Wim Vandekeybus et le vieil homme
Notice
Sur le port de Hambourg, Wim Vandekeybus rencontre un jour de 1990 un vieil homme de 88 ans, Carlo Verano. Les histoires qu'il lui raconte deviennent la source d'inspiration initiale de Immer das selbe gelogen, un spectacle avec lequel le chorégraphe de l'urgence s'ouvre à un temps plus doux.
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Éclairage
Les débuts de Wim Vandekeybus ont été fracassants. Dans le contexte porteur d'une « nouvelle vague flamande » portée avant lui par Jan Fabre et Anne Teresa De Keersmaeker, le chorégraphe obtient à New-York, en 1988, un Bessie Ward (l'une des plus prestigieuses récempenses en matière de danse contemporaine) avec son tout premier spectacle, What the body doesn't remember (voir la vidéo). Les jurés y ont salué « la confrontation brutale de la danse et de la musique, dans un paysage dangereux et combatif ». D'emblée, Wim Vandekeybus a façonné une marque de fabrique, que sont venus confirmer ses deux spectacles suivants, Les Porteuses de mauvaises nouvelles (voir la vidéo) et Le Poids de la Main, imprégnés par une physicalité confrontée à la dépense, à l'énergie, à l'urgence et à la prise de risque. Un corps porté à l'excès de ses limites, scandé par les musiques de Thierry de Mey et Peter Vermeersch, mis au défi de composer avec des scénographies instables. La danse s'y propulsait, sans arrière-pensée, dans une furieuse jouissance de l'instantané, du spontané.
Si l'on retrouve dans Immer das selbe gelogen, créé en 1991 au festival Sommerszene à Salzbourg, de semblables attributs (notamment les fameuses roulades au sol, où les danseurs enrobent les chutes), ce spectacle n'en marque pas moins une première rupture. « Ici le temps est plus doux et son balancier moins percutant », écrivait à la création la journaliste Claire Diez. « Les mouvements l'habitent avec plus de sérénité et moins de trépidance. Comme si la danse se réveillait de ses jeunes impatiences, se lovait au creux du quotidien fait fête » [1].
Sans cesse la danse entreprend la traversée de l'intime au public (aller-retour). Au départ de ce Immer das selbe gelogen, il y a une rencontre. Un jour de 1990, Wim Vandekeybus remarque sur le port de Hambourg un vieil homme assis sur un banc, face à la mer, visage coiffé d'un chapeau brun. C'est un enfant de 88 ans qui a traversé la vie en contrebande, chanteur, comédien et danseur vivant du trafic de petits boulots. Il s'appelle Carlo Verano et avec lui, Vandekeybus prend le temps de s'asseoir, de s'entendre raconter des milliers d'histoires vraies, des mensonges que seule la poésie sait rendre réels. Il écoute, filme, enregistre le vieux solitaire et lui offre le compagnonnage de l'ultime voyage. « Ce vieil homme est extrêmement vivant », précisait alors Wim Vandekeybus dans un entretien : « Chaque jour il fait des exercices, de la boxe, il chante, il danse, il coupe du bois pour son feu. Ce qui m'intéressait, ce n'était pas son âge mais son imagination qui déforme tout, fait douter de tout. Il avait travaillé avec une chiromancienne et nous a expliqué qu'elle racontait toujours le même bobard à ses clients, « immer das selbe gelogen » (toujours le même mensonge). Ce qui était beau devient très beau dans sa mémoire, ce qu'il n'aimait pas, il le déteste encore plus. (...) C'est la mémoire d'un homme seul qui fait revivre une multitude d'images » [2].
Pour la première fois, Wim Vandekeybus - initialement formé à la photographie - insère dans sa chorégraphie des projections d'images. La rencontre avec Carlo Verano suscitera ensuite un film, La Mentira, et un second spectacle, Alle Größen decken sich zu. A partir de là, des visions enfiévrées, liées au rêve et à l'imaginaire des contes, vont prendre corps dans l'œuvre de Wim Vandekeybus.
[1] Claire Diez, “Le coeur tatoué de Carlo », La Libre Belgique, juillet 1991.
[2] Wim Vandekeybus, propos recueillis par Jean-Marie Wynants, « Wim Vandekeybus entre vitesse et tendresse », Le Soir, 21 janvier 1992.