Le bidonville de Gennevilliers

04 mars 1960
18m 10s
Réf. 00008

Notice

Résumé :

Reportage sur la vie des immigrés nord-africains dans le bidonville de Gennevilliers et interview d'un couple d'Algériens installé en HLM à quelques pas du bidonville.

Type de média :
Date de diffusion :
04 mars 1960
Source :

Éclairage

Pendant plusieurs décennies, Gennevilliers - comme Nanterre - eut le triste privilège d'accueillir des bidonvilles qui étaient installés sur des terrains vagues de la commune. Situé à quelques kilomètres de Paris, dans la banlieue nord, Gennevilliers avait connu deux circonstances particulières : les bombardements qui endommagèrent la zone entre 1942 et 1944 et qui précarisèrent une population importante ; l'arrivée massive de travailleurs immigrés ensuite, en lien avec l'industrialisation.

Rasés en 1960, ces bidonvilles furent progressivement remplacés par des immeubles dont la construction s'étala sur plus d'une dizaine d'années. Or, si la démolition correspond au discours politique de l'époque qui stigmatisait pour des raisons morales la marginalisation dont les bidonvilles sont un effet et une cause, elle ne fut pas immédiatement suivie du relogement des populations concernées. Ces dernières furent souvent contraintes d'occuper d'autres logements de fortune. Avec cette conséquence : il fallut attendre les années 70 pour que des solutions - évidemment non définitives - soient apportées.

Diffusé le 4 mars 1960, ce reportage de Cinq colonnes à la une montre les images d'un bidonville misérable, situé à « trois kilomètres à vol d'oiseau de l'Arc de Triomphe de l'Étoile à Gennevilliers ». Mais à cette sombre description de la modernité, fait écho une version positive des faits, le bidonville devant être rasé quelques jours après l'enregistrement. De dénonciation des pouvoirs publics il n'est donc pas question ici. Seul est mis en cause le propriétaire d'un hôtel qui avait refusé de recevoir l'équipe de tournage, lui qui hébergeait des immigrés dans des conditions inacceptables.

Et pourtant... En dépit de cette absence de jugement critique, la veille de sa diffusion, ce reportage de Jean-Claude Bergeret connut un veto de la part du général de Gaulle qui exigea de le voir. En effet, tout en ne parlant pas directement de la guerre d'Algérie, celui-ci traite d'un sujet qui n'y est pas totalement étranger. D'autant que la situation s'est durcie sur le territoire algérien et que la guerre commence à s'étendre en France. D'où un pouvoir qui veille à ne pas à aggraver les tensions, notamment en pratiquant le contrôle si ce n'est la censure. Une option vers laquelle semblent abonder les auteurs de ce reportage : qu'il s'agisse des images ou des entretiens conduits par Pierre Desgraupes, l'ensemble est mesuré et joue la carte de l'apaisement.

D'ailleurs, c'est seulement vers la fin du reportage, à l'occasion d'un échange entre Pierre Desgraupes et un couple d'Algériens - dont l'assimilation ne paraît pas poser problème (ils vivent en HLM et semblent satisfais de leur condition) - qu'il est question de difficultés pouvant résulter du contexte de crise. En effet, le mari parle d'une rafle dont il a été victime, sa femme disant le sentiment d'injustice qu'elle en a éprouvé. Puis à la question de savoir quel sera leur vote face à la question de l'autodétermination, tous deux disent le savoir sans en dire plus pour autant.

Une façon de promouvoir une option politique assurant la réconciliation entre la France et l'Algérie et donnant au téléspectateur métropolitain des gages de sa possible réussite. De part en part, un discours conforme... à celui du chef de l'État.

