Jean Cocteau et Luis Bunuel à propos du jury du festival de Cannes

01 avril 1954
07m 32s
Réf. 00017

Notice

Résumé :

Entretien avec Jean Cocteau, président du jury, et Luis Bunuel, juré du 7ème festival International du film de Cannes. Cocteau évoque le rôle du jury et la sélection 1954, Bunuel parle de sa venue à Cannes et de l'atmosphère de camaraderie qui règne au sein du jury.

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Date de diffusion :
01 avril 1954
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Transcription

Journaliste
Quant à Jean Cocteau qui a signé cette illustration, il était sur place depuis trois semaines, et c'est de très bonne grâce qu'il subissait avec Luis Bunuel le supplice de la question.
François Chalais
Pour la seconde fois, Jean Cocteau a été désigné comme président du jury du festival de Cannes. Et nous nous en réjouissons tout particulièrement parce que Cocteau, déjà l'année dernière, a fait des festivals une manifestation non pas officielle mais amicale, ce qui n'est pas du tout la même chose. Autrefois, les festivals étaient quelquefois très intéressants, on y voyait beaucoup de films, on assistait à des congrès, à des manifestations très souvent plaisantes, mais enfin, il y avait toujours un côté... (comment dirais-je ?), conspiration. Chacun des membres du jury ressemblait un peu à un conspirateur et on attendait toujours le moment où le membre du jury allait tirer de sa poche une bombe et la jeter sur le public. Ce n'est plus le cas, maintenant. Cocteau a fait du festival une manifestation vraiment d'amitié et d'intelligence. Maintenant, après tous ces compliments, Jean Cocteau, qu'est-ce que vous avez à dire pour votre défense ?
Jean Cocteau
Et bien, j'estime... Vous savez, que le rôle d'un juré est toujours très désagréable, surtout quand on a plutôt l'habitude d'être un accusé qu'un juge, n'est-ce pas ? Et dans un jury d'assises, si vous êtes convaincu de l'innocence d'un accusé, une seule voix, hélas, n'est pas suffisante pour lui éviter le verdict de mort. Et dans un jury de films, la voix du président est encore plus faible. Et mon rôle, ici, consiste à faire du festival ce qu'il devrait être toujours... A lui donner un esprit qui n'est pas l'esprit de palmarès. C'est-à-dire à en faire une réunion, un contact d'esprits qui s'enracinent très loin les uns des autres, et une sorte de No man's land du mur des langues.
François Chalais
Mais est-ce que vous êtes arrivé facilement à convaincre vos collègues, pour employer ce mot ?
Jean Cocteau
Et bien, ça s'est fait tout seul. J'ai surtout tenu, beaucoup, à ce qu'on ne fasse pas de cachette. Parce qu'on parle librement de ce qu'on a vu.
François Chalais
Je crois que ça, c'était le grand changement que vous aviez apporté. On s'en était même été étonné, on disait : " Enfin, est-ce qu'il n'y a pas un secret des délibérations ? ". Vous ne trahissiez pas ce secret. Mais vous donniez une espèce de publicité, quand même, à ce qu'il y avait du ton et à ce qu'il y avait du goût dans cette manifestation.
Jean Cocteau
Et puis, chacun est libre, n'est-ce pas ? Je peux aimer un film que mes camarades n'aiment pas, et je peux ne pas aimer un film qu'ils aiment. Par conséquent, nous sommes tout à fait libres de donner notre opinion au dehors, puisque dans le contact final, il y a le même flottement et la même discussion, n'est-ce pas, qu'entre des très bons camarades qui parlent d'un film sans festival, sans l'esprit de festival.
François Chalais
Est-ce que vous jugez en fonction de certains critères ?
Jean Cocteau
La seule chose que je demande à mes camarades, c'est de se départir de toute idée politique, religieuse ou morale et de ne juger les films que sous l'angle cinématographique. Parce que c'est très difficile, pour les hommes, de décoller de leurs opinions. Et cette année, particulièrement, je remarque que tous les films sont très attachés à quelque chose d'actuel. N'est-ce pas, très rare est le film qui est solitaire, qui est comme un astre, qui est comme un objet. Les films ont tous une valeur d'époque et se rattachent à des événements d'époque. Et en sommes, ils défendent tous quelque chose ou ils attaquent tous quelque chose. Là, il faut que nous nous mettions en dehors de toutes ces contingences, pour juger comme des cinéastes, enfin, comme des hommes qui aiment les films.
