Entretien avec Jules Dassin

01 mai 1955
07m 25s
Réf. 00022

Transcription

François Chalais
Par un étrange phénomène, les deux Américains qui, jusqu'ici, ont eu le plus de succès, ne représentent pas l'Amérique mais la France. Il s'agit d'Eddie Constantine et de Jules Dassin. Jules Dassin d'ailleurs, que nous avons dans notre studio, timide, rougissant, aimable, oubliant d'un seul coup tout un français qu'il comprend pourtant parfaitement, et le retrouvant chaque fois qu'une idée l'intéresse ou l'amuse. Jules Dassin, nous connaissions bien vos oeuvres en France depuis " La Cité sans voile " et ceux de vos films que nous avons appelés, d'ailleurs assez bizarrement, " Les Démons de la liberté ", " Les Bas-Fonds de Frisco ", " Les Forbans de la nuit ", enfin des titres je crois qui ne correspondaient pas beaucoup aux titres américains...
Jules Dassin
Non...
François Chalais
Non merci, je ne fume pas.
Jules Dassin
français...
François Chalais
Non, même français. Quelquefois américain d'ailleurs...
Jules Dassin
Je n'en ai pas !
François Chalais
Vous, toujours français ? C'est une habitude qu'on prend vite.
Jules Dassin
Oui, ils sont bien. Oui, je préfère le français.
François Chalais
Même quand on fait du cinéma dans les studios français. Nous en sommes en tout cas très heureux, que vous en ayez pris cette habitude, de travailler chez nous.
Jules Dassin
Moi aussi, merci.
François Chalais
Car depuis le "Rififi chez les hommes", maintenant votre nom en France est universellement connu et accepté. Ce film, qui est d'ailleurs un vrai chef d'oeuvre, à l'avis de tous les gens qui s'y connaissent un petit peu, même ceux qui ne s'y connaissent pas, ce qui est encore plus rare et plus important, eh bien ce film est invité à être projeté au festival. Et justement à propos du "Rififi", il y a une question que je voudrais vous poser : il est très étonnant qu'un metteur en scène étranger, pour son premier film, ait choisi un milieu qu'en général les étrangers ne connaissent pas du tout... C'est ce qu'on appelle d'ailleurs le vrai milieu, le milieu justement... Comment est-ce que cela se fait ? Pour des étrangers, le milieu c'est un espèce de Montmartre truqué, avec des boîtes de nuit stupides et des espèces de, enfin le côté gai Paris. Vous votre gai Paris, il n'est pas du tout " gai Paris "... Il y a quelque chose de très intéressant ici, parce que quand on parle de milieu, on parle toujours de Montmartre.
Jules Dassin
Oui. Mais tout le monde dit que j'ai vraiment trouvé le milieu, et j'ai tourné presque rien à Montmartre. J'ai beaucoup tourné à Ménilmontant ...
François Chalais
Oui.
Jules Dassin
... à Belleville... et presque rien à Montmartre.
François Chalais
Et vous connaissez quand même bien Montmartre ? Vous avez trouvé tous ces endroits
Jules Dassin
Ah oui.
François Chalais
Vos extérieurs sont particulièrement bien choisis, vous avez mis longtemps à les connaître, on vous les a indiqués ? Vous avez beaucoup marché !
Jules Dassin
Beaucoup !
François Chalais
Oui.
Jules Dassin
Beaucoup.
François Chalais
Mais, votre film, il y a quelque chose qui est très intéressant, c'est qu'on a l'impression de sentir la température qu'il fait, il y a une espèce d'unité dans vos plans, dans votre ville, et on voit vraiment très bien Paris.
Jules Dassin
Ça me fait grand plaisir.
François Chalais
Et est-ce que vous comprenez l'argot maintenant ?
Jules Dassin
Pas beaucoup, non, non, pas beaucoup !
François Chalais
Pourtant vous avez été en rapport avec des gens qui le parlaient bien. Votre auteur Auguste Le Breton par exemple... Racontez-moi la première fois où vous avez rencontré Auguste Le Breton.
Jules Dassin
Alors c'était chez notre docteur, Henri [Berard]. Il est entré... Vous le connaissez ?
François Chalais
Je connais très bien Auguste Le Breton mais peut-être que certains de nos spectateurs ne le connaissent pas.
Jules Dassin
Alors, il est très intéressant, il est très beau d'ailleurs. Très beau, très intéressant, et il est entré avec un peu de...
François Chalais
Méfiance.
Jules Dassin
Exact, merci... et moi aussi d'ailleurs.
François Chalais
On dirait toujours qu'il a une bombe dans sa poche.
Jules Dassin
Oui, j'y ai cru ! j'y ai cru !
François Chalais
Peut-être qu'il en a une d'ailleurs !
Jules Dassin