Béatrice Fleury

Transcription

(Musique)
Pierre Desgraupes
Ces images lépreuses de bidonville ne sont pas la suite de celles que vous avez vues tout à l’heure à Hong Kong. Pour les filmer, nous ne sommes pas allés dans quelques banlieues de Marrakech ou d’Alger mais à trois kilomètres à vol d’oiseau de l’Arc de Triomphe de l’Etoile, à Gennevilliers. Dans quelques jours, les bulldozers vont raser cette capitale de la misère où trois mille Nord-Africains, Algériens pour la plupart, vivent dans des conditions que la vérité de ces images me dispense de commenter. Peut-être faut-il que vous sachiez encore qu’à quelques minutes de chez vous, trois mille autres vivent ainsi dans d’autres bidonvilles. Ce que vous allez voir n’est pas un reportage, c’est un document à l’état brut réalisé par Jean-Claude Bergeret et une équipe de 5 Colonnes à la une, dans des conditions qui ne sont pas celles d’un tournage normal. Partout où nous sommes allés, nous n’avons rencontré, à quelques exceptions près, que silence et méfiance. Les hommes qui vivent dans ces conditions n’aiment pas que des étrangers viennent ouvrir leurs plaies et leur cœur avec la froide impassibilité d’un bistouri.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Les premiers jours, les enfants eux-mêmes se méfiaient de nous.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Ils faisaient le tour de nos caméras comme on passe au large d’un animal hargneux. Quelques-uns pourtant ont fini par se laisser apprivoiser. Quel âge as-tu, Ahmed ?
Ahmed
J’ai 9 ans.
Pierre Desgraupes
9 ans. Il y a longtemps que tu es en France ?
Ahmed
Oh oui.
Pierre Desgraupes
Combien d’années ?
Ahmed
4 ans.
Pierre Desgraupes
4 ans ? Et avant, tu étais où ?
Ahmed
J’étais en Algérie.
Pierre Desgraupes
Où ça en Algérie ? Tu ne sais pas ?
Ahmed
A Constantine.
Pierre Desgraupes
A Constantine ? Tu as encore des parents en Algérie ? Qu’est-ce qu’il fait ton papa ?
Ahmed
Il travaille dans un café.
Pierre Desgraupes
Il travaille dans un café ?
Ahmed
Oui.
Pierre Desgraupes
Dans le bidonville ? Là, dans la casbah ?
Ahmed
Non, non.
Pierre Desgraupes
A côté ?
Ahmed
Oui.
Pierre Desgraupes
Et ta mère ?
Ahmed
Ma mère, elle ne travaille pas.
Pierre Desgraupes
Tu as des frères, des sœurs ?
Ahmed
Une sœur et un frère.
Pierre Desgraupes
Et vous habitez ici ?
Ahmed
Oui, mon frère, il habite là-bas.
Pierre Desgraupes
Oui. Vous êtes nombreux dans la pièce ?
Ahmed
Oui.
Pierre Desgraupes
Combien ?
Ahmed
Hein ?
Pierre Desgraupes
Combien êtes-vous ? Dans une pièce ? Tu sais pas ?
Ahmed
Quatre.
Pierre Desgraupes
Vous couchez tous dans la même pièce ? Qu’est-ce que tu fais ? Raconte-moi ce que tu as fait aujourd’hui, toute la journée ?
Ahmed
J’ai joué au ballon.
Pierre Desgraupes
Tu as joué au ballon. Et après avoir joué au ballon ?
Ahmed
Et j’ai été chercher de l’eau à mon père.
Pierre Desgraupes
Tu a été chercher de l’eau ?
Ahmed
A mon père.
Pierre Desgraupes
Oui, c’est loin, l’eau ?
Ahmed
Oh non, c’est derrière.
Pierre Desgraupes
Et tu as un grand seau ?
Ahmed
Oui.
Pierre Desgraupes
Tu portes un grand seau d'eau, toi ? Tu es costaud, dis donc ! Et plusieurs fois par jour ?
Ahmed
Deux fois jour.
Pierre Desgraupes
C’est toi qui fais les commissions ?
Ahmed
Oui.
Pierre Desgraupes
Et toi, Hamadi ? Tu es Tunisien, toi ?
Hamadi
Oui, Monsieur.
Pierre Desgraupes
Que âge tu as ?
Hamadi
11 ans.
Pierre Desgraupes
Hein ?
Hamadi
11 ans.
Pierre Desgraupes
11 ans. Il y a longtemps que tu es là ?
Hamadi
Non.
Pierre Desgraupes
Combien ?
Hamadi
4 ans.
Pierre Desgraupes
4 ans, comme Ahmed, alors ?
Hamadi
Oui.
Pierre Desgraupes
