Conférence de presse du 5 septembre 1960

05 septembre 1960
01h 08m 32s
Réf. 00061

Notice

Résumé :

Le général de Gaulle débute la conférence de presse du 5 septembre 1960 par une introduction sur la période agitée actuelle, agitation entretenue par certains dirigeants "totalitaires" et par quelques chefs de pays nouvellement indépendants. Il répond ensuite aux questions des journalistes, qui portent d'abord sur la décolonisation. Le général développe son idée de l'indépendance, mais dans la coopération avec la France. Il parle ensuite de l'Algérie : à nouveau il réaffirme le principe de l'autodétermination, refuse la rupture, condamne les attentats, appelle à l'arrêt des combats ; il insiste sur l'indépendance de la politique française en Algérie face aux ingérences de l'ONU. Sur la question de l'Europe, le général de Gaulle plaide pour une Europe des "réalités", c'est-à-dire des Etats. Il aborde ensuite diverses questions : sur le Sénégal, le Soudan et le Mali ; sur la position de la France au sein de l'OTAN ; sur la "fédération maghrébine" prônée par Bourguiba ; sur les relations franco-soviétiques et plus largement sur les relations Est-Ouest. Il conclut en se félicitant de la cohérence nationale en France, et lance la célèbre phrase : "Après vous, la pagaille ! ".

Type de média :
Date de diffusion :
05 septembre 1960
Type de parole :

Éclairage

La conférence de presse du 5 septembre 1960, même si elle aborde de nombreux sujets est essentiellement celle où le général de Gaulle expose ses vues sur la décolonisation. Il le fait dès sa déclaration liminaire en condamnant les attaques lancées contre la France par les pays communistes et par les Etats du Tiers-Monde pour la guerre qu'elle poursuit en Algérie en dépit de conversations nouées avec le FLN à Melun en juin, mais qui n'ont pas eu de suite, mais aussi pour les relations jugées "néo-colonialistes"qu'elle maintient avec ses anciennes colonies d'Afrique noire et de Madagascar devenues depuis peu indépendantes. De Gaulle voit dans ces attaques la volonté de dirigeants qui ne parviennent pas à procurer à leur peuple un niveau de vie suffisant, d'opérer des diversions en agitant le thème de la dénonciation du colonialisme.

Or, dans les deux domaines où il est interrogé, il va précisément faire une profession de foi de décolonisateur, tout en se refusant à condamner la colonisation qui a permis d'apporter la civilisation aux peuples qui l'ont connue. En ce qui concerne l'Afrique noire, il rappelle que la France a appliqué à ses anciennes colonies le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, tout en leur conservant son aide par la coopération comme elle a accepté que le Sénégal et le Soudan s'unissent dans le Mali, puis acquiescé au désir du Sénégal de s'en détacher. Pour ce qui est de l'Algérie, après avoir rappelé l'énorme effort de modernisation du pays et de promotion de la population musulmane consenti par la France, il condamne une nouvelle fois la poursuite des attentats par le FLN, refuse à celui-ci tout monopole dans la représentation des musulmans lors d'éventuelles négociations, mais affirme que "l'Algérie algérienne est en marche" et que les urnes décideront de son sort futur.

Deux questions lui sont par ailleurs posées, sur l'Europe et sur son attitude vis-à-vis de l'OTAN. Sur le premier point , s'il accepte l'idée d'organismes techniques supranationaux, il préconise une Europe politique, fondée sur les souverainetés étatiques qui établiront entre elles des convergences dans certains domaines. Sur l'OTAN, il juge une réforme nécessaire, fondée sur la prise en compte de la situation en Afrique et au Proche-Orient et pas seulement en Europe, de même que la reconnaissance des souverainetés nationales dans son organisation, c'est-à-dire en bref le refus de la seule direction de l'alliance par les Etats-Unis, qui rend compte de la reprise en main par la France de sa flotte de Méditerranée comme de son refus que soit entreposées sur son sol des armes atomiques dont elle n'aurait pas le contrôle.

Serge Berstein

Transcription

(Silence)
Charles de Gaulle
Mesdames, messieurs, je vous remercie d'être venus aussi nombreux à mon invitation. Nous sommes en une période dont le moins qu'on puisse en dire, c'est qu'elle est agitée. L'agitation qui se développe dans beaucoup de régions du monde et qui est reprise, développée à l'envi par toutes les voies de l'information, toutes les vôtres, cette agitation est caractéristique de notre époque. Mais si retentissants que puissent être ces éclats, ils ne sauraient, évidemment, ébranler ni intimider la France. Nous sommes, aujourd'hui, assez solides, assez équilibrés, assez sûrs de nous-mêmes pour ne pas nous laisser impressionner par la logomachie ni par la gesticulation. Sans doute, nous n'ignorons pas, nous ignorons même moins que personne ce que les courants qui tendent à bouleverser l'univers peuvent avoir de profonds et de dangereux. Et du reste, sur chacune des grandes questions, nous avons fixé et nous suivons fermement la ligne que nous avons choisie. Mais nous n'en discernons pas moins ce qu'il y a d'excessif et d'artificiel dans toutes sortes de manifestations qu'on organise au sujet de ces problèmes. Et c'est pourquoi, nous, encore une fois, nous ne nous laissons pas émouvoir par tout le tumulte, tous les flots d'invectives, de mises en demeure, de menaces qui sont lancés à partir de certaines contrées contre d'autres pays et en particulier contre le nôtre. Et d'autant