Parcours thématique

Déambulations

Sylvie Clidière

Introduction

Les "déambulatoires" sont une catégorie communément répertoriée parmi les arts de la rue. Les artistes s'y approprient un fonds commun de mémoires et de pratiques : si l'évolution des modes de vie a entraîné la quasi disparition des cortèges qui ponctuaient le passage des saisons ou les étapes de la vie, leur souvenir persiste, nostalgique ou amusé; le défilé du 14 juillet, le corso du carnaval de Nice et les processions de la Semaine sainte à Séville, continuent, eux, d'attirer public local et touristes; des événements artistiques ou sportifs comme la Biennale de danse de Lyon et la Coupe du monde de rugby s'accompagnent de parades participatives chorégraphiées; sans avoir l'extravagance de la Marche des fiertés (ex Gay Pride), les manifestations se font aujourd'hui festives. Tout cela témoigne d'un goût pour les parcours spectaculaires, que l'on en soit témoin ou partie prenante.

La promenade, balade, flânerie ou dérive, est une activité plus discrète. De Baudelaire à Walter Benjamin, Aragon, Robert Walser, Guy Debord et tant d'autres, les écrivains la célèbrent, les sociologues l'analysent. Certains artistes contemporains comme Richard Long, Alys ou le groupe Stalker pratiquent la marche comme œuvre à part entière. D'autres, souvent proches de la danse, invitent à des cheminements accompagnés. Comme s'il importait de rompre pour un temps avec les déplacements rationnels et utilitaires pour découvrir ou retrouver une expérience sensorielle, un rythme organique et, de là, une autre conscience de l'espace et du temps.

Détournement, parodie

Le détournement de pratiques collectives dont les codes sont immédiatement reconnaissables est un "basique" du spectacle de rue. Les spectateurs accompagnent spontanément les cortèges du Mariage (Théâtre de l'Unité) ou de L'Enterrement de maman (Compagnie Cacahuète) et s'y amusent comme aux gags du cinéma burlesque ; ils applaudissent une version insolite des Majorettes (Deuxième groupe d'intervention) ou de la visite guidée (Circuit D, Délices Dada)...

Les deux exemples qui suivent posent la question de la relation, réelle ou virtuelle, au public.

Manif de droite

Collectif "Restons vivants", Manif de droite

Collectif "Restons vivants", Manif de droite
[Format court]

Les Manifs de droite sont des détournements parodiques inventés par le collectif artistique "Restons vivants" lors du mouvement des intermittents du spectacle contre le protocole d'accord du 26 juin 2003. Arnaud Contreras a filmé celle-ci en octobre à Paris et diffusé ce documentaire par internet pendant les élections présidentielles de 2007.

2003
09m 13s

À Chalon, en juillet 2003, la manifestation fait partie de l'occupation artistique de la ville, les festivaliers et les Chalonnais la perçoivent sans ambiguïté. Quatre mois plus tard, les intermittents du spectacle sont toujours en lutte (L'ordonnance d'agrément est parue le 7 août, le protocole entrera en vigueur le 1er janvier 2004) mais les Parisiens en sont peu informés. La Manif sera lue par beaucoup au premier degré.

En mai 2007, le reportage d'Arnaud Contreras s'accorde avec la déception des opposants au nouveau président. Une Charte de la Manif de droite est diffusée le 28 dans le forum de l'association marseillaise 1000 Babords, appliquée en juin à Marseille et à Brest; l'idée est reprise en 2008 à Lyon, sans doute en réponse à la campagne de dénigrement à l'égard de mai 68. Internet étant un relai aussi imprécis qu'efficace, les images d'octobre 2003 figurent dans de nombreux blogs,... datées de 2007.

« Main jaune sur la ville »

Les Goulus-Obsessionnels, <i>Main jaune sur la ville</i>

Les Goulus-Obsessionnels, Main jaune sur la ville
[Format court]

Pour faire prendre conscience de la dangerosité des sectes, Jean-Luc et Pierre Prévost en "inventent" une. Le public se laisse volontiers prendre au jeu.

