Forbach, capitale du « jazz manouche »
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Le 1er festival de jazz à la française de Forbach, né en 2018, fait redécouvrir le jazz manouche inventé par Django Reinhardt et Stéphane Grappelli. Cette musique d'exception est aussi attachée à la destinée d’une communauté Tsigane longtemps opprimée par les autorités. Aujourd’hui, sa musique est largement perçue comme un atout dans une ville marquée par les stigmates d’un passé mono-industriel.
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Date de publication du document :
11 mai 2021
Date de diffusion :
30 mai 2018
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Le jazz manouche est une forme de jazz à la française qui est née dans les années 1930 à partir des influences des musiques tsigane et d’Europe centrale combinées avec le jazz swing. Ses fondateurs furent Django Reinhardt et Stéphane Grappelli au sein du Quintette du Hot Club de France créé en 1934.
Ce style musical unique est un marqueur identitaire de la culture tsigane. Le jazz manouche est né à Forbach, creuset de cette communauté. Les Tsiganes, originaires du sous-continent indien, s’y sont installés après des migrations venues d’Europe centrale. Il est difficile de dénombrer cette communauté à Forbach. En France, les tsiganes seraient entre 350 000 et 500 000, divisés en différents clans ou tribus. Les chiffres sont assez flous du fait de leur nomadisme et de l’absence de statistiques communautaires. Les Tsiganes forbachois, qui appartiennent à la tribu Sinté, se sont installés à partir du XVe s dans l’Est mosellan. Cette région frontière aux confins du Royaume de France et du Saint-Empire leur permettait de se protéger des persécutions et des expulsions des différents Etats. Les Tsiganes vivaient de leurs activités musicales et commerciales entre France et terres germaniques. Cependant, les autorités, à l’image des Ducs de Lorraine, voulurent mieux les contrôler et leurs imposèrent une sédentarisation forcée aux XVIIe et XVIIIe siècles. La Lorraine possède une des plus fortes concentrations de la communauté tsigane, dont on trouve des traces de sédentarisation à Forbach et dans les Vosges du Bord dès les XVIIIe et XIXe siècles.
Le reportage rappelle aussi la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale et la persécution des Tsiganes. Ils subirent ainsi l’interdiction de circuler dès avril 1940, à la veille de la campagne de France. Considérés comme une « race hybride » par les nazis, ils furent très vite l’objet de l’attention des autorités de l’Etat Français et de l’Occupant, en zone libre, occupée ou annexée comme à Forbach. Les nazis les expulsèrent vers la zone libre en juillet 1940 et leur « internement » fut décidé par les autorités allemandes et vichystes en avril 1941. Les tsiganes de France ont néanmoins en grande partie échappé à la déportation (l’Erlass du 16 décembre 1942 ordonnait la déportation des Tsiganes du Grand Reich à Auschwitz). L’épopée de la famille de Niki Lorier de Forbach reflète bien cette période de souffrances. Son père, chef de clan, déplace sa famille installée à Forbach puis à Sarrebruck vers Lille pour fuir la montée du nazisme dans les années 1930. Il fait vivre toute sa famille durant la guerre en jouant des musiques populaires dans les cafés et les bals. Il n’échappe cependant pas à la déportation vers Dachau, Himmler ayant décidé d'arrêter tous les Tsiganes de Belgique et du Nord-Pas-de-Calais fin 1943.
Au-delà de l’Histoire des Tsiganes, le jazz manouche permet surtout de montrer un autre visage de Forbach et de sa région. Cette ville minière sinistrée et en reconversion fait partie des « pays noirs » et apparaît comme un territoire aujourd’hui répulsif (elle a perdu près de 6000 habitants depuis 1982). Elle a rejoint le lot des villes petites et moyennes mises à l’écart, marquées par la dévitalisation de leur centre-ville. La municipalité et les collectivités territoriales mènent par conséquent une politique de renouvellement urbain afin de redorer l’image de la ville. Elle passe par une restauration et une valorisation du patrimoine matériel (musée de la Mine à Petite-Rosselle) mais aussi par une mise en avant de ce patrimoine immatériel qu’est le jazz manouche. Forbach veut ainsi devenir la « capitale du jazz manouche ». L’organisation en 2018 du premier festival de "jazz à la française" par des enfants du pays, Daniel Fioriti et Popots Winterstein, était donc un enjeu de taille, non seulement sur le plan culturel, mais aussi politique.
