François Mitterrand à propos de Jarnac et de la bibliothèque familiale

07 juin 1970
02m 48s
Réf. 00174

Notice

Résumé :
Interrogé par Michel Polac, François Mitterrand se remémore la ville de son enfance, Jarnac. Il évoque la bibliothèque familiale composée notamment d'ouvrages religieux et de la revue Journal des Voyages.
Date de diffusion :
07 juin 1970
Source :

Éclairage

Dans cette interview extraite d'une émission de Michel Polac, Bibliothèque de poche, François Mitterrand, entouré des livres de sa bibliothèque, évoque deux traits importants de son enfance, la Charente et sa passion pour les livres. L’une étant intimement liée à l’autre, elles l’influencèrent toute sa vie.

C’est en Charente que François Mitterrand est né, le 26 octobre 1916, dans la maison familiale de Jarnac, au 22 de la rue Abel-Guy. La famille compte déjà trois filles et un fils ; viendront après lui deux autres garçons et une dernière fille. Au total, Joseph et Yvonne Mitterrand, ses parents, auront huit enfants.

C’est d’abord à Angoulême que la famille s’installe, car Joseph, qui a commencé sa carrière dans les chemins de fer et gravi les différents échelons de la hiérarchie, dirige alors la gare de la ville. Ce n’est que trois ans plus tard, en 1919, lorsque Joseph se lance dans les affaires en attendant de reprendre la vinaigrerie familiale, que la famille s’installe définitivement à Jarnac.

Dans cette petite ville de province, François Mitterrand gardera des souvenirs heureux de son enfance et en particulier de ses grands-parents maternels. Yvonne, sa mère, est la fille de Jules Lorrain, producteur de Cognac pendant un temps avant de s’installer comme vinaigrier à Jarnac. Les grands-parents jouent un grand rôle dans l’éducation du jeune François. Le futur Président passe en effet toutes ses vacances auprès de ces derniers, à Toutvent, plus au sud, à la campagne, dans une grande maison au confort rustique. C’est là, certainement, qu’il développe ce besoin quasi charnel - souvent évoqué dans Mémoires à deux voix - d’un contact avec la nature : « accumulant des sensations au contact du vent, de l’air, de l’eau, des chemins, des animaux » ; attitude qu’il suivra toute sa vie. Cette Charente de l’enfance, François Mitterrand la découvre à pied. Il en gardera, sa vie durant, un goût immodéré pour la marche, entraînant dans son sillage ceux qui l’entourent. Pour l’un ce sera une promenade sur les bords de Seine, pour l’autre dans une forêt du Morvan ou sur la roche de Solutré. C’est lors de ces longues marches que François Mitterrand écoutait et se confiait.

La famille Mitterrand est caractéristique de la petite bourgeoisie provinciale catholique, conservatrice tout en restant ouverte. Yvonne Mitterrand éduque ses enfants comme elle-même a été éduquée : retenue des sentiments ; strictes pratiques religieuses. Elle communique aussi à ses enfants sa passion des livres. Ses goûts la conduisent d’ailleurs bien au-delà de ses propres considérations morales. Comme il l'évoque dans l'extrait, la bibliothèque familiale était riche et variée. Dans Mémoires à deux voix encore, il se rappelle de son contenu et des premières lectures qu’il en a tirée : « Il y avait (…) une bibliothèque des grands auteurs de la deuxième moitié du XIXe siècle où l’on trouvait peu de romans de Zola, mais beaucoup de Paul Bourget. J’ai dû commencer à lire les auteurs qu’on me mettait sous la main : Balzac, Stendhal, Flaubert. »

Dans sa « chambre aux oiseaux » à Jarnac, le jeune François lit ainsi sans répit. Son frère Robert se rappelait cet appétit de lecture colossal, le voyant très souvent ouvrir un livre, qui traînait sur une table ou un buffet, s’accouder et le lire ainsi d’une seule traite, jusqu’à ce qu’il ait terminé l'ouvrage.

