Entretien avec Michel Droit, troisième Partie

15 décembre 1965
24m 39s
Réf. 00112

Notice

Résumé :

Troisième entretien télévisé entre le général de Gaulle, candidat à la présidence de la République, et Michel Droit, rédacteur en chef du Figaro littéraire, entre les deux tours de l'élection présidentielle. Par le dipositif adopté et l'attitude du Général, cette série d'entretiens cherche à faire oublier l'image d'un personnage lointain, voire hautain, et d'un homme vieilli. Ce troisième entretien traite des institutions. Tout au long de l'entretien, le général de Gaulle critique sans relâche le régime des partis, qui ne manquerait pas de s'emparer du pouvoir si lui-même n'était pas réélu le 19 décembre. Il parle également de l'opposition entre droite et gauche, qui lui permet d'évoquer l'image de la ménagère qui veut "le progrès sans la pagaille". Il se défend ensuite face à certaines accusations qu'on lui lance, celle d'exercer un pouvoir personnel, celle de restreindre les libertés publiques, celle de jouer la politique du "Moi ou le chaos", et rappelle à cette occasion le rôle qu'il a joué dans l'histoire du pays. Il donne enfin sa vision de la fonction présidentielle, telle qu'il la conçoit et telle que ses successeurs devront la concevoir, pour conserver la stabilité des institutions de la France. Pour conclure, le Général s'adresse directement aux Français, et termine sur une note positive, rappellant qu'il a toujours "marché droit, quoi qu'il arrive".

Type de média :
Date de diffusion :
15 décembre 1965
Type de parole :
Conditions de tournage :

Éclairage

À la fin de l'année 1965, les Français élisent leur président au suffrage universel pour la première fois : c'est un principe inscrit dans la Constitution depuis 1962, mais dont l'usage reste à légitimer. Parallèlement, à la télévision, un principe d'égalité est instauré pour tous les candidats qui disposent de 2 heures de temps de parole. C'est la première fois dans l'histoire du petit écran qu'une telle durée d'expression est attribuée aux différents courants politiques. Ainsi, le 19 décembre, les téléspectateurs assistent-ils, stupéfaits, à la profession de foi de cinq des six candidats à l'élection présidentielle dont celle du représentant MRP Jean Lecanuet ou celle de François Mitterrand de la Fédération de la Gauche Démocratique et Sociale. Tous profitent largement de leur liberté de parole. Seul le général de Gaulle - qui mène sa campagne du premier tour sur le thème "je refuse d'être un candidat comme les autres" - n'utilise qu'une trentaine de minutes réparties en trois allocutions. Cette stratégie ne sera pas payante : le ballottage - premier signe de l'usure du pouvoir et qui s'apparente, pour de Gaulle, à une défaite - va contraindre le président sortant à courtiser lui aussi l'électeur sur les ondes télévisées. Pour la campagne du second tour, il accepte de participer (c'est une première !) à une série de 3 entretiens (tous enregistrés le même jour) avec le fidèle Michel Droit. Menées sur un ton familier, ces discussions défont l'image d'un homme seul et imperméable aux sentiments des petites gens. Le troisième et dernier entretien est diffusé le 15 décembre ; il porte sur le fonctionnement de la République et de ses institutions mises en place par le général de Gaulle depuis maintenant près de 7 ans, et approuvées par les Français à plus de 80%. Et c'est d'abord contre le "régime des partis", qui a si longtemps gouverné la France, que le Général s'insurge. Fustigeant la Troisième et la Quatrième République, jugées impuissantes à accompagner les évolutions et à dénouer les crises, il réaffirme longuement quelle doit être la place du chef de l'État : au-dessus des partis. Il rappelle qu'en 1962, tous, à l'exception de l'UNR, avaient appelé à voter "non" au référendum qui devait décider de l'élection du président de la République au suffrage universel. Il répond ensuite aux attaques formulées par ses adversaires qui l'accusent d'exercer un "pouvoir personnel", rappelant son glorieux passé de chef de la France Libre et soulignant la responsabilité de son gouvernement devant l'Assemblée nationale. Enfin, il avertit que sa victoire est "pour le moment, une nécessité nationale" face au spectre du régime des partis qu'agite son adversaire du second tour. Il termine en s'adressant directement aux Français : "je n'ai jamais servi que votre affaire et, aujourd'hui et demain, je ne suis là que pour cela". Allègre, malicieux, clair et convaincant, le général de Gaulle séduit ; il remporte, le dimanche 19 décembre 1965, le second tour de l'élection présidentielle, face à François Mitterrand, avec 54,5% des voix. Dans Le Figaro Jacques Faizant dessine sa célèbre Marianne déclarant au Général : "Et, bien!...Tu vois, gros bêta ! Tu m'aurais parlé comme ça plus tôt !..".