Tu me racontes des blagues. C’est pas vrai, si ? Ah , alors ?
Hamadi
Quatre ans et demi, comme ça.
Pierre Desgraupes
Ah, quatre ans et demi, bon. Tu as des frères et des sœurs ?
Hamadi
Ouais.
Ahmed
Oui, pas ouais.
Pierre Desgraupes
Hein ?
Hamadi
Sept.
Pierre Desgraupes
Sept ! Comme le Petit Poucet, dis donc. Tu connais l’histoire du Petit Poucet ?
Hamadi
Ouais.
Ahmed
Tiens, lui aussi, il s'appelle Petit Poucet.
Pierre Desgraupes
Et il avait sept frères et sœurs aussi. Et alors, vous habitez tous dans la même pièce ?
Hamadi
Ouais.
Pierre Desgraupes
Et qui a construit la maison ?
Hamadi
C’est mon père, avec mon oncle et puis des autres gens.
Pierre Desgraupes
Tout seuls, ils ont construit ça ?
Hamadi
Ouais.
Pierre Desgraupes
Qu’est-ce qu’il fait ton père, il travaille dans le bâtiment ?
Hamadi
Ouais.
Pierre Desgraupes
Ah bon, alors c’est son métier, il sait construire une maison.
Hamadi
Oui.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Mais le plus étrange, n’est-ce pas que la vie, ici, soit si peu différente dans ses rites quotidiens de la vie normale ?
(Musique)
Pierre Desgraupes
Qu’il y ait un semblant de poste, un semblant d’administration.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Des boutiques.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Qu’on y abatte les moutons comme à l’abattoir.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Que le boucher sourie sur le pas de sa porte.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Que la porte du coiffeur s’ouvre devant un vrai client.
Intervenant 1
Bonjour Monsieur.
Intervenant 2
J’ai du travail sinon…
Intervenants
[arabe]
Pierre Desgraupes
Depuis quand êtes-vous installé coiffeur ici, Monsieur Rachid ?
Rachid
Ça fait… depuis novembre 58, que je suis installé ici.
Pierre Desgraupes
Depuis 58 ? Un an et demi.
Rachid
A peu près comme ça.
Pierre Desgraupes
Et avant ? Vous étiez où avant ?
Rachid
Avant j’étais à Nanterre.
Pierre Desgraupes
Coiffeur à Nanterre, mais c’était dans un bidonville également ?
Rachid
Oui, dans un café, dans un café nord-africain.
Pierre Desgraupes
Parce que vous ne pouvez pas trouver de place chez un coiffeur ?
Rachid
Je n’ai pas trouvé une place… J’ai trouvé, mais enfin, c'est un peu cher. Là deux millions, coiffeur comme ça, alors…
Pierre Desgraupes
Deux millions, pour vous loger ?
Rachid
Non, pour trouver une place, une coiffure.
Pierre Desgraupes
Ah ! Pour ouvrir un salon vous-même ?
Rachid
Oui, pour ouvrir un salon.
Pierre Desgraupes
Oui. Et vous habitez où ? Ici même ?
Rachid
Oui, j’habite ici.
Pierre Desgraupes
Où ? Dans cette pièce, là ?
Rachid
Oui, dans cette pièce.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Nous avons poussé aussi la porte du bistrot à l’heure de l’apéritif et des rêves, des bons et des mauvais.
(Musique)
Pierre Desgraupes
L’un de ces hommes est un mécanicien qualifié, mais il ne trouve de l’embauche que comme manœuvre, quand il en trouve... Pourquoi ?
Jean-Claude Bergeret
Est-ce que vous croyez que d’autres camarades que vous, parce qu’ils sont Algériens, sont défavorisés dans le travail ?
Intervenant 3
Oui. Moi, je… Parmi beaucoup d’Algériens, ils ont des capacités, même de professionnels, et ils font le manœuvre. Et voilà, moi-même, je vous montre des certificats de professionnel et… manœuvre, dans le bâtiment ! Pourquoi ? Je vais demander un travail. On me dit : « En Algérie, on n’apprend pas la mécanique ». Parce que certains, d’autres, prennent l’Algérie pour un gourbi, qu’on n’apprend pas la mécanique.
Jean-Claude Bergeret
C’est idiot.
Intervenant 3