plus que dans toute cette mise en scène, nous faisons la part de la tactique. Chez ceux qui font, pour ainsi dire, profession de troubler les autres, du côté des totalitaires, il nous paraît évident qu'il s'agit, par les secousses spectaculaires de leur propagande, d'alarmer, et par conséquent, de dérouter l'occident. Mais nous n'en mesurons pas moins à quelles difficultés internes s'y heurtent les dirigeants dans les efforts qu'ils prodiguent, soit pour imposer à leur peuple un système qui est contradictoire avec la nature humaine, soit pour apporter à ce système les correctifs qui sont peu à peu exigés par le mouvement des élites nouvelles et par le sourd mouvement des masses. Nous n'ignorons pas non plus que dans leur camp, les luttes des tendances, les intrigues des clans, les rivalités des personnes aboutissent périodiquement à des crises implacables dont les séquelles ou bien les prodromes ne laissent pas d'agiter. Et puis, nous savon que chez eux, les griefs nationaux s'opposent malgré l'absolutisme de leur idéologie. Nous ne nous expliquons, donc, que trop bien que chez eux, on se répande volontiers en propos virulents et en sorties sensationnelles afin de donner le change à l'intérieur et à l'extérieur, sans d'ailleurs, en fait, dépasser certaines limites. Et puis, du côté d'un certain nombre parmi les pays, hier, colonisés, comme on dit, et qui, aujourd'hui, sont affranchis ou en cours de l'être dans de plus ou moins tumultueuses conditions, nous voyons bien à quels obstacles se heurtent les milieux dirigeants pour faire vivre, pour organiser, pour développer les peuples qu'ils ont pris en charge. Alors, il est assez naturel que dans ces unités, légitimités nationales fort aléatoires, compte-tenu de l'expérience et des capacités des hommes responsables qui ne sont pas toujours très bien assurés, et puis aussi, des concurrences spectaculaires qui, d'un pays à l'autre, peuvent exister entre leurs chefs, nous nous expliquons donc que les responsables trouvent assez commode, de temps en temps, de dérouter vers la xénophobie les émotions passionnées des populations. Et le jeu est d'autant plus facile que les populations sont plus primitives. Assurément, parmi les nouveaux chefs politiques de ces Etats, il en est qui ont assez de courage et assez de lucidité pour se consacrer à la mise sur pieds de leur Etat et au progrès réel de leur peuple. Ceux-là sont des hommes d'Etat. Mais parmi les autres, beaucoup ne résistent pas au mouvement qui consiste à se précipiter dans des déclarations tonitruantes. Mais cependant, si la France, dans sa lucidité et dans sa sérénité, ne se laisse pas, encore une fois, émouvoir par tout ce tracas et tous ces tumultes, il n'en est pas moins vrai qu'elle est confrontée avec les graves problèmes qui en sont les prétextes ou les occasions. Mais sur chacun de ces problèmes, elle a pris et elle suit sa propre ligne, autrement dit sa politique. Oui, sa politique est la sienne. C'est ce que je suis prêt, mesdames, messieurs, à préciser en répondant aux questions diverses que vous voudrez bien me poser.
(Silence)
Journaliste 1
[inaudible] et parallèlement ou plutôt par conséquent, la communauté a évolué très rapidement depuis sa création dans ces conditions, dans cet ensemble un peu mouvant qu'est devenue la communauté, où se situe, maintenant, la place de choix qui doit être réservée à l'Algérie ?
Charles de Gaulle
Je vois deux questions dans celle que vous voulez bien me poser. L'une qui concerne la décolonisation dans son ensemble et notamment en Afrique, et je m'en vais y répondre. Ensuite, si vous le voulez bien, je répondrais en particulier car je pense bien que vous l'attendez tous, à ce vous me demanderez sur l'Algérie. Sur l'ensemble du mouvement de décolonisation qui existe d'un bout à l'autre du monde, je n'ai jamais cessé, depuis le jour même où la Guerre mondiale m'a amené à parler, à agir au nom de la France, je n'ai jamais cessé de suivre la même direction. Considérant que l'émancipation des peuples, car c'est de cela qu'il s'agit, est conforme tout à la fois au génie de notre pays, au but que nos grands colonisateurs, par exemple Gallieni ou Lyautey, avaient en vue dans leur oeuvre colonisatrice, conforme aussi au mouvement irrésistible qui s'est déclenché dans le monde à l'occasion de la Guerre mondiale et de ce qui s'en est suivi, j'ai engagé, dans cette voie-là, dans cette voie de l'émancipation des peuples la politique de la France, naguère, et, depuis deux ans, elle est orientée dans le même sens. Ce n'est pas, bien entendu, que je renie en quoi que ce soit l'oeuvre colonisatrice qui a été accomplie par l'occident européen, et en particulier par la France. Je considère plus que jamais que cette oeuve fut belle, fut grande et fut féconde. Et ce n'est pas sans ironie que, de temps en temps, j'assiste aux fureurs anti-françaises auxquelles se livrent certains qui, aujourd'hui, n'ont guère d'importance et d'audience qu'en vertu de ce qu'ils ont puisé dans le trésor de la France. Mais je n'en crois pas moins qu'il faut savoir quand le moment est venu, et il est venu, reconnaître à tous le droit de disposer d'eux-mêmes, leur faire, en principe, confiance, et même attendre d'eux qu'ils apportent, à leur tour, leur contribution au bien de notre humanité. C'est là, en somme, et ce n'est pas ailleurs qu'est sincèrement la politique de la France. Mais je crois que c'est à partir de l'oeuvre déjà accomplie chez eux par les colonisateurs que les peuples