François Chalais
Est-ce que c'est indiscret de vous demander si les films que vous avez déjà vus... parce qu'il faut ouvrir une parenthèse : ces films, vous les avez déjà vus avant les projections publiques qui vont avoir lieu et vous les reverrez une deuxième fois, en même temps que le public, avec une conscience professionnelle qui honore tout le jury. Est-ce que c'est, donc, être indiscret que de vous demander si ces films correspondent à un grand problème ? Est-ce qu'il y a une ligne générale ou bien, au contraire, est-ce qu'ils sont axés dans plusieurs directions tout aussi importantes et actuelles, mais enfin, diverses, malgré tout ?
Jean Cocteau
En général, la ligne est politique ou sociale.
François Chalais
Oui, il y a la guerre, la paix,
Jean Cocteau
oui, les mitraillettes, les terres, le partage des terres. Et cela m'étonne d'autant plus que j'ai la chance d'avoir, dans mon jury, un autre accusé professionnel, comme moi, Bunuel. Et il nous est, évidemment, très difficile de sortir de cette espèce de rythme, qui est le nôtre, mais cela nous intéresse peut-être davantage que si les films étaient dans un sens qui nous est propre.
François Chalais
Je comprends. Vous pouvez y voir une sorte de victoire personnelle, d'ailleurs. Il est évident que lorsqu'on a été accusé toute sa vie, on ne devient pas facilement juge et on le demeure, accusé. Et de même, aussi bien Bunuel que vous, avez été, en quelque sorte, des auteurs maudits. Et vous l'êtes toujours. Je vous en félicite parce que cela suppose que vous êtes encore en avance sur votre temps. Mais chacun, dans des directions pourtant bien différentes, avec un mode vie très différent, appartenant à des groupes quelquefois opposés, vous avez oeuvré dans un sens non-conformiste. Et aussi bien "Le Sang d'un poète" que "Le Chien Andalou", que vous avez faits, étaient très en avance sur leur temps. Et nous sommes d'autant plus heureux de voir que Bunuel, aujourd'hui, est à côté de vous pour juger des projections courantes et " normales ".
Jean Cocteau
Et le recul est une chose d'autant plus importante que jadis, quand Bunuel a fait "Le Chien Andalou" et "L'Âge d'or", et que j'ai fait, moi, "Le Sang d'un poète", il faisait des films qu'on appelait surréalistes et que je faisais un film anti-surréalistes. Tout cela est devenu, dans le vocabulaire actuel des films, surréaliste, et il arrive qu'on attribue "Le Sang d'un poète" à Bunuel et qu'on m'attribue "Le Chien Andalou". Le style d'une époque arrive à se confondre.
François Chalais
Monsieur Bunuel a eu un grand triomphe au festival de Cannes avec "Los Olvidados". Il est, aujourd'hui, venu exprès du Mexique pour être juré de ce festival. Il a fait ce long voyage exprès pour ça. Monsieur Bunuel, quelles sont vos impressions d'ancien accusé devenu juge ?
Luis Bunuel
D'abord, ma présence au jury, malgré que ma vie privée est complètement à part de tout le monde officiel (ça n'a rien à voir avec ça). De toute façon, j'ai voulu venir parce que j'ai préféré être dedans que dehors. J'aime le cinéma. Je voulais voir ce qu'il se passe dans un festival de cet ordre-là. En même temps, j'en ai profité pour voir la France. Donc, c'est pour ça que je suis venu au jury.
Jean Cocteau
Est-ce que tu trouves que l'atmosphère générale est une atmosphère de camaraderie ? Est-ce que ça te frappe ?
Luis Bunuel
Absolument de camaraderie, et très impartiale, très objective. Tous les gens du jury, à mon avis, sont très bien.
Jean Cocteau
Tu n'as jamais vu personne se cabrer, personne ne se cabre l'un contre l'autre, jamais ?
Luis Bunuel
Tout se passe dans le sens de l'amitié, c'est très bien.
Jean Cocteau
Une grande gentillesse.
Luis Bunuel
Oui.
Jean Cocteau
Je suis très heureux que tu le reconnaisses.