Oui, c’est idiot. Pour un type… Ils le savent qu’en Algérie il y a des voitures, il y a des garages et tout. Mais pour vous refuser à l'embauche, on vous dit ça.
Jean-Claude Bergeret
Et pour trouver un logement, vous avez trouvé facilement ?
Intervenant 3
Non, pas facilement. J’en ai jamais trouvé un, j’en ai trouvé mais quand je me présente, quand je me présente, et avec la couleur que j’ai, on me la refuse.
Jean-Claude Bergeret
Parce que vous êtes Algérien ?
Intervenant 3
Oui, c’est ça.
Jean-Claude Bergeret
Alors où logez-vous finalement ?
Intervenant 3
Je me loge toujours avec mes compatriotes. J’accepte les conditions que…
Jean-Claude Bergeret
Au bidonville ici ?
Intervenant 3
Au bidonville ou bien… Oui. Au bidonville, y a même des garnis où ils sont à quatre, cinq. Et tout ça, c’est pas bien. Un ouvrier, un homme seul qui se couche avec un homme, comme lui, dans un lit, c’est pas juste. Pourtant... Moi, je crois qu’il y a des chambres vides mais personne veut les donner.
Jean-Claude Bergeret
Et vous, Monsieur, depuis combien de temps habitez-vous au bidonville ?
Intervenant 4
Oh, trois ans.
Jean-Claude Bergeret
Vous aimeriez avoir un meilleur logement ?
Intervenant 4
Oh non, j’étais dans un hôtel, dans le XVIIIe.
Jean-Claude Bergeret
A l’hôtel ?
Intervenant 4
Oui. On était à quatre et on payait 5 000 chacun, 20 000 la chambre. Elle a quatre mètres sur quatre.
Jean-Claude Bergeret
Vous payiez cher, le loyer ?
Intervenant 4
Ben oui, 5 000 chacun, 20 000 francs.
Jean-Claude Bergeret
Pourquoi vous n’êtes pas resté là ?
Intervenant 4
Parce que c’est trop cher.
Jean-Claude Bergeret
Vous préférez le bidonville, au fond ?
Intervenant 4
Ben oui.
Jean-Claude Bergeret
Mais si vous êtes mis à la porte ? Si on détruit votre maison ?
Intervenant 4
Il faut chercher ailleurs.
Jean-Claude Bergeret
Où est-ce que vous allez chercher ?
Intervenant 4
Hé ben, on est venu de l’Algérie sans domicile. On a cherché pour trouver. Faut chercher pour trouver.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Voici l’un des hôtels dont parlait cet homme. Les propriétaires nous ont chassés pendant le tournage.
(Musique)
Pierre Desgraupes
« Hôtel, dit le Petit Larousse, maison meublée où descendent les voyageurs ». Les voyageurs, les voici. Il y a longtemps que vous habitez là Monsieur Babcher ?
Monsieur Babcher
Ah oui, ça fait… depuis 46.
Pierre Desgraupes
46 ? Quinze ans.
Monsieur Babcher
Oui, quinze ans. Oui, 46-47.
Pierre Desgraupes
Monsieur Babcher, on m’a dit que pour entrer dans ces chambres, il fallait payer un pas de porte.
Monsieur Babcher
Oui, on a payé.
Pierre Desgraupes
Combien ?
Monsieur Babcher
Ça dépend, chacun, ça dépend comment il tombe, le patron. Qu’est-ce qu’il a payé ? Y en a qu'il a payé 50 000, y en a qui a payé 30 000, y en a un qui a payé 80 000, y en a 200 000, y a même 300 000.
Pierre Desgraupes
Jusqu’à 300 000 ? Et combien payez-vous par mois de loyer ?
Monsieur Babcher
On paie 2 124 francs, par mois.
Pierre Desgraupes
2 124 francs.
Monsieur Babcher
Par chambre. Il y en a qui sont six, il y en a qui sont trois, il y en a qui sont deux. Ça dépend. Il y en a qui sont un, il paie 2 124 francs.
Pierre Desgraupes
Vous habitez tout seul ici, Monsieur Babcher ?
Monsieur Babcher
Mais non, je suis, moi, avec mon cousin, moi.
Pierre Desgraupes
Oui. Votre femme n’est pas avec vous ?
Monsieur Babcher
Non, elle n’est pas avec moi.
Pierre Desgraupes
Où est-elle ?
Monsieur Babcher
Elle est à Alger.
Pierre Desgraupes
Et vous ne pouvez pas la faire venir en France ?
Monsieur Babcher
Ah non, je ne peux pas parce que j’ai pas assez de pognon pour la faire venir.
Pierre Desgraupes
Pas de logement ?
Monsieur Babcher