qui s'affranchissent ont tout intérêt à entreprendre leur propre développement. Je considère comme absurde et comme ruineux une tendance qui consisterait, et parfois, consiste, pour eux, à marquer leur nouvel essor par la rupture des liens qui les unissaient avec les pays qui les ont précédés dans la civilisation, et notamment avec ceux qui la leur ont ouverte. Et c'est ce que je crois en particulier depuis toujours pour ceux des Etats qui sont venus de l'Union française. C'est un fait qui est établi entre eux et nous, de leur fait et du nôtre, des liens qu'il serait lamentable de voir brisés dans le processus nouveau dans lequel ils sont, maintenant, engagés. Autrement dit, est-ce que les nouvelles souverainetés, les jeunes souverainetés doivent être acquises et exercées contre l'ancien colonisateur, et en le maudissant, par surcroît, ou bien, au contraire, d'accord amicalement avec lui et en usant de son concours ? La réponse me paraît être commandée par le bon sens. Je répète qu'à quatorze républiques africaines et à la république malgache, qui sont venues de l'Union française, et auxquelles a été reconnu leurs libres choix et leur libre disposition d'eux-mêmes, et bien, la France a proposé sa coopération. Une seule l'a refusée. Nous n'y avons fait aucun obstacle. Mais je ne vois réellement pas quel avantage elle en a tiré. Alors, d'une manière générale dans le monde, ce grand mouvement qui fait accéder à la souveraineté des colonies, des protectorats, les dépendances, les pays sous mandat ou sous tutelle, ce grand mouvement, il aurait fallu qu'il s'accomplisse sans secousse dangereuse et sans heurt fâcheux, violent. Mais pour qu'il en fut ainsi, il eut été nécessaire qu'il n'y eut pas, là, une autre carrière, une nouvelle carrière, une carrière de plus ouverte à la rivalité entre la Russie et l'Amérique, qui sortaient de la Guerre mondiale avec tous les moyens de la puissance et de l'influence, et qui étaient les seuls à les avoir. On sait ce qui s'est produit. Du côté des Soviets, on s'efforce, tout en prenant, bien entendu, les moyens de faire en sorte que les allogènes qui dépendent de la Russie ne posent pas la question. En tout cas, on fait en sorte, on s'efforce de faire en sorte que toutes les agitations qui peuvent surgir dans les anciens empires soient utilisées comme tremplin contre les occidentaux. En provoquant, en excitant les actes violents et tous les excès, en formant, en infligeant pour la subversion et ensuite pour la dictature des partisans dévoués au Kremlin, en faisant briller le mirage d'une aide économique et technique étendue en évoquant, de temps en temps, la possibilité d'une intervention directe, on tâche et on réussit, en partie, à faire que l'évolution devienne une espèce de crise chronique alors qu'elle pourrait s'accomplir normalement et pacifiquement. Et devant cette action des Soviets, qui est doublée, d'ailleurs, par celle de la Chine communiste, et bien, les occidentaux auraient pu, à mon sens, affermir beaucoup la cause et la raison du progrès s'ils s'étaient accordés, s'ils s'étaient soutenus réciproquement dans l'émancipation qu'ils pratiquaient chez les pays, hier, colonisés, au lieu d'apparaître, très souvent, en état de dispersion et même de rivalité. C'est ce que j'avais, d'ailleurs, exposé, il y a bien longtemps, - c'était en 1944 - au président Roosevelt et en 1945 auprès du président Truman, quand je m'entretenais avec eux des ébranlements qui commençaient à se produire. Et c'est ce que j'ai, vous le savez, proposé voici deux ans au président Eisenhower et à monsieur Macmillan. Cela n'a pas encore été fait. Est-il trop tard pour bien faire ? Je ne le crois pas. Je suis persuadé que les occidentaux, du moment qu'ils admettent la libre disposition des peuples - et c'est le cas - devraient se concerter en permanence, tout au moins entre les puissances mondiales de l'Ouest, pour encourager les peuples nouvellement libres à trouver une voie raisonnable. Je crois bien que ce qu'il se passe actuellement au Congo est tout à fait démonstratif à cet égard, car enfin, si les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France avaient concerté leur attitude dans cette affaire dès le début de la crise, si ces trois puissances avaient d'abord encouragé les Belges et les Congolais à établir leurs rapports dans des conditions pratiques et raisonnables, et si ces trois puissances, aussi, avaient pris des dispositions pour aider le démarrage du jeune Etat du Congo, et enfin, pour faire savoir que dès lors que l'émancipation du Congo était assurée, garantie par l'occident, aucune intervention venant d'ailleurs ne serait admise, et bien, je crois bien que le résultat aurait été meilleur que l'anarchie sanglante qui existe dans ce nouvel état. Et je crois, en outre, que le prestige, la cohésion de l'occident auraient été mieux assurés de cette manière qu'en s'effaçant derrière l'action inadéquate et très coûteuse des nations dites unies. Il est vrai que pour faire une telle politique, il aurait fallu une alliance qui ne fut pas, qui ne soit pas circonscrite seulement dans les limites de l'actuelle OTAN. Voilà ce que je peux vous dire en ce qui concerne la question d'ensemble que vous m'avez posée sur la décolonisation, en général, et notamment sur l'état d'esprit avec lequel nous y assistons et nous y participons en Afrique. Et puis, alors... Oui ? Je vous en prie.
Journaliste 2
[inaudible] Y- a-t-il des éléments nouveaux dans votre politique algérienne ?