Aude Vassallo

Transcription

(Silence)
Michel Droit
Mon général, nous étions convenu hier, je crois, que ce troisième et dernier entretien aurait pour thème la République et les institutions. Alors la première question que je voudrais vous poser est celle-ci. Le scrutin du 5 décembre aura, en tout cas, prouvé que 85 % des Français sont définitivement favorables à l'élection du Président de la République au suffrage universel, de même, bien entendu, que les candidats des différentes oppositions, même si cela n'avait pas toujours été leur avis.
Charles de Gaulle
D'autre part, aucun des candidats de ces oppositions, donc pas l'avantage monsieur Mitterrand qui sera votre adversaire au second tour, n'a explicitement remis en cause les institutions que vous avez créées et auxquelles vous êtes attaché. Par conséquent, il y a quelque chose que l'on comprend, là, assez mal. On nous dit quelquefois : "Si le général De Gaulle venait à ne pas être élu, les institutions seraient menacées".
Michel Droit
Et ce que l'on comprend mal, justement, c'est comment ces institutions pourraient être menacées par des gens qui ne les remettent pas en cause ?
Charles de Gaulle
Des institutions, une constitution, c'est une enveloppe. La question est de savoir ce qu'il y a dedans. Nous avons fait, j'ai proposé au pays de faire la constitution de 58 après les drames que vous savez, et dans l'intention que, d'ailleurs, j'avais annoncée de la façon la plus formelle et la plus publique, de mettre un terme au régime des partis. Il s'agissait d'empêcher que la République, l'Etat, fut, comme il l'était avant, à la discrétion des partis. Et c'est dans cet esprit que la constitution a été faite, et c'est dans cet esprit, que je l'ai proposée au peuple qu'il l'a approuvée, je suis sûr, qui l'a approuvée dans cet esprit. Alors, si malgré l'enveloppe, malgré les termes, malgré l'esprit de ce qui a été voté en 58, les partis se réemparent des institutions, de la République, de l'Etat, alors évidement, rien ne vaut plus. On a fait des confessionnaux, c'est pour tâcher de repousser le diable, mais si le diable est dans le confessionnal, alors, ça change tout. Or ce qui en train d'être essayé, c'est, par le détour de l'élection du Président de la République au suffrage universel, de rendre l'Etat à la discrétion des partis. Car comment peut marcher la constitution de 58, et comment marche-t-elle ? Et marche-t-elle très bien, je crois, depuis sept ans ? Elle marche grâce à un chef d'Etat qui n'appartient pas aux partis, qui n'est pas délégué par plusieurs partis, et même à plus forte raison, par tous, qui est là pour le pays, qui a été désigné, sans doute, par les événements, mais qui, en outre, répond à quelque chose qui est commun à tous les Français par-dessus les partis et qui est leur intérêt commun, leur intérêt national. C'est comme ça que la constitution marche depuis 58. Si, à la place de ce chef d'Etat qui est fait pour empêcher que la République ne retombe à la discrétion des partis, on met un chef d'Etat qui n'est que l'émanation des partis, alors, je vous le répète, on n'aura rien fait du tout, et tout ce qu'on aura écrit dans la constitution ne changera rien à rien. On en reviendra à ce qui était avant, avec, peut-être, quelques formes légèrement différentes, mais on en reviendra au gouvernement - si tant est qu'on puisse l'appeler comme ça - des partis. Et ce serait, j'en suis sûr, comme j'en ai toujours été sûr, une catastrophe nationale.