10 mai 2003
06m 02s

"Un embrigadement massif des habitants de la ville, qui se laissent glisser sans même s'en rendre compte, avec joie et bonne humeur, dans la manipulation", écrit Jean-Luc Prévôt à propos de son spectacle. Si c'est vrai, c'est inquiétant.

L'adhésion au rituel de la "Force jaune" me semble plutôt due à plusieurs facteurs. D'abord, le moment festivalier. Ensuite, la maîtrise du parcours : les acteurs interpellent les spectateurs individuellement puis les "embarquent" par des rues assez étroites, en relation proche, jusqu'à un point bloqué où a lieu "l'initiation". Enfin et surtout, un jeu consenti de régression infantile : répéter en faisant les gestes des mots pas convenables, se déguiser, se bercer, se chatouiller les aisselles, se faire appeler "girafon"... La parodie de la secte est du spectacle, la régression, une forme de plaisir participatif.

Etrangers dans la ville

Le Géant

Royal de Luxe, <i>Le Géant tombé du ciel</i> au Havre

Royal de Luxe, Le Géant tombé du ciel au Havre
[Format court]

Quelques moments du passage du Géant de la compagnie Royal de Luxe au Havre : réveil, début de promenade, regard, bain de pieds de la grande marionnette actionnée par des manipulateurs en pourpoint rouge. Émerveillement des spectateurs.

01 oct 1993
02m 13s

Le Géant tombé du ciel évoque Les Voyages de Gulliver, Micromégas et les géants processionnaires des carnavals du Nord. Il inscrit le présent dans le temps long de la mémoire collective. Le personnage pose sur la ville le regard étonné d'un être venu d'ailleurs. La lenteur de son cheminement à stations accentue la sensation d'une durée détachée de l'actualité. Le costume des manipulateurs, les poulies et les cordages rappellent que la machinerie du théâtre est issue de la marine à voile.

Au Havre où le spectacle a été créé, la traversée est à la mesure exacte de la ville. La hauteur de la structure s'accorde à celle des immeubles, la ligne de fuite aboutit le plus souvent au port. Le final de son second passage montre en effet le Géant assis sur un radeau et les spectateurs assemblés sur la berge, espérant le voir prendre la mer. Mais la disparition est invisible et ouvre le temps de l'attente, le parcours imaginaire qui construit le mythe.

L'Afrique réinventée

Compagnie Oposito,<i> Les Trottoirs de Jo'Burg... mirage</i>

Compagnie Oposito, Les Trottoirs de Jo'Burg... mirage
[Format court]

Parade spectaculaire de figures totémiques et de chars-animaux inspirés de la faune africaine, dont les ombres se projettent sur les façades.

2001
03m 38s

Les Trottoirs de Jo'Burg est un exemple des parades spectaculaires caractéristiques des arts de la rue. Elles exigent une grande maîtrise de l'espace et des flux humains, et jouent sur le merveilleux et l'étrangeté. Comme les cirques d'autrefois présentaient leur ménagerie et leurs acrobates, elles font défiler en version gigantesque êtres fabuleux et animaux exotiques. On peut citer dans ce registre Le voyage des Aquarêves, de Malabar, et les élégantes Girafes de la compagnie Off.

La déambulation rythmée peut ici se lire comme la métaphore du passage d'un peuple étranger, mi réel, mi fictif. Le moment choisi est la frontière de l'aube, temps privilégié du sommeil paradoxal où pourraient se recomposer des souvenirs de voyage (les tôles, les bâtons de pluie) et des imageries empruntées aux livres illustrés. Par le jeu des artifices et des ombres portées sur les façades, l'environnement urbain participe de la fantasmagorie.