Charles de Gaulle
Alors voilà la question sur l'Algérie. Je la rattache à la première, et je m'en vais vous répondre. Il y a une Algérie. Il y a une entité algérienne. Il y a une personnalité algérienne. C'est aux Algériens qu'il appartient de décider de leur destin. En attendant qu'ils puissent le faire, et bien, la promotion des algériens musulmans s'accomplit d'une manière irréversible. C'est eux qui, peu à peu, accèdent aux responsabilités et à la gestion des affaires en Algérie. C'est ainsi que, depuis deux ans, depuis 1958, je le rappelle, les qualités complètes des droits civiques et le collège électoral unique ont été institués, que, dans les élections, pour les députés, pour les sénateurs, les deux tiers des élus sont obligatoirement musulmans, que la quasi-totalité des communes ont élu leurs conseils municipaux et leurs maires en grande majorité musulmans, que les treize départements d'Algérie ont élu leur conseils généraux dont tous les présidents sont des personnalités musulmanes, que, dans quelques jours, vont se réunir les commissions d'élus, en grande majorité musulmans, pour se saisir des problèmes concernant la vie administrative, économique, sociale de l'Algérie, et les rapports entre les communautés. Cette évolution doit se poursuivre. Déjà, des mesures nouvelles sont envisagées. En ce qui concerne l'administration propre des diverses régions algériennes, et ensuite en ce qui concerne le gouvernement de l'ensemble de l'Algérie. En même temps s'accomplit un grand effort de formation des cadres. C'est ainsi qu'il y avait, en Algérie, voici trois ans, 21 000 musulmans dans les emplois administratifs. Et bien, il y en a, actuellement, 37 000. Il y avait, voici trois ans, 198 officiers musulmans actifs. Il y en a, aujourd'hui, 386. Il y avait 25 officiers de réserve musulmans servant en situation d'activité. Il y en a 244. Il y avait, dans les cadres moyens et supérieurs - je ne parle pas, naturellement, des travailleurs ordinaires - mais dans les cadres moyens et supérieurs des entreprises industrielles et agricoles de l'Algérie, il y avait 19 000 musulmans il y a trois ans. Et il y en a, aujourd'hui, 37 000. Et dans le même laps de temps, le nombre des élèves musulmans dans les écoles, de tous les degrés, est passé de 312 000 à 756 000. Et la rentrée d'octobre en amène environ 900 000. Et puis, on sait quel est l'effort déployé pour le développement matériel, économique de l'Algérie. Je ne vais pas vous accabler de chiffres, mais je dirai seulement qu'en 59 et en 60, 300 usines nouvelles se sont établies, et qu'il a été investi, en Algérie, tant par l'Etat que par des particuliers, 6 milliards de nouveaux francs pendant ces deux années-là. Bref, si on compare ce qui était avec ce qui est, on est obligé de reconnaître de bonne foi que les choses avancent et qu'elles avancent d'un bon pas. Elles continueront d'avancer dans le même sens, dans la même direction, jusqu'à ce qu'un jour, dès que ça sera possible, les Algériens, par leur vote, par leur suffrage, décident eux-mêmes de leur destin. Alors, cette évolution qui est en plein cours, en Algérie, qui réalise, peu à peu, toutes sortes de choses, il est fort probable, il est fort possible, en tout cas, qu'elle accomplisse progressivement, dans les faits, ce qu'un jour, le suffrage décidera d'établir dans le droit. A quelles solutions s'arrêteront, alors, les Algériens ? Je me garderais d'en préjuger en détail parce que les modalités de leur destin seront délibérées dès que l'apaisement sera venu et que c'est leur suffrage qui en décidera. Mais moi, je vous le dis, je crois, en tout cas, ils voudront que l'Algérie soit algérienne. La seule question qui se pose, qui se posera, à mon sens, ce n'est pas de savoir si cette Algérie-là sera algérienne contre la France par sécession, par rupture avec la France ou en association, en union amicale avec elle. Encore une fois, je ne préjuge pas la réponse. Mais le bon sens, lui, en préjuge. Et il a déjà, lui, le bon sens, décidé pour ce qui me concerne. Car pourquoi accepterait-on, pourquoi voudrait-on viser tant de liens qui se sont établis depuis très longtemps et qui s'établissent encore tous les jours, et les changer en une espèce d'inimitié formelle et cruelle ? Il y a neuf millions, environ, d'habitants en Algérie. Là-dessus, il y en a un peu plus d'un million qui sont de souche française et aussi nombre de musulmans qui ne veulent pas être séparés de la France, en aucun cas. Et ils ont bien le droit de vivre en Algérie, puisque c'est leur terre natale. Autre raison qui condamne d'avance la rupture, la sécession. Il y a, dans la métropole, quatre cent mille algériens qui travaillent, c'est-à-dire le cinquième de la population masculine active de l'Algérie, des travailleurs actifs masculins. Et parce qu'ils y gagnent, dans la métropole, ils font vivre leur famille qui sont, généralement, de l'autre côté de la mer et qui comptent plus de deux millions de personnes. En cas de rupture, où iront-il ? Au Caire ? A Tunis ? A Rabat ? A Pékin ? A Moscou ? A New York ? Et puis, enfin, faut-il oui ou non que l'Algérie se transforme en un pays moderne et prospère ? Si oui, quelle est la puissance qui puisse s'y prêter, y concourir dans les proportions et dans les conditions voulues ? Une seule, la France. Alors, la rupture, pour le cas incroyable où elle serait, un jour, décidée, la rupture précipiterait l'Algérie dans un abîme de massacres, de misère et de désordre. L'Algérie algérienne est en marche. Elle est en marche, et cela veut dire une Algérie dans laquelle le destin de l'Algérie dépend de ses habitants. Et dans laquelle la gestion de ses affaires appartient à ses habitants. Mais le bon sens, encore une fois, commande que cette Algérie algérienne soit étroitement unie à la France. Et bien, nous verrons ce qu'il arrivera. Il va de soi que les modalités de la future consultation, que les questions à poser aux électeurs et que la pratique future des rapports entre les Algériens et la France devront être délibérés, le moment venu, c'est-à-dire l'apaisement venu en toute liberté et en toute sérénité. Et je répète, je redis qu'aucune tendance ne sera exclue de ce débat. Je ne suis pas assez aveugle ni assez injuste pour