Michel Droit
Mon général, votre adversaire du second tour, monsieur François Mitterrand, se présente comme le candidat unique de la gauche. Et de fait, il est le candidat du parti communiste, du parti socialiste, du parti radical qui, en 1936, formaient, à eux trois, le Front Populaire. Mais, de votre côté, vos adversaires de droite vous ont souvent reproché d'avoir fait, en matière de décolonisation par exemple, une politique de gauche et de faire, encore aujourd'hui, en matière de politique étrangère, une politique de gauche. Je sais bien que les notions de gauche et de droite sont de plus en plus floues et entremêlées dans la politique française. Néanmoins, et peut-être justement pour cela, j'aimerais que vous précisiez la façon dont vous les entendez, dont vous les concevez, ces notions de gauche et de droite.
Charles de Gaulle
La France, c'est tout à la fois. C'est tous les Français. C'est pas la gauche, la France, c'est pas la droite, la France. Naturellement, les Français, comme de tout temps, ils l'ont eu, ressentent, en eux, des courants. Il y a l'éternel courant du mouvement qui va aux réformes, qui va au changement, qui est naturellement nécessaire. Et puis, il y aussi un courant de l'ordre, de la règle, de la tradition, qui, lui aussi, est nécessaire. C'est avec tout ça qu'on fait la France. Prétendre faire la France avec une fraction, c'est une erreur grave. Et prétendre représenter la France au nom d'une fraction, cela, c'est une erreur nationale impardonnable. Vous me dites : "A droite, on dit que vous faites une politique de gauche, au-dehors". A gauche, du reste, vous le savez bien, on dit : " De Gaulle, il est là pour la droite, pour les monopoles", pour je ne sais pas quoi. Le fait que les partisans de droite et les partisans de gauche, me déclarent que j'appartiens à l'autre côté prouve précisément ce que je vous dis. C'est-à-dire que maintenant, comme toujours, je ne suis pas d'un côté, je ne suis pas de l'autre, je suis pour la France. Il y a, pour ce qui est de la France, ce qui se passe dans une maison. La maîtresse de maison, la ménagère, elle veut avoir un aspirateur, elle veut avoir un frigidaire, elle veut avoir une machine à laver, et même, si c'est possible, qu'on ait une auto. Ca, c'est le mouvement. Et en même temps, elle ne veut pas que son mari s'en aille bambocher de toutes parts, que les garçons mettent les pieds sur la table et que les filles ne rentrent pas la nuit. Ca, c'est l'ordre. Et la ménagère veut le progrès mais elle ne veut pas la pagaille. Et ça c'est vrai aussi pour la France. Il faut le progrès, il ne faut pas la pagaille. Or le régime des partis, c'est la pagaille. Évidemment, on l'a vécu avant la Première guerre mondiale pendant longtemps. Ca allait cahin-caha. A ce moment là, on ne risquait pas grand-chose. A l'intérieur, on était très riche. Je ne parle pas de tous les Français, bien entendu, il s'en faut, mais je vous parle de l'ensemble, de ce qu'on appelait la société, qui était très riche. Il y avait le 3 %, il y avait la monnaie or, il y avait les placements à l'étranger et ainsi de suite. On restait là, sous la protection des douanes, et on vivait comme ça, à l'intérieur, confortablement. Et il y en a qui disaient que c'était la belle époque. Bien sûr, on ne se transformait pas, on n'évoluait pas. D'autres devenaient de grands pays industriels comme l'Allemagne, l'Angleterre qui avait commencé avant tout le monde, les États-Unis qui avaient entrepris leur essor. Nous, nous restions cahin-caha comme nous étions. Et puis alors, au dehors, on ne risquait pas grand-chose non plus. Bien sûr, il y avait la menace allemande à l'horizon pour le cas où, mais il y avait l'alliance russe, et puis, après, il y a eu l'entente cordiale. Enfin ça allait comme ça. Alors il y a eu le désastre de 14, désastre initial auquel nous avons échappé par une chance inouïe, par un sursaut du tréfond national qui nous a permis de nous en tirer, Dieu sait d'ailleurs avec quelles pertes, et encore de nous en tirer en 14, 15, grâce