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Ce reportage a pour ambition de dévoiler le caractère unique du Jazz manouche. Cette musique aux influences multiples est d’abord apparue comme un nouvel art populaire né de la créativité de quelques précurseurs. C’est ce qui explique le véritable culte voué à Django Reinhardt, mis en avant par une affiche de 2003 pour les 50 ans de sa mort. Longtemps confidentiel, ce style musical s’est popularisé depuis les années 1990 avec la vogue de la world music et une nouvelle vague d’artistes issus de la variété comme Thomas Dutronc ou Sanseverino.
Ce jazz à la française représente un patrimoine immatériel, un « trésor artistique inestimable ». La musique est traditionnellement assurée par 2 guitares, une contrebasse voire un violon, comme le montrent les images. Contrairement au jazz nord-américain, il n’utilise ni trompette ni tambour, mais la gamme des instruments utilisés s’est élargie avec le temps (clarinette, accordéon, basse). Le jazz manouche se définit avant tout comme une musique festive. Les extraits d’archives de Dorado Schmitt et Ono Winterstein en concert à Ivry-sur-Seine révèlent un Jazz qui swingue, donne envie de danser et de faire la fête. Cette musique se veut populaire et familiale, à l’image de la ville de Forbach et des quartiers du Bruch et du Holweg dans lesquels la plupart des plans ont été filmés. Les Tsiganes y sont installés depuis des décennies. Mais le jazz manouche n’est plus seulement une musique communautaire. Née sur un territoire transfrontalier, elle a réussi à séduire au-delà des frontières, comme en témoigne une affiche de programmation à Sarrebruck. Cet héritage est perpétué par des dynasties de musiciens comme les Lorier, Winterstein, Reinhardt ou Schmitt que l’on voit jouer ou en interview. Il contribue aussi au rayonnement culturel international de la France. Dans le monde entier, des festivals sont organisés, notamment pour mettre à l’honneur la musique de Django. Au cinéma le film Les Fils du vent réalisé en 2012 fait découvrir les musiciens Angelo Debarre, Moreno, Ninine Garcia et Tchavolo Schmitt et la même année 4 artistes de jazz à la française sont devenus chevaliers des arts et lettres. En 2017, le biopic Django eut un beau succès.
La popularité de cette musique permet aussi une valorisation du patrimoine est-mosellan dans un bassin de Forbach qui n’a pas été épargné par l’arrêt de l’activité minière (1997) et le chômage (supérieur à 10% en 2020). La musique ouvre une autre perspective que celle des territoires mono-industriels sinistrés dont les traces restent encore visibles (monument aux mineurs, friches industrielles proches du Musée de la mine de Petite-Rosselle). Ce reportage revalorise l’image de la région et montre aux Forbachois un autre héritage culturel. La ville y apparaît comme plus attractive et l’expression de « capitale » du jazz à la française relève son prestige.
L’organisation du premier festival en 2018 est donc fondamentale pour la ville. Il est générateur d’activité et peut augurer un développement du tourisme culturel. Il véhicule aussi des valeurs de tolérance et d’intégration particulièrement adaptées au contexte local. Le bassin de Forbach a été fortement marqué par un multiculturalisme lié aux « Manouches » mais aussi à une forte immigration durant l’âge d’or de la production houillère. Mais les difficultés socio-économiques qui ont frappé cette population depuis les années 1970 ont eu des conséquences politiques : Forbach a massivement voté pour le Front National aux élections présidentielles 2018 (près de 30% au premier tour). La municipalité voit ainsi dans ce festival une opportunité pour changer l’image de la ville, marquée par son héritage industriel (friches, failles minières) et par les divisions communautaires. Elle affirme par là son engagement dans la voie du « vivre ensemble ».
Curieux destin que celui des Tsiganes de Forbach : leur musique est aujourd’hui un vecteur d’unité.