méconnaître l'importance du mouvement des âmes blessées et des espérances éveillées. Car conduisant les Algériens à l'insurrection, je sais bien quelle résonance l'insurrection a trouvé dans une partie des populations, même quand ces populations condamnent les excès tout en condamnant, pour ma part, d'une manière formelle, avec indignation, les attentats qui sont commis contre des civils, et tout en jugeant que les épisodiques embuscades à quoi se réduisent, maintenant, les combats ne sont que du temps, des douleurs et du sang perdus. Et tout en sachant que les tiraillades auxquelles se livrent, de temps en temps, ceux des insurgés qui occupent, en partie la Tunisie, qui se livrent à ces tiraillades contre nos baraques ne sont guère que pour la montre. Je ne reconnais pas moins le courage qu'ont déployé beaucoup des combattants. Tout cet ensemble formé par les insurgés, par l'attrait qu'ils ont trouvé et par les prolongements qu'ils ont rencontrés, je crois qu'ils feront partie automatiquement de l'Algérie de demain. Inversement, je ne crois pas du tout que ceux des insurgés qui furent loyaux et sincères, doivent, pour toujours, être opposés à la France loyale et sincère, et même, je suis convaincu que lorsque seront finis les derniers accrochages et les derniers attentats, le souffle qui se lèvera sur l'Algérie déchirée sera celui de la fraternité pour la coopération, pour la liberté, pour la paix. " Et ensuite ? " me dit-on. Et bien, ensuite, en Algérie, comme partout, l'évolution fera son oeuvre. Mais elle la fera dans la paix. A tout instant, il est possible d'en terminer avec les actes meurtriers. A tout instant, il est loisible, à ceux qui s'acharnent à les prolonger, de venir discuter des moyens de trouver une fin honorable aux combats, de la destination des armes et du sort des combattants. Et à partir de là, à tout instant, il sera loisible, à toutes les tendances, de participer au grand débat qui précèdera la consultation. Alors, on dit : " Comment se fait-il qu'après une première invitation qui fut suivie de premiers contacts, on n'ait pu, encore, aboutir ?" Pourquoi - ceci, c'est ma réponse - pourquoi méconnaître ce que doit être le caractère d'une négociation sur le cessez-le-feu, et que je n'ai jamais indiqué d'une manière précise ? Qui peut croire que la France, sous le prétexte, d'ailleurs, fallacieux, d'arrêter les meurtres, en viendrait à traiter avec les seuls insurgés, avec la seule organisation extérieure de la rébellion, à traiter de tout l'avenir politique de l'Algérie, à la bâtir comme étant la représentation unique de l'Algérie toute entière ? Bref, à admettre que le droit de la mitraillette l'emporte d'avance sur celui du suffrage ? Dans quel monde étrange peuvent bien vivre les gens qui se figurent qu'au coeur de Paris, la libre circulation dans les rues, les réceptions des ambassades, les conférences de presse, les déclarations à la radio pourraient être consenties à l'organisation extérieure de la rébellion tant que les actes meurtriers continuent d'être organisés en Algérie et dans la métropole ? Et pour qui ils me prennent, moi-même, ceux qui machinent que je pourrais converser avec les chefs de la rébellion tant que les meurtres continuent ? De telle sorte qu'à mesure de ma conversation avec eux, on viendrait, peu à peu, m'annoncer que de malheureux musulmans ont été, encore, égorgés dans des douars d'Algérie ou des faubourgs de la métropole, qu'on a jeté des grenades sur des marchés arabes ou kabyles, qu'on a tiré sur des femmes et des enfants, à la baignade, sur les plages, qu'on a exécuté les troupiers pris au combat. On les a exécutés sous une parodie de justice. Et que telle petite fille française serait massacrée dans son lit. Allons, allons ! Quand on donne la parole au couteau, on ne peut pas parler politique. Il est vrai que peut-être, du côté de l'organisation extérieure de la rébellion, le fait que l'on prolonge ces actes meurtriers d'une manière, à mon sens, bien inutile, tient-il à quelque illusion qu'on se ferait sur le compte de la France, à travers les nuées de leur exil. Peut-être ces partisans voient-ils encore la France comme peut-être elle a pu leur paraître, naguère. Peut-être se figurent-ils que nous en sommes encore en ce temps du déséquilibre où le peuple français tatonnait dans l'incertitude et où le pouvoir , assailli par toutes les oppositions, et ne trouvant pas, dans la nation, de soutien déterminé, était en proie à toutes les menaces de toutes les intimidations, de quelque côté qu'elles vinssent. Peut-être se figure-t-on, là-bas, qu'un beau jour, quelque crise politique va précipiter notre pays dans le trouble et le mettre hors d'état de poursuivre son action. Si c'est le cas, et bien, ces attardés se trompent du tout au tout. La France, le peuple français sait très bien ce qu'il veut. Et la France a choisi, suit et suivra sa politique. Il est possible, aussi, que la même organisation extérieure pense que peut-être quelques résolutions qui seraient votées par une assemblée des Nations dites unies pourraient amener la France à leur passer la main. Ca aussi, c'est une illusion totale. D'abord parce que les Nations Unies n'ont aucun droit d'après leur propre charte d'intervenir dans une affaire qui est de la compétence de la France. Ensuite, parce que s'il est vrai qu'on peut imaginer de trouver, dans cette organisation, une majorité formée d'Etats totalitaires, d'Etats sans consistance, d'Etats mal informés ou d'Etats pour qui la vie internationale, c'est l'invective à perpétuité, la France, elle, ne reconnaît à une telle éventuelle majorité aucune espèce de qualification pour dire le droit et pour faire la loi. Et puis, enfin, parce que tous ces conseilleurs de New York, éventuellement, ne seraient certainement pas les payeurs dans le cas où, d'aventure, la France leur livrerait, demain, l'Algérie. C'est pourquoi, quoi qu'il arrive ou n'arrive pas à New York, la France poursuivra sa route. Cette route, c'est celle du droit des gens à disposer d'eux-mêmes. C'est celle de la raison et c'est celle de l'humanité. Nous ne désespérons pas du tout, d'ailleurs, de voir, un jour, nous y rencontrer ceux qui en ont pris une autre. Voilà pour l'Algérie. Je vous en prie. Oui ?