au pouvoir personnel du père Joffre. Et puis en 17, 18, à la fin, où ça devenait dramatique et infiniment grave, de nouveau, grâce au pouvoir personnel de Clemenceau. Mais dans l'intervalle, qu'est-ce qu'ils avaient fait, les partis ? Ils avaient fait rien. Ils renversaient les ministères, comme à leur habitude. Ils renversaient le ministère Viviani, puis le premier ministère Briand, puis le deuxième ministère Briand, et puis le ministère Ribot, et puis le ministère Painlevé. Et allez donc ! Voilà ce qu'ils faisaient, les partis. Entre les deux guerres, après qu'on ait eu liquidé Clemenceau, que les partis avaient liquidé Clemenceau, il y a eu, alors, ce qu'on sait, c'est-à-dire un régime de médiocrité, un régime d'impuissance où le désastre se dessinait à l'horizon sans qu'on fit, en réalité, rien pour l'empêcher. Entre monsieur Clemenceau et monsieur Paul Reynaud c'est-à-dire de 1920 à 1940, on a eu quarante sept ministères en vingt ans. Voilà le régime des partis. Alors naturellement, on a été battus, écrasés. En 40, on n'avait rien préparé, on était divisé par les partis. On n'avait pas les armes nécessaires. Vous me parlez d'un candidat actuellement du Front Populaire. Hélas, moi, j'ai connu le Front Populaire. Je vous dirais même qu'à cette époque-là, c'était en 1936, j'avais quelques idées sur la nécessité de rénover notre défense nationale. Et je crois bien que l'expérience a prouvé que si on m'avait écouté, on aurait évité le désastre et on aurait probablement tué l'entreprise d'Hitler dans l'oeuf avant même qu'elle n'ait pu s'étendre. Enfin j'espérais un peu que ce mouvement du Front Populaire, qui me paraissait être la nouveauté, la réforme, etc, allait effectivement s'emparer aussi de la défense. Il m'a fallu bien déchanter. Et finalement, le régime du Front Populaire, la majorité du Front populaire, la chambre du Front Populaire, le gouvernement du Front Populaire, ça a fini par le désastre de Sedan, l'abdication de la République et la capitulation devant l'ennemi. Alors du reste, j'ai hâte de vous dire que si au lieu d'être ce gouvernement du Front Populaire, c'est-à-dire des partis du Front Populaire, si ça avait été le gouvernement des autres partis, les partis conservateurs, ça aurait été probablement exactement la même chose. Les partis ne peuvent pas conduire la France. C'est trop dur. Et c'est pourquoi, d'ailleurs, après mon retour, en 45, quand les partis ont reparu, tous contre moi, bien entendu, moi parti, ils n'ont plus rien fait du tout, excepté vingt trois crises ministérielles, dont j'ai parlé samedi dernier, et puis c'est tout. Alors vous me dites, le personnage que vous citez, il est le candidat de la gauche. Mais pas du tout, il était aussi du reste candidat de la droite. Je ne vous l'apprends pas. Il est le candidat des partis. Voilà la vérité, car tous les partis sont d'accord pour que De Gaulle s'en aille, naturellement. Car De Gaulle, une fois au loin, ils reprennent leur jeu, et leur régime, quand même ils auraient été obligés de passer par le détour de l'élection du président de la République au suffrage universel, c'est-à-dire de la désignation de l'un d'entre eux, de leur homme, à la présidence de la République. Ce qui fait que nous reviendrons directement au régime que nous avons connu et qui nous a coûté Dieu sait combien. Voilà ce que je peux vous dire.
Michel Droit
Mon général, je voudrais maintenant vous poser une question qui se divise en deux sous-questions. Premièrement, on vous accuse depuis longtemps, et plus particulièrement ces derniers temps, d'avoir établi, de faire régner sur la France un pouvoir personnel. Et deuxièmement, votre adversaire du dimanche 19 a déclaré, l'autre jour, que si vous étiez élu le dimanche 19, d'une part pour punir les Français de ne pas vous avoir élu le dimanche 5, et d'autre part pour juguler vos adversaires politiques, vous donneriez un tour de vis à nos libertés. Est-ce que vous pourriez, mon général, répondre sur ces deux questions : le pouvoir personnel et le tour de vis ?
