur de l'exhibitionnisme, c'est mettre en face d'une caméra, soit à la télévision, des photographies. C'est très courant dans notre époque, n'est-ce pas ? Mais pour moi, pour des raisons tout à fait personnelles et peut-être irrationelles, j'ai une certaine horreur à ça. Et je n'aime pas la publicité. Je vis dans un monde assez retiré. Et peut-être à cause de ça aussi, je n'aime pas m'exhiber.
François Chalais
Enfin, il vous arrive de rencontrer des écrivains ou des journalistes qui disent des choses que vous aviez envie que l'on dise ?
Luis Bunuel
Oui. J'en ai rencontré, des fois.
François Chalais
Parce que très souvent, lorsque nous lisons ce genre d'exégèse à propos de Renoir ou de Hitchcock ou de qui vous voudrez, de Mankiewicz, ou de vous-même, on est quelquefois un peu effaré parce qu'on se demande si vous avez pensé à tant de choses quand vous étiez en train de faire un film, en train de vous battre avec la pellicule et avec une idée.
Luis Bunuel
Est-ce qu'on a commis de très graves erreurs à votre sujet ? Oui. D'abord, la plus petite situation, le geste le plus ambigu, on l'interprète symboliquement. Je n'ai jamais fais de symboles. Bien entendu, tout peut être symbolique. Mais personnellement, je ne tâche pas de faire des symboles.
François Chalais
C'est-à-dire que vous ne pouvez plus mettre un cactus au milieu d'un désert, ça donne trois pages de littérature ? On voit laquelle. Luis Bunuel, vous avez été beaucoup attaqué dans votre vie, et c'est exact ce que vous disiez, tout à l'heure : on vous a même extrêmement insulté, ce qui est un peu surpenant pour le metteur en scène auquel nous devons "Robinson Crusoe", "El", "Los Olvidados", beaucoup d'autres chefs-d'oeuvres. Vous avez même dû quitter votre pays et émigrer, aller vivre au loin. Est-ce que, malgré cela, vous avez pu conserver le sentiment que vous étiez un homme libre ?
Luis Bunuel
La liberté totale n'existe pas. Je n'étais jamais libre. Je suis libre quand je ferme les yeux et je suis avec moi-même, sans ça, je me sens toujours enchaîné. Et justement, l'inconformisme, c'est cette tendance à casser les chaînes, à récupérer sa propre liberté, chose qui est impossible. C'est pour ça, dans l'inconformisme, c'est permanent et total avec la réalité, c'est-à-dire.
François Chalais
Considérez-vous que la liberté d'esprit et de création soit, aujourd'hui, plus menacée qu'elle ne l'était autrefois ?
Luis Bunuel
Ah oui, tout le monde est plus menacé. La liberté d'expression aussi.
François Chalais
Pourtant, ça devrait être le contraire. Les guerres sont à peu près finies, les gens ont quand même évolué. Certains conformismes ont disparu. Les enfants sont évolués plus jeunes. Et vous croyez que malgré ça, la situation est plus grave ?
Luis Bunuel
Oui, la situation est plus grave.
François Chalais
Qu'est-ce qui le vous fait dire ?
Luis Bunuel
Je ne crois pas que ça soit beaucoup plus grave, c'était toujours grave. Mais maintenant, à cause des condictions du monde actuel, des conditions économiques, politiques, ça s'est aggravé beaucoup. Du point de vue de la liberté humaine, aujourd'hui, nous sommes beaucoup moins libres, par exemple, qu'il y a trente ans, dans le monde. Ca se voit par les restrictions, les passeports, la haine. Je crois que nous sommes dans un monde très [inaudible], aujourd'hui.
François Chalais
Alors, que faut-il faire ?
Luis Bunuel
Qu'est-ce qu'il faut faire ? Rien. Fermer les yeux. Et quelques-uns et les autres, lutter.