François Mitterrand sera, toute sa vie, un grand lecteur aux goûts éclectiques, trouvant toujours le temps de lire, quel que soit son agenda. Ainsi, le 10 mai 1981 – jour de son élection à la présidence de la République - après avoir voté à Château-Chinon, il part discrètement passer un petit moment chez un libraire du Nivernais. Par ailleurs, ami de nombreux écrivains comme Gabriel Garcia Marquez, Michel Tournier, Marguerite Duras ou Françoise Sagan, le président Mitterrand en eut aussi comme conseillers, tels Régis Debray, Erik Orsenna ou Paul Guimard. A l'origine de la Bibliothèque nationale de France, lui-même auteur de plusieurs livres politiques, François Mitterrand était aussi bibliophile, grand collectionneur d'éditions rares.

Quant à Jarnac, même s’il reviendra souvent dans sa région natale - y conservant de puissants liens - il ne s’y installera pas. Sauf dans la mort, puisque l’ancien Président y sera finalement enterré.
Pierre Gaudibert

Transcription

Michel Polac
Vous êtes du Sud-Ouest de la France ?
François Mitterrand
Oui, je suis né dans une petite ville de province, en Charente, ou plus exactement en Saintonge. Il faudrait quand même imaginer un peu ce décor si on veut comprendre l’évolution d’un homme, et surtout d’un homme politique. Cette petite ville s’appelle Jarnac, limite de la Saintonge, proche de l’Angoumois. Des rues tranquilles, des maisons blanches, quelquefois noircies par les vapeurs d’alcool car c’est la région du cognac. Si vous vous retournez du côté du paysage, vous voyez la Charente, le Môle, chaleur humide pendant l’été et puis des coteaux, des coteaux dits modérés. Un ciel, un ciel d’Aquitaine, un ciel mouillé. Et puis les coteaux, des coteaux couverts de quoi ? Couverts de rangs de vigne, alors voilà le décor. Une maison, une maison familiale, j’y suis né, on habite cette maison depuis déjà très longtemps, depuis plusieurs générations.
Michel Polac
Alors, je crois que c’est cela que nous aimerions évoquer pour commencer, parce qu’au fond, la lecture se forme dans une famille avec la bibliothèque, ou peut-être avec des grands-parents. Quelle était la bibliothèque de la famille ? Quelle était la maison familiale ? Que lisaient vos grands-parents ?
François Mitterrand
Très classique, très classique, je crois, enfin, il me semble. Vous savez, c’était une bourgeoisie de province, elle disposait de quoi ? Enfin une sorte de, pas mal d’ouvrages religieux, d’études spirituelles, à partir de quoi ? À partir de la Bible, qui était vraiment le livre de chevet, qu'on a étudiée, lue, répertoriée et discutée sous toutes ses formes. Ce n’était pas simplement un livre pour intéresser l’intelligence toute neuve, c’était aussi un objet de débat permanent. Alors, on va vers la bibliothèque de ses parents, on y trouve des revues, on y trouve L’Illustration, L’Illustration avec les images, les images de la guerre, la Guerre de 14-18, ce qui, aussi, a certaine signification dans une évolution. Et puis, on trouve des ouvrages qui sont un peu oubliés aujourd’hui, mais qui ont une influence que je crois considérable sur les imaginations de cette époque, ça s’appelait Le Journal des Voyages. Ça ne paraissait sans doute plus, d’ailleurs à l’époque de 1923, 24, 25 mais ils étaient là en tout cas, reliés, réunis, Le Journal des Voyages. Alors ça, c’était une sorte de plongée formidable dans le monde extérieur ! Et un monde extérieur raconté avec des couleurs, c’est la découverte de l’Afrique, la découverte du Sud-Est asiatique, l’Amérique du Sud, et puis avec l’influence de Gustave Doré, les images enfin impressionnantes, des animaux de la jungle, des populations. Donc, malgré tout, cela représentait, pour l’enfant que j’étais, un immense attrait !