Journaliste 3
Monsieur le Président, pourriez-vous nous éclairer sur les projets de coopération européenne que vous avez récemment exposés aux dirigeants allemands, néerlandais et italiens, et nous dire également, si possible, quelles sont, à ce sujet, vos espérances, vos perspectives en tenant compte de ce que vous savez des entretiens qui ont eu lieu entre monsieur Macmillan et le chancelier Adenauer ?
Charles de Gaulle
Avec le premier ministre, avec le ministre des affaires étrangères, et du reste, conformément à la politique parfaitement définie, suivie par le gouvernement, nous avons, en effet, ces temps derniers, inauguré une série de consultations avec les chefs d'Etat ou de gouvernement des pays de l'Europe occidentale, plus spécifiquement, ceux de l'Europe qu'on qualifie des Six. Ce qui ne nous a pas empêchés, d'ailleurs, de voir, et nous espérons bien, qui ne nous empêchera pas de revoir le premier ministre britannique à l'occasion, qui sera nécessairement une bonne occasion. Construire l'Europe, c'est-à-dire l'unir, c'est, évidemment, quelque chose d'essentiel. Il est banal de le dire. Pourquoi faudrait-il que ce grand foyer de la civilisation, de la force, de la raison, de la prospérité s'étouffe sous sa propre cendre ? Seulement, dans un pareil domaine, il faut procéder d'après... non pas suivant des rêves mais d'après des réalités. Or quelles sont les réalités de l'Europe ? Quels sont les piliers sur lesquels on peut la bâtir ? En vérité, ce sont les Etats. Des Etats qui sont, certes, très différents les uns des autres, qui ont, chacun, son âme à lui, son histoire à lui, sa langue à lui, ses malheurs, ses gloires et ses ambitions à lui. Mais des Etats qui sont les seules entités qui aient le droit d'ordonner et le pouvoir d'être obéis. Se figurer qu'on peut bâtir quelque chose qui soit efficace pour l'action et qui soit approuvé par les peuples en dehors, au-dessus des Etats, c'est une chimère. Assurément, en attendant qu'on ait abordé le problème de l'Europe dans son ensemble et corps à corps, il est vrai qu'on a pu instituer certains organismes plus ou moins extra ou supra nationaux. Ces organismes ont leur valeur technique. Mais ils n'ont pas, ils ne peuvent pas avoir d'autorité, et par conséquent, d'efficacité politique. Tant qu'il ne se passe rien de grave, ils fonctionnent sans beaucoup d'histoires. Mais dès qu'il apparaît une circonstance dramatique, un grand problème à résoudre, on s'aperçoit, à ce moment-là, que telle haute autorité n'en a pas sur les diverses catégories nationales, et que seuls les Etats en ont. C'est ce qu'on a vérifié, il n'y a pas très longtemps, à propos de la crise du charbon. Et c'est ce que l'on constate à propos du marché commun, quand se posent les problèmes des produits agricoles, des concours économiques à fournir aux Etats africains ou des rapports entre le marché commun et la zone de libre-échange. Encore une fois, il est tout naturel que les Etats de l'Europe aient, à leur disposition, des organismes spécialisés pour les problèmes qui leur sont communs, pour préparer et au besoin, pour suivre leurs décisions. Mais ces décisions leurs appartiennent. Elles ne peuvent appartenir qu'à eux. Et ils ne peuvent les prendre que par coopération. Assurer la coopération régulière des Etats de l'Europe occidentale, c'est ce que la France considère comme étant souhaitable, comme étant possible et comme étant pratique dans le domaine politique, dans le domaine économique, dans le domaine culturel et dans celui de la défense. Cela comporte quoi ? Cela comporte un concert organisé, régulier des gouvernements responsables. Et puis alors, le travail, l'organisme spécialisé dans chacun des domaines communs est subordonné au gouvernement. Cela comporte la délibération périodique d'une assemblée qui soit formée par les délégués des parlements nationaux. Et à mon sens, cela doit comporter, le plus tôt possible, un solennel référendum européen de manière à donner à ce départ de l'Europe ce caractère d'adhésion, d'invention populaire qui lui est indispensable. Il se trouve que les Etats de l'Europe ont, actuellement, entre eux, en commun, de très grands moyens d'action et aussi, d'ailleurs, de très grands problèmes. Il se trouve que leurs inimitiés d'antan sont réduites à bien peu de choses. Bref, il se trouve que l'occasion se présente. Alors, cette coopération organisée entre eux, voilà ce que la France propose. Bien sûr, si l'on entre dans cette voie, et l'on peut espérer que l'on va y rentrer, les liens se multiplieront, et les habitudes se prendront. Et alors, le temps faisant son oeuvre, peu à peu, il est possible que l'on en vienne à des pas plus avancés vers l'unité européenne. Encore une fois, c'est cela que la France propose. C'est tout cela et pas autre chose.
Journaliste 4
[inaudible] de Paris Dakar. Mon général, vous avez reçu, il y a quelques jours, et le président Mamadou Dia, et le président Modibo Keita. Tous deux, sortant de votre bureau, ont exprimé leur satisfaction de l'entretien qu'ils avaient eu avec vous. Peut-on penser qu'un rapprochement puisse être envisagé entre les deux Etats du Sénégal et du Soudan, dans le cadre de la communauté et sous l'égide de la France, soit par une médiation directe de votre part, soit sur l'intervention d'un autre chef africain, par exemple, le président Houphouët-Boigny ?
