Le cinéma selon Robert Bresson

30 novembre 1962
05m
Réf. 00080

Notice

Résumé :

A l'occasion de la sortie de son film "Le Procès de Jeanne d'Arc", le cinéaste Robert Bresson s'explique sur son projet, sur les sources qu'il a utilisées, sur sa rencontre avec son interprète principale, sur sa conception de l'acteur et sur son besoin de travailler en toute discrétion.

Type de média :
Date de diffusion :
30 novembre 1962
Source :
ORTF (Collection: Page cinéma )

Transcription

Mario Beunat
Robert Bresson vous venez de terminer "Le Procès de Jeanne d'Arc". Ce n'est pas la première fois qu'un film est consacré à Jeanne d'Arc, il y en a eu beaucoup, le dernier en date était signé d'Otto Preminger. Si vous aviez voulu en faire un, vous-même, est-ce que c'est parce que vous pensez que les autres n'avaient pas abordé le sujet comme il devait l'être ou bien est-ce que c'est pour une autre raison ?
Robert Bresson
Régine Pernoud, dans son livre sur la vie et la mort de Jeanne d'Arc, dit que vers 1840, un érudit a calculé qu'il y avait déjà cinq cent ouvrages sur Jeanne d'Arc. Et cinquante ans plus tard, elle dit que ce chiffre avait quintuplé. Elle dit aussi que jamais on ne s'était tant occupé de Jeanne d'Arc que depuis le début de notre siècle. Je pense que Jeanne d'Arc est un trésor inépuisable. Mais il y avait une raison, aussi, pour laquelle Jeanne d'Arc m'avait beaucoup attirée pour un film. C'est que j'avais l'espoir de la rendre actuelle. On se trompe si on voit Jeanne comme la petite paysanne que la légende a faite. Je pense qu'elle était très élégante. Les témoins, les gens du temps l'ont dit. Et je la vois tout à fait comme une jeune fille de maintenant.
Mario Beunat
Cette résurrection, vous l'effectuez à travers les minutes du procès, car vous vous êtes attaché uniquement aux interrogatoires des juges et aux réponses de Jeanne.
Robert Bresson
Mes seules sources ont été la minute du procès de condamnation, qui nous a été conservée, pour les interrogatoires et les dernières audiences, et les témoignages et les dépositions du procès de réhabilitation, survenu vingt cinq ans plus tard, pour les derniers instants.
Mario Beunat
Est-ce que vous ne craignez pas que cet extrême dépouillement qui vous est coutumier, cette recherche de l'essentiel, de la quintessence du sujet, puisse aller à l'encontre de l'émotion légitime que l'on peut éprouver devant Jeanne d'Arc ?
Robert Bresson
Je ne crois pas que jamais la complication et le désordre aient été source d'émotion. Je crois qu'au contraire, quand on veut faire une oeuvre, quand on veut lier plusieurs choses ensemble, il faut que ces choses soient nettoyées, très dépouillées. Quand un électricien veut joindre deux fils, il commence par les dénuder.
Mario Beunat
Vous avez dénudé les fils du procès ?
Robert Bresson
C'est ça.
Mario Beunat
Et votre héroïne, comment l'avez vous trouvée ?
Robert Bresson
Le hasard qui, tout de même, nous aide souvent. Une amie de Florence Delay a eu la gentillesse de l'amener chez moi un jour et j'ai tout de suite vu qu'il y avait une grande concordance entre elle et Jeanne d'Arc que j'avais en vue.
Mario Beunat
C'est-à-dire la Jeanne d'Arc telle que vous vous imaginez qu'elle a existé et qu'elle était ? Florence Delay n'est pas une actrice. C'est, d'ailleurs, coutumier chez vous de ne pas employer des comédiens professionnels.
Robert Bresson
C'est une habitude parce que je pense que le théâtre n'est pas le cinéma, le cinéma n'est pas le théâtre. Que dans un film il faut croire au personnage et non pas croire tantôt à l'acteur, tantôt au personnage. Et qu'un acteur est quelqu'un qui se cache continuellement derrière son jeu, derrière son art, comme il se cacherait derrière un paravent.
Mario Beunat
Il faut donc que le personnage soit neuf, authentique, ce qui explique aussi que certaines des vedettes de vos films, si l'on peut employer cette expression qui doit vous déplaire, n'aient pas fait de carrière ?
Robert Bresson
Exactement, oui.
Mario Beunat
Parce qu'ils sont les vedettes ou les acteurs d'un rôle ?
Robert Bresson
D'un rôle particulier.
Mario Beunat
Et vous estimiez qu'ils sont peut-être incapables d'être des acteurs d'un autre rôle ?
Robert Bresson
Je pense incapables si on les emploie comme je les emploie, c'est-à-dire sans aucun jeu, sans aucun truquage.
Mario Beunat
Oui mais, vous êtes tellement difficile et rigoureux qu'ils ne doivent pas avoir souvent l'occasion de tourner, sous votre direction tout au moins.
Robert Bresson
Non, je pense qu'il vaut mieux que je ne les emploie deux fois parce que je ne leur montre jamais le travail de la veille, comme on fait d'habitude avec les acteurs. Et je tiens, au contraire, beaucoup à ce qu'ils soient absolument inconscients de ce qu'ils font. De cette façon, je crois qu'on peut tirer d'eux des choses extrêmement profondes qu'on ne tirerait pas d'un acteur puisque comme je vous disais tout à l'heure, généralement il se cache derrière sa science, derrière son art, tandis que là on peut dire que, si vous voulez, le cinéma pourrait être, au lieu d'être une espèce de de théâtre photographié, pourrait être, au contraire, psychologiquement un moyen de découverte.
Mario Beunat
Et votre façon de travailler est aussi d'une extrême discrétion. Vous tournez en secret, vous n'aimez pas la publicité. Je dois avouer que j'ai eu beaucoup du mal à vous faire venir ici. Je vous remercie d'être venu. C'est là un trait de votre caractère. Est-ce que c'est absolument indispensable chez vous pour travailler ?
Robert Bresson
Je crois que ce travail de film demande une grande concentration. Et de plus, je ne pense pas qu'il soit très bon, d'abord, de parler de soi, ni de parler de ce qu'on fait. Il est très difficile d'expliquer clairement aux autres ce qu'on ne parvient pas toujours à s'expliquer à soi-même.
Mario Beunat
Et ceci vous confère, parmi vos collègues, une place à part.