François Chalais
Sur le front des films, "Mon Oncle", de Jacques Tati, a certainement fourni aux festivaliers leur premier thème véritable de controverse.
Pour "Mon Oncle" ou contre, les esprits s'affrontent, chacun traitant l'autre d'imbécile dès le moment que l'on n'est pas de son avis.
Cette mise au point étant incontestablement l'un des grands avantages d'une entreprise culturelle.
En attendant le verdict du jury, Jacques Tati nous a rendu visite dans notre studio de la réserve du Miramar.
Oui, c'est là, l'endroit où nous travaillons.
On s'excuse, d'ailleurs, de vous recevoir aussi mal.
Chaque jour, nous progressons davantage.
Mais là, comme vous êtes extrêmement occupé et qu'il s'est passé beaucoup de choses aujourd'hui, on s'est dit tant pis, on ne va pas pas préparer de décor, ça vous permettra de voir dans quelles conditions difficiles nous travaillons.
Pour une fois, d'ailleurs, ça sera assez intéressant parce que nous avons le droit d'avoir des caméras dans le champ, d'avoir des micros, et on ne va pas s'en priver.
Jacques Tati
Ça doit résonner, non ?
François Chalais
En général, le son se plaint de toute façon.
C'est vrai que vous êtes un homme très occupé, Jacques Tati... Vous avez fait votre petit travail, là ?
N'importe quoi pour déranger le monde ! Vous êtes un homme très occupé, vous êtes arrivé ce matin et vous repartez quelques heures après ?
Jacques Tati
En principe, demain soir.
François Chalais
Demain soir. Quel est l'emploi du temps de quelqu'un comme vous, qui est venu, en somme, présenter un film en tant que vedette, en tant que réalisateur, ce qui double ses occupations ?
Jacques Tati
Pour moi, je n'ai pas eu à me plaindre. Ça ne s'est pas trop mal passé. Je suis arrivé très tôt, ce matin, à l'heure où, je crois que dans le fond, tout Cannes dormait.
François Chalais
Nous, on était là.
Jacques Tati
Vous, vous étiez là. C'était très gentil, d'ailleurs.
Mais enfin, il n'y avait personne à la gare.
J'ai attendu, d'ailleurs le second train... parce que tous les techniciens du film viennent au festival.
C'est la première fois que nous faisons ça.
J'ai trouvé, moi, que c'était très normal.
En principe, vous le savez très bien, à Cannes, on photographie surtout des starlettes, ce qui est très sympathique, d'ailleurs.
Elles ont le droit d'être là également au mois d'août. Ce n'est pas une telle nouveauté de voir de charmantes jeunes filles à Cannes.
Or que pendant la période du festival, c'est quand même la période du cinéma, je trouve que quand on a travaillé pendant vingt six semaines avec une équipe technique, il est normal que le film terminé, qu'ils viennent également à Cannes, pour passer l'examen.
François Chalais
C'est une très très agréable idée, une très gentille idée.
Mais ça ne veut pas dire que vous ayez du temps de libre parce que je suis sûr que vous êtes harcelé, au téléphone, de toute manière, pour vous photographier.
Ecoutez, ici, pour vous avoir à ce studio, il a déjà fallu vraiment prendre rendez-vous sur une liste déjà très complète.
Jacques Tati
Oui, mais moi, ça ne s'est pas trop mal passé. Je vous le dis, je suis dans un hôtel qui est très calme.
Evidemment, je crois qu'il y en a d'autres qui sont déjà très pleins. Il faut se faire voir.
Mais quand on a envie de ne pas être trop en vue, à Cannes, je crois que ça se passe pas mal.
François Chalais
Mais là, on devait par exemple vous tourner il y a déjà une demi-heure.
Et on m'a téléphoné que vous seriez en retard parce que vous étiez avec madame Jayne Mansfield.
Ça fait partie des obligations professionnelles, ça. C'est curieux.
Jacques Tati
C'est un autre aspect du cinéma. On m'a demandé de faire une photo.
Elle est arrivée très gentiment. Elle m'a présenté son mari qui est d'ailleurs très sympathique.
Il est très fort. Ça forme un très beau couple.
Et alors, je me suis laissé photographier au milieu de ces deux personnages, je crois pour une publicité de je ne sais quoi.
François Chalais
Alors, on va parler, maintenant, d'un autre aspect du cinéma, celui auquel vous venez de faire allusion.