Charles de Gaulle
Le Mali a été constitué entre deux Etats : la république soudanaise, la république sénégalaise. Nous avions connu l'une et l'autre de ces républiques. Et par la suite, ensemble, elles ont constitué l'Etat fédéral du Mali que nous avons reconnu, d'ailleurs, puisqu'elles y tenaient ou paraissaient y tenir. Nous avons recommandé l'admission de cet Etat à l'organisation des Nations Unies, et nous avons traité avec lui pour différentes questions de coopération. Seulement, ce Mali était constitué par deux éléments. Et il est de fait que l'un des deux éléments ne veut plus en faire partie. Nous croyons, d'ailleurs, qu'à cet égard, le Sénégal qui s'en est retiré a le droit de disposer de lui-même comme il l'avait quand il a formé le Mali avec le Soudan. Nous savons bien qu'ils avaient fait, naguère, entre eux, une constitution. Mais nous savons aussi ce que valent les constitutions. Nous en avons fait dix-sept depuis cent cinquante ans. Et la nature des choses est plus forte que les textes constitutionnels arrêtés par les hommes politiques. Le fait est qu'actuellement, ils ne sont plus, tous les deux, dans le Mali - c'est le moins qu'on puisse en dire - et que cependant, ils continuent d'y avoir avantage, à notre avis, pour l'un, pour l'autre et pour nous tous, à ce qu'ils restent accordés, et même à ce qu'ils constituent, entre eux, quelque chose de pratique à toutes sortes d'égards. Car la nature des choses, à notre sens, le leur commande. Et nous souhaitons vivement qu'ils en viennent là. Il est possible que ça ne se fasse pas du jour au lendemain. Il est possible qu'il faille d'abord, pour panser un certain nombre de blessures, et puis pour retrouver le chemin de la compréhension réciproque et de la coopération, qu'il faille quelques temps et quelques efforts. Nous fournissons les nôtres. Nous savons que certains chefs de gouvernement africains provenant de l'union française font effort dans le même sens, et nous nous en félicitons. Par conséquent, nous ne sommes pas du tout pessimistes quant à l'avenir sur ce sujet. Mais dans l'immédiat, il est certain qu'il y a une situation de fait que nous sommes obligés de reconnaître et dont nous sommes forcés de tenir compte. Autrement dit, dans cette affaire, nous sommes pleins de réserve, de prudence, de circonspection, mais aussi, de bonne volonté. Et même, au fond, d'espérance. Et puis, nous verrons. Vous savez, l'évolution de l'Afrique, même des Etats de l'Afrique qui sont venus de l'union française et qui avaient, au départ, et qui ont, au départ, des éléments d'action fort importants, et qui continuent de les avoir, en particulier grâce à l'aide de la France, toute cette évolution africaine aura inévitablement de multiples péripéties. Ce qui est important, ce qui est essentiels, c'est que ces péripéties ne finissent pas à des conflits. Car le [champ] des hommes n'a pas besoin de tuer encore pour des questions de cette sorte, du moment qu'il s'agit d'aménagement, et c'est bien de ça qu'il s'agit.
Journaliste 5
[inaudible] septembre 58, certaines critiques concernant l'attitude de la France au sein de l'OTAN jouent aussi leur rôle dans la discussion européenne. Pourriez-vous nous donner quelques lumières sur votre conception quant à la collaboration au sein de l'OTAN dont vous avez demandé une réforme.
Charles de Gaulle
Il y a plus de dix ans qu'on a organisé l'alliance atlantique comme elle l'est actuellement. A cette époque-là, je rappelle que d'abord, la question brûlante, la question immédiate, c'était seulement la sécurité de l'Europe. Alors, on a fait une alliance limitée à l'Europe et dans une zone d'action très étroite. Et puis, à la même époque, il se trouvait que les Etats-Unis avaient seuls, les moyens de la défense et que les Etats de l'Europe occidentale, de l'Europe continentale, tout au moins, se trouvaient dans une situation position, économique et sociale dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle était incertaine, et où ces Etats, d'ailleurs, remettaient à beaucoup plus tard la renaissance de leur personnalité dans l'ordre international. Si même ils n'y renonçaient pas. Alors, on a fait l'alliance sur la base de l'intégration. C'est-à-dire qu'un système où la défense de chacun des pays de l'Europe continentale, de l'Europe occidentale, mise à part l'Angleterre, d'ailleurs, n'a pas de caractère national, où, en fait, tout est commandé par les Américains et où ce sont les Américains qui disposent de l'utilisation des armes principales, c'est-à-dire des armes atomiques. Mais depuis dix ans, il y a eu beaucoup de changements. D'abord, on a vu que les possibilités de conflit, et par conséquent, d'opération militaire s'étendaient bien au-delà de l'Europe, s'étendaient au monde entier. Et qu'en particulier, le Moyen-Orient, l'Afrique étaient des terres au moins aussi chaudes que l'Europe, et qu'à leur sujet, il y avait, entre les principaux participants de l'alliance atlantique des divergences politiques qui pourraient, le cas échéant, tourner en discordance stratégique. Et puis, aussi, les pays de l'Europe continentale, en particulier la France, nous pouvons le dire, ont repris leur équilibre et leur essor, et par conséquent, à mesure que ça se fait, ils reprennent conscience d'eux-mêmes, en particulier pour ce qui concerne leur défense. C'est, enfin, l'un d'entre eux, vous savez lequel, qui a commencé à se constituer un armement atomique. Alors, dans ces conditions, la France considère que ce qui avait été fait il y a dix ans dans cette zone étroite et sur la base unique, exclusive de l'intégration doit être mis à la page. Et je ne dirai pas, je ne citerai, naturellement, que les points qui intéressent directement la France. Quant aux autres, si on fait, un jour, une confrontation générale, et bien, ils parleront pour ce qui les concerne. Mais en ce qui concerne la France, il y a deux points, tout au moins, sur lesquels le traité doit être révisé. Du reste, vous savez que le traité de l'alliance avec l'atlantique nord a été fait en spécifiant, dans son propre texte, qu'il pouvait être révisé