Pas de logement, rien du tout. même je suis tout seul, je suis emmerdé déjà. Je peux pas faire venir ma femme !
Pierre Desgraupes
Qu’est-ce qui se passe en ce moment, on essaie de vous obliger de partir ?
Monsieur Babcher
Ah oui, oui, oui, obliger.
Pierre Desgraupes
On m’a dit qu’on vous avait coupé l’électricité, est-ce que c’est vrai ?
Monsieur Babcher
Oui, c’est vrai, elle est déjà coupée. Ça fait trois semaines, Monsieur.
Pierre Desgraupes
Vous n’avez plus l’électricité ?
Monsieur Babcher
Non, il n’y en a plus, ça fait trois semaines. Moi, je suis juste avec les petites bougies, c’est tout.
Pierre Desgraupes
Vous vous éclairez avec une bougie ?
Monsieur Babcher
Juste avec une petite bougie, c’est tout.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Pour compléter de document, nous avons voulu voir un ménage d’Algériens dont la vie soit semblable à la nôtre. Nous l’avons trouvé dans un HLM qu’envieraient bien des ouvriers métropolitains. Monsieur et Madame Zahid travaillent tous les deux. Lui est ouvrier tôlier, elle est ouvrière décoratrice. A eux deux, ils gagnent environ 130 000 francs par mois.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Quel âge avez-vous, Monsieur Zahid ?
Mohamed Zahid
Bientôt 41.
Pierre Desgraupes
41 ? Votre prénom, c’est Mohamed ?
Mohamed Zahid
Mohamed, oui.
Pierre Desgraupes
Je ne vous demande pas l'âge de Madame Zahid. Depuis quand êtes-vous en France ?
Mohamed Zahid
Depuis le 23 août 39.
Pierre Desgraupes
Vous êtes un vieux citoyen de Paris maintenant.
Mohamed Zahid
En principe, oui.
Pierre Desgraupes
Madame Zahid est là depuis aussi longtemps ?
Madame Zahid
Depuis 46.
Pierre Desgraupes
46 ?
Madame Zahid
Décembre 46.
Pierre Desgraupes
Vous vous êtes connus en France tous les deux ?
Madame Zahid
Non, non. On ne s’est pas connus en France. Mon mari est mon cousin germain.
Pierre Desgraupes
Ah ! Vous vous êtes connus… Vous êtes des amis d’enfance ?
Madame Zahid
Oh, il m’a quittée très, très jeune.
Pierre Desgraupes
Et il vous a retrouvée ?
Madame Zahid
Oui.
Pierre Desgraupes
Et vous avez une petite fille, je crois ?
Madame Zahid
Une petite fille de 11 ans.
Pierre Desgraupes
Comment s’appelle-t-elle ?
Madame Zahid
Elle s’appelle Aziza, et puis elle un nom français aussi…
Pierre Desgraupes
Depuis que vous êtes en France, Monsieur Zahid, est-ce qu’il vous est arrivé que quelque chose ou quelqu’un, un événement ou une personne vous force, tout d’un coup, à vous souvenir que vous êtes né à Alger et non pas à Quimper ou à Périgueux ? En vous promenant dans la rue, il ne vous est jamais arrivé d’être pris dans une rafle de police par exemple ?
Mohamed Zahid
Si, une seule fois.
Pierre Desgraupes
Oui ?
Mohamed Zahid
Une seule fois, je suis… C’était exactement à place Pigalle comme de bien entendu, je me trouvais là, j’étais chez des amis musulmans et qui, ma foi, nous sommes sortis faire un petit tour, et le panier à salade, c’est le cas de le dire, est passé. Puis on nous a demandé nos papiers d’identité et on nous a fait monter dans la voiture…
Pierre Desgraupes
On vous a embarqués.
Mohamed Zahid
Embarqués.
Pierre Desgraupes
Madame Zahid, vous deviez être très inquiète de ne pas voir rentrer votre mari ? Qu’est-ce que vous avez pensé de tout ça ?
Madame Zahid
Ah, moi, j’ai trouvé que c’était injuste, que… on devrait demander les papiers d’abord, avant de les mettre dans le car de police. Parce que malgré tout, regardez, la femme de mon ami, de notre ami, ont eu un bébé, comment j’aurais fait ?
Pierre Desgraupes
Oui. Madame Zahid, vous êtes très bien logés ici, vous avez un très joli appartement.
Madame Zahid