Charles de Gaulle
Une fois de plus, je vous répondrais sur le pouvoir personnel. Quand quelqu'un a des responsabilités, ce qui est mon cas, à cause de l'histoire et aussi à cause du fait que je suis là, et que je suis là de par la volonté du peuple jusqu'à présent, alors naturellement, il a des responsabilités et je vous prie de croire qu'elles sont lourdes. Il faut qu'il les porte lui-même. Pourquoi il les passerait à d'autres ? Mais je ne suis pas tout seul, bien sûr, j'ai un gouvernement, j'en ai eu deux successivement pendant le septennat. Ce n'est pas beaucoup par rapport à d'autres régimes, enfin, c'est tout de même des ministres, et je vous prie de croire que je ne fais pas tout, du reste, je pourrais pas. Il y a un parlement, un parlement qui a été élu par le peuple qui fait les lois et puis c'est lui qui les fait les lois le parlement, ce n'est pas moi. Alors voilà ce que c'est que le pouvoir personnel. Ce sont des expressions qu'on peut employer, comme ça, par démagogie, mais qui, en réalité, sont de mauvaise foi. Voilà la vérité.
Michel Droit
Il y a d'ailleurs eu un très bon mot. On a dit, un dictateur, on n'a jamais vu un dictateur en ballotage.
Charles de Gaulle
Alors parlons des libertés publiques. Où sont les libertés publiques que j'ai détruites ? C'est moi qui les aie rendues, je les ai rendues quand je suis rentré en France en 44, je les ai rendues, toutes, il n'y avait plus. Pourquoi il n'y en avait plus ? Parce que les partis avaient capitulé dans les mains de Pétain et des Allemands à l'époque où il ne fallait pas. Enfin, moi, j'ai rendu la liberté publique. Je ne l'ai pas détruite pendant le temps que j'étais là. Et depuis sept ans que je suis là, je n'ai pas détruit les libertés publiques. La liberté de la presse, est-ce qu'elle n'existe pas ? Presque toute la presse m'est hostile. Je ne l'en empêche pas. Et la liberté syndicale, est-ce que je l'empêche ? Pas le moins du monde, bien au contraire. Je fais tout pour essayer d'associer les syndicats au développement commun de la France. Et quelles autres libertés ai-je détruit ? La liberté de vote ? Et bien vous voyez bien ce qu'il se passe. Le 1er juin 1958, j'étais revenu. La veille, c'est la veille que j'avais reçu l'investiture, que j'étais devenu le Président du Conseil avant d'être le président de la République. J'ai rétabli la liberté de la presse que le régime des partis, les jours d'avant, parce qu'ils mouraient de peur, avaient supprimé. J'ai supprimé la censure, je ne l'ai jamais rétablie. Voilà la réalité. Alors, il faudrait que les plaisanteries soient plus courtes parce que ce sont les meilleures qui sont les plus courtes, mais quand elles sont très longues, elles sont très mauvaises, les plaisanteries.
Michel Droit
Mon général, je voudrais maintenant vous poser une dernière question. A la suite de votre allocution du 4 novembre, là où vous avez annoncé aux Français que vous avez décidé de vous porter candidat à la présidence de la République à nouveau, on a beaucoup dit et beaucoup répété que vous nous aviez placé devant une alternative qui pouvait s'exprimer de la façon suivante : "Moi ou le chaos" ou avec cette variante : "Moi ou le néant". Certes, personne ne prétendait que c'était exactement dit dans la lettre du texte, mais beaucoup le voyaient de façon assez claire dans l'esprit de ce texte. Et évidemment, interprétaient cela comme une sorte de condamnation implicite des institutions, si elles n'étaient pas capables de fonctionner après vous, mais surtout c'est ce qui était, peut-être encore, peut être plus grave, comme une preuve de défiance vis-à-vis de votre entourage, où vous ne voyiez personne capable d'assurer un jour votre succession. Alors je crois qu'il est nécessaire, pour terminer, que vous vous expliquez sur ce point ou même sur ces deux points.