Non, non ! On est devenus amis très, très vite... Je le trouve charmant, et très tendre... très, très tendre.
François Chalais
Comme tous les durs. Il avait son chapeau sur la tête ?
Jules Dassin
Evidemment.
François Chalais
Quelques fois, il a une casquette d'amiral, enfin de marin.
Jules Dassin
Oui, avec de gros sabots.
François Chalais
De gros sabots, oui...
Jules Dassin
Oui, oui... et il les porte...
François Chalais
... surtout quand il ne pleut pas d'ailleurs.
Jules Dassin
Quand il pleut, il porte des chaussures comme...
François Chalais
Et, comment est-ce que vous avez fait pour vous comprendre puisque ni l'un ni l'autre vous ne parlez le français? Lui il parle l'argot, vous vous parlez l'américain.
Jules Dassin
On s'est très vite compris.
François Chalais
Oui.
Jules Dassin
On a parlé surtout des personnages.
François Chalais
Oui.
Jules Dassin
On essaie d'entrer dans le mobile, dans l'intérieur des personnages, et il m'a tout de suite appelé juge d'instruction...et, comme ça, ça a bien démarré.
François Chalais
Vous étiez un juge d'instruction mais vous devez être très méticuleux, on sent que chaque chose que vous faites, vous y avez beaucoup réfléchi. Enfin, le cambriolage, par exemple, dans le "Rififi" qui dure 35 minutes je crois, sans un mot de dialogue, est une mécanique d'horlogerie qui dégoûterait n'importe qui de voler. Ça a l'air tellement difficile, donc il vaut mieux être honnête.
Jules Dassin
Oh merci.
François Chalais
C'est un film très moral ce que vous avez fait.
Jules Dassin
Ça doit décourager les gens, c'est trop difficile, ce n'est pas la peine, ce n'est vraiment pas la peine.
François Chalais
Et maintenant, vous êtes installé près de Cannes, où ça exactement ?
Jules Dassin
A Mougins.
François Chalais
Mougins, c'est très joli.
Jules Dassin
Ah c'est formidable.
François Chalais
Depuis des années et des années on dit qu'on veut y construire des studios et puis on ne fait jamais rien, mais il est vrai qu'il y a de très grands studios à Mougins, oui. Et c'est un très vieux projet qui date de dix ans...
Jules Dassin
Ah bon.
François Chalais
...mais, pour le moment, vous voyez, on commence déjà à y accueillir des films parce que... Vous travaillez sur un film, vous préparez je crois...
Jules Dassin
Oui.
François Chalais
... un projet.
Jules Dassin
Oui.
François Chalais
Voulez-vous nous parler de ce projet ?
Jules Dassin
C'est... bien tôt, parce que c'est pour 56
François Chalais
Oui.
Jules Dassin
C'est un film qui demande donc une grande préparation. Je vais faire un film sur la vie de Victor Hugo.
François Chalais
Je dois dire en effet que c'est une entreprise gigantesque. Parce que Victor Hugo vous le savez c'était un dur et un dur beaucoup plus dur que ceux que vous montrez dans le "Rififi".
Jules Dassin
Ah, sûrement.
François Chalais
Par quel bout vous allez le prendre ? Il en a fait des choses cet homme, y compris des vers.
Jules Dassin
Alors c'était un géant, c'était un géant... un colosse...
François Chalais
Oui.
Jules Dassin
Mais intéressant, c'était l'homme qui a pu toujours changer. Et je suis toujours intéréssé par les hommes qui savent changer.
François Chalais
Oui. Vous savez Victor Hugo disait une chose, on lui reprochait d'être devenu républicain après avoir été royaliste. Et il disait : " Je préfère qu'on me reproche cela que si on me reprochait d'être devenu royaliste après avoir été républicain "...
Jules Dassin
Parfait.
François Chalais
...n'est-ce pas ?
Jules Dassin
Parfait.
François Chalais
Et c'est sur ce changement, que vous voulez, sur cette personne sans cesse en mouvement, cette conscience qui se développe que vous voulez faire votre film ?
Jules Dassin
Non, non... qui a un intellect toujours ouvert, une âme ouverte... et qui aime marcher avec le temps et souvent bien avant.
François Chalais
Oui. Et alors vous êtes enfermé avec beaucoup de livres et vous lisez ou...
Jules Dassin
J'ai à peine commencé, il y a 30 bouquins que je dois...
François Chalais
Toute sa vie Victor Hugo a écrit 300 vers tous les jours, je vous signale !
Jules Dassin
Bon, je m'en souviendrai !
François Chalais
Eh bien écoutez, je vous laisse. On vous reverra en 1956 pour savoir à quel volume vous en êtes...
Jules Dassin
Oh oui !
François Chalais
... mais en tous cas, d'Auguste Le Breton à Victor Hugo vous ne quittez pas la littérature française.
Jules Dassin
Merci.