J’essaie de l’arranger le mieux possible.
Pierre Desgraupes
Il y a longtemps que vous habitez là ?
Madame Zahid
Oui Monsieur, ça fait trois ans.
Pierre Desgraupes
Et avant, est-ce que vous avez eu beaucoup de difficultés à vous loger ?
Madame Zahid
Oui, je suis restée dix ans dans une petite pièce, et on n’avait pas d’eau, il fallait traverser le jardin pour aller chercher de l’eau. Et on n’avait pas de gaz, on n’avait absolument rien du tout. On est resté dix années dans cette maison.
Pierre Desgraupes
Est-ce que vous pensez qu’à Alger, vous vivriez exactement de la même façon qu’ici ?
Mohamed Zahid
Pas tout à fait.
Pierre Desgraupes
Quelle différence y aurait-il ?
Mohamed Zahid
Il y aurait beaucoup de différences. Premièrement, ma femme porterait le voile, chose qu’elle ne porte pas ici.
Pierre Desgraupes
Ça ne vous manque pas, je pense.
Mohamed Zahid
Si, par moment.
Madame Zahid
J’ai la maladie du pays, très souvent.
Pierre Desgraupes
Pas du voile ?
Madame Zahid
Si, ça me plaisait assez.
Pierre Desgraupes
Vous ne pensez pas qu’ici, vous jouissez peut-être d’une liberté plus grande ?
Madame Zahid
Oui. Oui, ça je reconnais.
Pierre Desgraupes
Vous croyez qu’à Alger, vous seriez moins libre en tant que femme, par exemple, par rapport à votre mari ?
Madame Zahid
Ah non, non, non, je ne serais pas très libre. D’ailleurs je n’aurais pas le droit de sortir. Je serais accompagnée par ma mère ou ma belle-mère, ou mon époux. Et il faudra que je suive les coutumes de là-bas. Je ne sors pas. Les femmes se réunissent ensemble. Et je n’ai pas le droit de voir des hommes.
Pierre Desgraupes
Et qu’est-ce que vous préférez, le système d’Alger ou le système de Paris ?
Madame Zahid
Non, je reconnais que je préfère ici.
Pierre Desgraupes
Tout de même un peu ?
Madame Zahid
Oui, oui, oui.
Pierre Desgraupes
Et vous, Monsieur Zahid ?
Mohamed Zahid
Moi, c’est à peu près… Pour moi, il n’y a pas de problème, que ce soit en France ou en Algérie. J’ai toujours la même liberté.
Pierre Desgraupes
Oui. Vous croyez que si vous étiez à Alger, vous auriez la même façon de vivre ? Vous auriez le même appartement, les mêmes…
Mohamed Zahid
Non, du tout.
Pierre Desgraupes
Pourquoi ?
Mohamed Zahid
Il n’y aurait pas de ressemblances du tout, parce que les coutumes changent tout à fait.
Pierre Desgraupes
Est-ce que vous gagneriez la même chose si vous étiez là-bas ?
Mohamed Zahid
Non, du tout.
Pierre Desgraupes
Moins d’argent ?
Mohamed Zahid
Je gagne beaucoup moins d’argent en Algérie que… D’ailleurs les salaires en Algérie sont beaucoup moins forts que ceux de la métropole.
Pierre Desgraupes
Il y a du chômage ?
Mohamed Zahid
En Algérie, oui, parce qu’il n’y a pas d’industrie.
Pierre Desgraupes
Monsieur Zahid, avez-vous une idée personnellement de la solution qui pourrait être celle du problème algérien ?
Mohamed Zahid
Une idée personnelle.
Pierre Desgraupes
Un de ces jours, vous serez appelé à voter dans le cadre de l’autodétermination, c’est qu’il y aura plusieurs solutions, je ne vous demande pas d’ailleurs de me donner votre solution. Il y a le secret.
Mohamed Zahid
Non, je ne prends pas de solution.
Pierre Desgraupes
Est-ce que vous savez déjà comment vous voterez ? Madame Zahid a dit oui. Vous savez, Madame Zahid ?
Madame Zahid
Oui, je le pense, oui.
Mohamed Zahid
Oui, certainement. Moi aussi. Je saurais comment voter, certainement.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Quelques centaines de mètres séparent Monsieur et Madame Zahid de ces hommes.
(Musique)
Pierre Desgraupes
Quelques centaines de mètres qui sont un siècle. C’est nous qui devons les aider à les franchir.
(Musique)