Italo Calvino

11 mai 1960
08m 29s
Réf. 00013

Notice

Résumé :

Entretien avec Italo Calvino de passage à Paris, à propos de son roman Le Baron perché. L'écrivain évoque ensuite deux de ses précédents récits, Le Vicomte pourfendu et Le Chevalier inexistant, qu'il envisage de réunir dans une trilogie intitulée Nos Ancêtres.

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Date de diffusion :
11 mai 1960
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Éclairage

Italo Calvino (1923-1985) est l'un des romanciers italiens les plus originaux du XXe siècle, de par son imagination débridée et par sa volonté forte de renouveler la littérature.

Il naît à Cuba qu'il quitte dès son enfance pour rejoindre l'Italie. Engagé de force en 1940 dans les Jeunesses fascistes, il entre dans la Résistance en 1943, tout en continuant ses études littéraires. Il publie en 1947 son premier roman Le Sentier des nids d'araignée, qui raconte la vision d'un enfant sur la Résistance. Apparaît déjà un monde lyrique et fantastique qui caractérisera l'univers de Calvino. Il publie ensuite sa célèbre trilogie Nos Ancêtres, composée des romans Le Vicomte pourfendu (1952), Le Baron perché (1957) et Le Chevalier inexistant (1959), qui se rapprochent du genre du conte philosophique.

Installé à Paris, il rejoint en 1964 le groupe de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle), auquel appartiennent également Queneau et Pérec. Parmi ses oeuvres, Si par une nuit d'hiver un voyageur paru en 1979, en illustre le mieux les préceptes : constitué de dix débuts de roman, l'ouvrage de Calvino ne cesse de s'adresser à un personnage-lecteur, le prenant à parti et l'intégrant dans le récit en tant que personnage. Parallèlement, son intérêt pour les sciences naturelles et la sociologie ne cesse de croître. Celles-ci influeront sur son oeuvre : Cosmicomics (1965) est un recueil de contes fantastico-scientifiques. Il finit sa vie en Italie.

