Interview des frères Boniface
Notice
A quelques semaines du premier match du Tournoi des cinq nations, qui opposera la France à l'Ecosse, interview d'André et Guy Boniface. Les deux frères commentent le jeu de l'un et de l'autre et discutent de la prochaine sélection de l'équipe de France.
Éclairage
Entre les frères Boniface, l'entente touche des sommets dans ce jeu de rugby. Selon André, "cette perfection, pour moi, était un culte, pour ne pas dire le sens de ma vie sportive" [1].
S'agit-il d'un lapsus ? la formule est forte : "à nous deux, nous arrivons à faire un trois-quart centre assez valable".
Les qualités de ces deux frères ne sont pas les mêmes et leur différence devient un atout s'ils l'exploitent au mieux par le travail d'entraînement : "la complémentarité indispensable dans une équipe - et plus encore dans une paire de trois-quarts centre - , entre les "artistes et les puncheurs" " [2].
Guy, parlant d'André, dit "il a lutté pendant dix ans contre beaucoup d'autres trois-quarts qui ne voulaient plus attaquer". Selon son frère, "la guerre sournoise contre le beau jeu continuait avec l'éternel alibi de l' "efficacité" " [3].
Leur morale commune est de faire marquer plus que marquer, "donner les meilleures balles possible aux ailiers, qui sont en principe les finisseurs de l'équipe", ou à n'importe lequel. Dans sa culture de "créateur d'essai" (on dirait aujourd'hui passeur décisif), André a "servi" autant des avants (en recentrant) que des ailiers, les "finisseurs naturels".
Les formes cultivées par le duo reposent sur le jeu de ligne, qui se déploie jusqu'à l'aile, avec une synchronisation dans la passe et la position de receveur qui permet de créer un décalage ; ou bien un effet de leurre, qui masque un changement de direction (par exemple, la passe croisée dans le dos), et surtout un rythme interrompu, ou, si l'on se voit bloqué à l'aile, on tapera un coup de pied de recentrage, pour faire une "passe au pied" à des partenaires engagés au centre du terrain.
Toutes ces formes supposent une vitesse d'ensemble élevée, et une vitesse instantanée d'un joueur, un "coup de reins", fourni au bon tempo, pour "percer" la ligne de défense.
Ces principes d'aller vers l'avant, de contre-attaquer à la moindre occasion, puisent dans le style lourdais des années 1950, dans le jeu perpétuel réputé bayonnais, mais aussi dans le tempérament landais dévoreur d'espace, et surtout amateur de feinte, d'esquive, ce qui apparente le goût du rugby à celui de la course landaise, où l'on écarte (on évite d'un imperceptible pivotement) la vache lancée dans sa course rectiligne.
Le beau jeu fait prendre quelques risques, par exemple l'interception d'une passe longue, car alors l'adversaire a un temps d'avance dans le sens inverse d'une équipe qui irait toute en avant. C'est ce qui est arrivé dans la rencontre France-Pays de Galles le 26 mars 1966 : après avoir marqué deux essais, la France mène par 8 à 6 ; sur une passe en cloche de Jean Gachassin à André, Stuart Watkins intercepte et marque après une longue course, en débordant l'arrière, Claude Lacaze.
C'est ce coup de vent qui décidera séance tenante le comité de sélection d'écarter définitivement les frères Boniface de l'équipe de France. Cette décision brutale suscita une forte émotion dans le pays landais et en général chez les amateurs de rugby.
Il faut aussi noter que ce comité n'a pas su tirer parti de la complicité "professionnelle" du tandem, car ils n'ont joué ensemble que 18 matchs en équipe de France, sur 48 sélections d'André [4] de 1954 à 1966 et sur 35 sélections de Guy [5] de 1960 à 1966...
[1] BONIFACE, André, Nous étions si heureux, Paris : La Table ronde, 2006, p. 97.
[2] ALBALADEJO, Pierre, Les clameurs du rugby. Ce jeu qui interdit le JE, Paris : Solar, 2007, p. 105.
[3] BONIFACE, André, Nous étions si heureux, Paris : La Table ronde, 2006, p. 176.
[4] 5 fois vainqueur du Tournoi des cinq nations : 1954, 1955, 1959, 1961 et 1962.
[5] 2 fois vainqueur du Tournoi des cinq nations : 1960 et 1961.