Charles de Gaulle
Comme vous l'avez remarqué, je ne l'ai pas dit, "moi", et je n'ai pas dit "le chaos". J'ai dit et je répète ceci : S'il devait arriver le 19 décembre que le peuple français décidât d'écarter De Gaulle, c'est-à-dire, tranchons le mot, de renier ce qui est une partie de son histoire, et je le crois, excusez-moi, encore aujourd'hui, pour le moment, une nécessité nationale. Si le peuple français en décidait ainsi, je suis convaincu que le régime des partis revenant, ainsi que je l'ai expliqué tout à l'heure, ce serait, pour le pays, un immense malheur. J'ai dit pourquoi et je ne vois pas, encore une fois, qu'il puisse en être autrement, dès lors que, moi parti, ceux que nous savons, les fractions que nous savons, reviendraient les maîtres de l'Etat et de la République. Alors on dit : " Oui, mais votre succession ? ", parce que ça ne pourra pas durer toujours. Je suis le premier à savoir que ça ne durera pas toujours. Et bien, ma succession pour le moment n'est pas ouverte, à moins naturellement que le peuple français, encore une fois, l'ouvre lui-même dimanche prochain. Sinon, elle n'est pas ouverte. Et par conséquent, pour un temps dont je n'apprécie pas la durée, il sera possible à l'actuel Président de la République de le demeurer. Mais naturellement, un jour viendra, un peu plus tôt, un peu plus tard, où ce ne sera plus le cas et où De Gaulle disparaîtra. Sa succession sera donc ouverte. Que se produira-t-il alors ? Que doit-il se produire ? Le même débat que nous vivons aujourd'hui se reproduira alors. Si alors le peuple français revient aux mêmes combinaisons, aux mêmes systèmes, aux mêmes fractions dont nous avons longuement parlé tout à l'heure, c'est-à-dire au régime des partis, ça n'aura été que reculer pour moins bien sauter. Si, au contraire, le peuple français, demain, au moment de l'élection de mon successeur, fidèle à la ligne qu'il a tracé à mon appel, et qui est celle d'un chef de l'Etat qui n'appartient à personne excepté à la France, et qui n'est là pour servir personne, excepté la France et les Français, ce personnage-là, ce n'est pas le même que celui dont j'ai parlé tout à l'heure, ce personnage-là étant accompagné de tous ceux, et ils sont nombreux, qui pensent de même et de tous ceux qui, peut-être, d'ici-là, viendront se joindre à eux, alors, je crois que l'avenir a les plus grandes chances d'être assuré. Bien sûr, mon successeur ne fera pas comme moi. Il n'aura pas, comme j'ai dit à certaines occasion, la même équation personnelle. Il fera comme il pourra, il fera comme il voudra. Il ne fera pas pareil. Mais pour l'essentiel qui est de n'appartenir, encore une fois, qu'au pays tout entier, il pourra le faire. Et s'il le fait, je crois que la Répuplique pourra durer, et la France aussi. La question est là. Françaises, Français, vous avez assisté à notre dialogue. Et bien, c'est votre affaire, ce qu'il va se passer dimanche et ce qu'il se passera plus tard. Je n'ai jamais servi que votre affaire. Et aujourd'hui et demain, je ne suis là que pour cela. Après moi, il vous appartient de suivre la même ligne que nous avons tracée ensemble depuis 1958, et de la suivre franchement. Cela vous appartient. Et ça appartient, en particulier, à vous, jeunes français qui n'avez pas encore été mêlés à tout ça. Je parle des micmacs dont nous avons longuement parlé tout à l'heure, et dont je souhaite ardemment que vous ne vous en mêliez pas, que vous considériez votre chose, qui est le pays tout entier, la France. Et que vous marchiez droit comme, je crois, j'ai marché droit à la tête de la République et de la France depuis quelques vingt cinq ans. Voilà ce que je peux dire. Du reste, quoi qu'il arrive, quoi qu'il arrive, j'aurai rempli mon destin. J'aurai fait mon service. Mais si j'ai été assez heureux pour rendre à la France ce service-là, d'avoir fait avec elle, mis en route avec elle et fait accepter par elle un régime nouveau, un régime d'action, un régime de réalisation, un régime de cohésion, alors j'aurai rempli ma vie. Voilà ce que je peux vous dire.
Michel Droit
Mon général, je vous remercie d'avoir répondu, ces trois soirs, aux questions que je vous ai posées, aux questions que je crois beaucoup de Français auraient voulu pouvoir vous poser eux-mêmes. Oh, je ne me fais pas d'illusions, on dira : "Il n'a pas posé toutes les questions qu'il aurait dû poser", mais enfin, je crois sincèrement en toute conscience que j'ai posé les principales et que vous y avez répondu. Mon général, je vous remercie.
Charles de Gaulle
Et bien, tant mieux. Je vous remercie moi-même, cher ami.