après dix ans. Et les dix ans sont écoulés. Quels sont les deux points essentiels pour la France ? Le premier, je vous l'ai indiqué, c'est la limitation de l'alliance à la seule zone de l'Europe. Nous considérons que, tout au moins entre les puissances mondiales de l'Ouest, il faudrait qu'il y eut quelque chose d'organisé au point de vue de l'alliance. Quant à leur comportement politique et éventuellement stratégique ailleurs qu'en Europe, et particulièrement au Moyen-Orient et en Afrique, où ces trois puissances-là sont continuellement impliquées, et, du reste, s'il n'y a pas d'accord entre ces principaux participants de l'alliance atlantique sur d'autres sujets de l'Europe, comment pourra-t-on indéfiniment maintenir l'alliance en Europe ? Bref, il faut y remédier. Et puis, le second point sur lequel la France pense qu'il faut apporter un changement, c'est celui de l'intégration à propos de la défense de l'Europe. Il nous paraît que la défense d'un pays, tout en étant combinée avec celle d'autres pays, bien entendu, et sans exclure, le moins du monde, personne de l'alliance qui a été conclue, que la défense d'un pays doit avoir le caractère national. Comment, en effet, un gouvernement, un parlement, un peuple, à la longue, pourraient-il apporter, de toute leur âme, leur mise, à un système, en temps de paix, leur défense et leur service et en temps de guerre leur sacrifice, un système où leur propre défense ne relèverait pas de leur propre responsabilité ? C'est pourquoi, une mise au point, une réanimation de l'alliance à ce point de vue-là aussi me paraît indispensable. Nous avons pris, d'ailleurs, quelques mesures dans ce sens, vous le savez. C'est ainsi, par exemple, que maintenant, la France a, à sa disposition directe, sa flotte. En effet, qu'est-ce que c'est que la flotte ? La flotte, c'est un moyen d'action lointaine. Et comment imaginer que la France laisse sa flotte, son moyen d'action lointaine à la discrétion d'une organisation exclusivement européenne et qui n'a rien à voir avec l'Afrique alors qu'elle-même - la France - par ses intérêts et ses responsabilités est continuellement impliquée en Afrique ? D'autre part, la France juge que si l'on dépose... on entrepose des armes atomiques sur son territoire, ces armes doivent être entre ses mains. Etant donné la nature de ces armements-là et les conséquences que leur emploi peut avoir, évidemment, la France ne peut pas laisser son propre destin et même sa propre vie à la discrétion des autres. Voilà ce que la France entend par la réforme de cette organisation atlantique, tout en répétant qu'il ne s'agit absolument pas, bien sûr, de se séparer les uns des autres. Car jamais, l'alliance profonde n'a été plus nécessaire entre les peuples libres. Je vous en prie.
Journaliste 6
[inaudible] Qu'est-ce que monsieur le président pense des propositions du président Bourguiba concernant une solution du peuple algérien dans le cadre d'une fédération du Maghreb, d'une confédération franco-maghrébine et tout ça dans la communauté française ?
Charles de Gaulle
J'ai vu, en effet, que c'est une idée sur laquelle on revient assez souvent. Le président Bourguiba, je n'exclus rien en ce qui concerne l'avenir. Dans le présent, il s'agit de rétablir la paix en Algérie et de donner la parole aux Algériens. Voilà de quoi il s'agit. De divers côtés, on veut bien, quelquefois, dire : " C'est de Gaulle qui peut résoudre le problème algérien. Et s'il ne le fait pas, personne, ne le fera ". Alors, qu'on veuille bien me laisser le faire. Je n'en demande pas davantage.
Journaliste 7
Monsieur le président, [MIC] de l'agence United Press. Dans le contexte des relations Est-Ouest et depuis l'échec de la conférence au sommet de Paris et à la suite de vos conversations, de vos échanges avec monsieur Khrouchtchev, comment voyez-vous se développer les relations franco-soviétiques ?
Charles de Gaulle
Personne ne peut mettre en doute que nous considérons, en France, la question des relations Est-Ouest comme celle qui domine toutes les autres. Cela va de soi. C'est clair comme la lumière du jour. Nous avons déjà dit, à maintes reprises, et nous ne sommes pas gênés pour répéter que ça pourrait impliquer trois conditions, ça devrait impliquer trois conditions. La première, ce serait la détente, où on s'abstienne de se jeter des invectives à la figure et qu'on veuille bien se voir en toute tranquillité, c'est-à-dire pas trop nombreux. Et puis, la deuxième condition, et bien, c'est qu'il y ait un commencement de désarmement, et plus spécialement de désarmement nucléaire. La France a proposé, à ce sujet, vous le savez, quelque chose de pratique qui porte sur les véhicules qui pourraient porter les armes atomiques pour la destruction. Et puis, enfin, en troisième lieu, nous croyons que la détente Est-Ouest devrait être accompagnée par un petit commencement de coopération sincère, non pas pour la propagande mais pour la réalité en ce qui concerne le développement des pays sous-développés. Je dois dire que depuis les dates que vous avez évoquées, tout à l'heure, ni pour la détente, ni pour les véhicules des armes nucléaires, ni pour la coopération en faveur des pays sous-développés, la France n'a vu quelque progrès que ce soit. Mais elle n'y renonce pas, bien sûr. Nous sommes tous dans un tunnel, voyez-vous, et les totalitaires aussi, quoi qu'ils disent, et peut-être quoi qu'ils cherchent à faire croire. Tous, nous sommes entourés d'ombres menaçantes. Peut-être la lueur apparaîtra-t-elle un jour ou l'autre. En tout cas, pour ce qui est de la France, ce qui est capital, c'est que par les temps qui courent, elle garde sa cohésion nationale. Et de tout mon coeur, je me félicite de constater qu'il en est ainsi. De temps en temps, on me dit, on me dit ou on me fait dire : " Et bien oui, vous êtes là ". C'est fort gentil à mon égard, et par conséquent : " Bien, mais après vous, ça sera la pagaille ". Alors quelques-uns suggèrent que l'on institue la pagaille tout de suite de manière à assurer ma succession. Et bien, je demande à réfléchir.
(Applaudissements)
(Silence)