Il y a environ deux ans et demi, j'ai commencé une émission qui s'appelait Cinépanorama et qui depuis, a continué et la première personne que nous avions interviewé dans cette première émission, c'était vous.
C'est vous qui avez essuyé les plâtres. Vous n'avez pas eu de chance. On n'était pas encore très au point, d'ailleurs.
On n'était pas très brillants les uns les autres, d'ailleurs, il faut bien le dire, mais enfin, c'était très sympathique quand même.
Et ce n'est pas pour cela que je vous en parle maintenant, mais il y a deux ans et demi, vous m'avez parlé d'un projet que vous aviez, d'un film que vous commenciez qui s'appelait "Mon Oncle".
Or, ce film, vous le présentez maintenant, au festival de Cannes, où il représente la France.
Vous avez donc mis un temps extrêmement long à faire ce film.
Pourquoi travaillez-vous aussi lentement ?
Jacques Tati
Tout le monde trouve que je suis lent. C'est exact, certainement.
Moi, je ne perds pas mon temps.
Je prépare d'abord mon sujet et j'en fais un découpage assez soigné.
Je cherche mes décors, je cherche également mes interprètes dans la vie.
Je n'ai pas une liste d'acteurs en me disant untel fera le rôle du banquier.
Alors, tout ça prend, évidemment, beaucoup de temps.
J'ai également travaillé la couleur.
Je me suis donné le mal de raconter mon histoire en couleur, c'est-à-dire que la couleur ne vienne pas gêner le récit.
C'est-à-dire que le personnage, qui a son importance, s'il a une cravate rouge et qu'on doit le voir donc on le voit.
Mais il ne faut pas qu'il y en ait un autre derrière qui ait une cravate verte, si vous voulez, plus importante que son....
Alors, j'ai évidemment fait tout ça.
Et tout ça m'a pris énormément de temps.
Je ne flâne pas.
Je me lève de bonne heure.
Je travaille toute la journée.
Et après, j'ai été dans l'obligation d'en faire, comme vous le savez, le montage.
Et après que j'en ai fait un film, je l'ai sonorisé.
Je suis même étonné de l'avoir fini.
François Chalais
En général, quand on travaille longtemps sur un sujet, on finit par le prendre en grippe, et même, quelquefois, par ne plus le voir du tout.
Jacques Tati
Non, non. Moi, je... Voyez-vous, c'est le contraire. Moi, je travaille bien.
Je connais vraiment mon sujet par coeur, mes personnages.
Et même une chose qui peut peut-être vous intéresser : je finis même par le tourner sans scénario.
Je n'ai jamais de scénario. Et pourtant, tout a été préparé, parce que je connais justement mon sujet par coeur.
Et je sais que monsieur Arpel devra ouvrir la porte et madame Arpel devra lui répondre, de l'autre côté.
Alors, on peut me poser beaucoup de questions pendant le tournage, je sais. Enfin, je crois.
François Chalais
Je voudrais savoir ce que représente, pour vous, le mot "gag" ?
Si un monsieur s'assied sur une chaise et que cette chaise, elle s'écroule, c'est un gag.
Mais si c'est mal tourné, mal mis en scène, c'est très mauvais ?
Jacques Tati
Oui. Mais enfin, ce n'est pas tellement ça.
Le gag, vous savez, c'est une expression américaine, un effet comique qui a été... ou en principe inventé.
Vous pouvez obtenir, également, puisqu'on parle de gags, vous également pouvez obtenir un effet par simplement une observation.
Vous avez, par exemple, ce que j'essaye de faire, et ce que j'ai essayé de faire dans "Mon Oncle", c'est de mettre, justement, le personnage d'Hulot au même niveau que les autres personnages du film.
C'est-à-dire il n'en fait pas plus que monsieur Arpel, il en fait presque un peu moins que la bonne des Arpel.
Pour donner une certaine vérité au personnage comique.
François Chalais
Est-ce que vous avez un autre film en préparation ?
Parce que quand même, en deux ans et demi...
Jacques Tati
On a toujours... Enfin, on croit toujours qu'on aura beaucoup de temps pour tout raconter.
On a, soi-disant, beaucoup de choses à raconter.
Mais pour le moment, je suis un peu fatigué.
J'ai énormément travaillé.
J'avais eu un accident très grave en voiture, ce qui m'a tout de même assez diminué.
Et là, pour le moment, je voudrais un petit peu me reposer, mais surtout pas à Cannes.