La horde

Selon certains auteurs romains, les barbares se teignaient le corps en bleu pour effrayer; dans l'opéra de Pékin, le maquillage bleu désigne la cruauté. Lorsque les acteurs de Bivouac surgissent de nulle part dans le brouillard des fumigènes, roulant et frappant en rythme des bidons récupérés, ils apparaissent comme une horde d'envahisseurs sauvages menés par une maîtresse du fouet. Le parcours rapide alterne courses et haltes partageuses, et s'achève sur l'écroulement d'une pyramide de bidons et l'embrasement d'une voiture. Générik Vapeur transforme en chorégraphie urbaine l'énergie insoumise du hard rock et de la musique industrielle.

Générik Vapeur, <i>Bivouac</i>

Générik Vapeur, Bivouac
[Format court]

Bidons roulés et frappés, musique tonitruante, effets spéciaux, Générik Vapeur envahit la ville d'un étonnant "trafic d'acteurs et d'engins".

1988
03m 18s

Marcher pour percevoir

Parcours accompagnés

À la différence des Promenades urbaines initiées par Yves Clerget, faites pour développer par la confrontation des expériences un regard critique sur l'environnement, la déambulation conçue par Ici Même (Grenoble) pour le Concert de sons de ville comme celle de Tu vois ce que je veux dire ?, de la compagnie Projet in situ, élimine la vue; les Promenades blanches d'Alain Michard et Mathias Poisson la rendent floue. L'ouïe et le toucher en sont aiguisés, la proximité protectrice de l'accompagnateur crée une confiance favorable au "lâcher prise". Dans d'autres propositions (Walkman, d'Hervé Lelardoux, Waltzer collection, d'Amanda Diaz, Un Pépin pour deux, de Stéphane Marin), l'accompagnateur est une bande sonore écoutée au casque. La promenade entre alors en résonance avec la trace du même trajet effectué par quelqu'un d'autre.

Le festival Rayons Frais à Tours

Le festival Rayons Frais à Tours
[Format court]

Quatrième édition du Festival Rayons Frais à Tours, un festival consacré aux arts et à la ville. Cet après-midi, une quinzaine de personnes a déambulé dans les rues de Tours les yeux fermés afin de ressentir les bruits urbains. Une installation à multivision simultanée est également à découvrir jusqu'à la fin du festival au gymnase des Minimes.

07 juil 2007
03m 16s

Ces cheminements partagés sont à relier aux protocoles imaginés par des danseurs performers comme John Froger ou Christine Quoiraud : marche au ralenti, ou rythmée par un métronome, en boucle, calquée sur le pas du marcheur précédent... "Marcher pour se perdre et retrouver l'instant", dit Christine Quoiraud.

Promenade musicale

Festival Grains de folie à Brest

Festival Grains de folie à Brest
[Format court]

Dernière édition du festival Grains de folie et inauguration du Fourneau, à Brest. Les spectacles investissent dès l'aube le hangar portuaire désormais attribué au Fourneau, qui aura une activité permanente. Michelle Bosseur et Claude Morizur, codirecteurs, et Yves Deschamps, au nom du ministère de la Culture, saluent l'événement.

11 nov 1994
01m 58s

Le Champ harmonique créé par Pierre Sauvageot, compositeur, Toni Casalonga, plasticien, et Jany Jérémie, chorégraphe, est un parcours libre. Son dessin, son rythme et sa durée sont ceux du marcheur. Le souffle du vent dans les cinq cents instruments éoliens, aussi, est aléatoire. L'instrumentarium n'est pas pour autant disposé au hasard sur la lande. La partition, recomposée chaque fois in situ, définit des distances entre les moments musicaux, des directions, des modes d'écoute divers, des haltes dans des chaises longues. L'ensemble propose à la fois de visiter une installation de sculptures sonores et d'entrer en osmose avec la musique et avec la nature.

"Les sons n'ont pas de but ! Ils sont ! tout simplement. Ils vivent. La musique, c'est cette vie des sons, cette participation des sons à la vie, qui peut devenir – mais pas volontairement – une participation de la vie aux sons. En elle-même, la musique ne nous oblige à rien.", écrivait John Cage dans Pour les oiseaux . On peut aussi imaginer que des oiseaux viennent s'inviter, comme des appogiatures, dans un de ces concerts de paysage préparé.