Aurélia Caton

Transcription

Pierre Dumayet
Max-Pol Fouchet vous a parlé de ce livre mais Italo Calvino étant à Paris, en ce moment, j'ai cru bien faire en l'invitant, ce soir. Voici, très résumé, l'argument de son livre. La scène se passe au XVIIIe siècle, dans un pays assez imaginaire. Le baron Laverse du Rondeau a trois enfants : deux garçons, une fille. Côme, l'aîné de ses deux garçons, un jour, à table, refuse les escargots qu'on lui sert. On le prie de quitter la table. Il se réfugie dans un arbre. Il y passe la journée puis la nuit et le lendemain, le pli est pris et il passe sa vie entière dans les arbres, perché. Sans quitter les arbres, il lira, il aimera, il sera heureux, malheureux et il ne mettra pied à terre que mort. Italo Calvino, pouvez-vous nous donner les raisons d'un tel comportement, d'une telle conduite ?
Italo Calvino
J'imaginais une histoire seulement parce que l'image d'un jeune homme qui vit sur les arbres et ne descend pas à terre, c'était une image qui m'a obsédée pour beaucoup de temps. Mais je crois qu'il y a aussi une signification, une signification...
Pierre Dumayet
Symbolique ?
Italo Calvino
Symbolique que je laisse ouverte pour différentes interprétations. Je crois que c'est pas un livre... que c'est pas une image d'évasion complètement. C'est une image de solitude, c'est une image de volonté, c'est une image d'obstination.
Pierre Dumayet
D'accord. Mais est-ce que vivre dans les arbres, est-ce la même chose, par exemple, que se retirer dans une tour d'ivoire ?
Italo Calvino
Non, non. Je proteste contre cette interprétation parce que mon personnage a une vie proche à la vie de son temps. Il participe à la vie de son temps. Il participe aux luttes de son temps et il a des amours et il ne se refuse pas à rien de ce qui fait la vie des hommes. Peut-être être sur les arbres, c'est un moyen d'être plus proche à celui qu'on vit sur la terre.
Pierre Dumayet
Parce qu'on le voit ? Parce qu'on voit mieux ? On voit davantage de choses ?
Italo Calvino
Oui, parce qu'il y a cette distance, que c'est un lieu de voir mieux.
Pierre Dumayet
S'il n'y avait pas eu d'arbres autour de lui, qu'eût fait ce jeune garçon après avoir refusé de manger ses escargots ?
Italo Calvino
Ça, c'est un problème. J'ai choisi cette image des arbres dans un pays imaginaire qui était touffu d'arbres parce que ça me permettait d'imaginer cette évasion. Mais ce n'est pas une évasion, cette position de solitude que c'est aussi de participation. Et bien, cette image a une nécessité parce qu'une autre ne vaut pas vivre sur les arbres.
Pierre Dumayet
Je repose ma question : qu'est-ce qui serait passé s'il n'y avait pas eu d'arbre ? Qu'est-ce qu'il aurait fait ? Il aurait bien fait quelque chose puisqu'il ne voulait pas manger ses escargots, au départ.
Italo Calvino
Et bien, il aurait choisi quelque autre moyen de rébellion qui n'était pas une voie de couper tous les contacts...
Pierre Dumayet
Par exemple ? Qu'est-ce qu'il aurait fait ? Il se serait tu ? Il serait devenu muet ou quoi ?
Italo Calvino
Non, non. Ça, c'est couper la communication dans une manière totale.
Pierre Dumayet
Il aurait planté des arbres peut-être ? Bien. Le Baron perché est le second volet d'un triptyque, n'est-ce pas ?, le premier volet étant Le Vicomte pourfendu et le troisième étant Le Chevalier qui n'existe pas, qui a été publié en Italie mais qui n'est pas encore traduit en français. Voulez-vous nous rappeler l'histoire du Vicomte pourfendu en deux mots ?
Italo Calvino
Le Vicomte pourfendu, qui a été déjà traduit en France, c'est l'histoire d'un homme qui se passe dans une... c'est pas bien déterminé mais au début du XVIIIe siècle. Dans une guerre, il reçoit une balle de canon dans sa poitrine et retour à sa maison la moitié de soi-même.
Pierre Dumayet
Il est coupé en deux, oui.
Italo Calvino
Coupé en deux dans le sens de la...
Pierre Dumayet
La longueur.
Italo Calvino
La longueur. Et c'est un homme méchant, terriblement méchant. Et après, on apprend qu'il a fait des bonnes actions. Ce n'est pas lui, c'est l'autre.
Pierre Dumayet
C'est l'autre moitié.
Italo Calvino
C'est l'autre moitié qui avait survécu elle-même. Et bien, il y a des histoires avec ces deux moitiés jusqu'à la fin quand il y a un duel entre les deux moitiés.
Pierre Dumayet
Les deux parties du vicomte. Oui, les deux parties. Et ça porte à l'unification, à reconstituer l'homme complet. Et ce Chevalier qui n'existe pas ?
Italo Calvino
Ah, ça, c'est curieux. Ça, ça se passe au Moyen-Age. Au Moyen-Age, il y a l'armée de Charlemagne, il y a un officier qui serait le plus scrupuleux, le plus...
Pierre Dumayet
Tatillon ?
Italo Calvino
Oui, du régiment. Et c'est un homme dans son armure, dans sa parfaite armure mais quand il hausse la visière, il y a... il n'y a rien dedans. Et c'est seulement une armure vide. Mais c'est un parfait officier.
Pierre Dumayet
Je crois que l'idée... Vous tenez assez à l'idée, un jour, de réunir en un seul volume...
Italo Calvino
Oui, je pense de publier en Italie les trois livres qui ont déjà eu leur fortune chacun à soi, de les réunir dans un seul volume, dans un seul volume comme une trilogie. Il n'y a pas une... ils ne sont pas liés l'un à l'autre mais ils sont nés dans le même climat d'invention.
Pierre Dumayet
Sous quel titre les réunirez-vous ?
Italo Calvino
Et bien, je pensais l'appeler Nos Ancêtres. Nos Ancêtres, c'est comme une sorte d'un arbre généalogique de l'homme contemporain.
Pierre Dumayet
Duquel de ces personnages personnellement pensez-vous descendre le plus directement ?
Italo Calvino
Et bien du Baron perché. Du Baron perché, certainement.
Pierre Dumayet
Vous avez terriblement envie de vivre dans les arbres ?
Italo Calvino
Et bien, peut-être je vis, je vis là-dessus.
Pierre Dumayet
Dans les arbres ?
(Musique)