Les espaces ruraux

Les espaces ruraux

Par Eric Cazaubon et Anne Gerhard - Masson, Professeur d'histoire-géographie et documentalistePublication : 01 déc. 2024

Les espaces ruraux sont l’objet de nombreuses représentations qui sont le plus souvent issues d’une vision idéalisée (le calme de la campagne opposé aux nuisances sonores urbaines) et surtout dépassée (l’exode rural qui a en fait pris fin dès … 1975). Mais cela dit cependant la place qu’occupent encore ces espaces (on notera au passage le pluriel) dans les imaginaires de chaque Français avec l’idée, là aussi dépassée (pensons aux Français issus de l’immigration), qu’il a forcément un lien avec la terre, un lieu familial et patrimonial qui fonderait son identité de Breton ou d’Auvergnat même si la grande ville est devenue le cadre de sa vie active. Évoquer les espaces ruraux, c’est d’abord faire un voyage en représentations et chasser les réalités que les sociologues (Kayser, Le Goff...) ou les géographes (Vanier, Dumont, Poulot, Plet, Pistre …) traquent depuis trente ans maintenant, réinterrogeant avec un regard nouveau un fait, le fait rural, que d’autres géographes ont tendance à considérer comme englouti par le fait urbain (Levy). 

# Mais d’abord, peut-on localiser les espaces ruraux ?

Cette question fondamentale de la géographie n’a pas de réponse simple, justifiant déjà du pluriel. Il n’y a pas un mais des espaces ruraux, ce qui ne retire rien à la question du ’’où ?’’ Souvent la première réponse est construite par la négative : le rural n’est pas l’urbain. La définition des espaces ruraux en France est donc statistique : selon l’Insee, les communes appartiennent au monde rural lorsqu’elles regroupent moins de 2 000 habitants agglomérés (sauf si elles sont rattachées à une unité urbaine). Le rural est aussi défini comme espace « qui relève de la campagne » (dictionnaire de la géographie de Brunet). On peut en fait retenir trois critères pour caractériser les espaces ruraux. Il y a un critère fonctionnel : la place plus ou moins importante de l’agriculture et des espaces cultivés. Il y a un critère paysager marqué par la discontinuité du bâti et la part importante des paysages dits « naturels » (dont les forêts). Il y a enfin un critère démographique : les faibles (moins de 30 hab/km²) et les très faibles (moins de 10 hab/km²) densités de population sont rurales. Ces critères, qui permettent de définir le rural, connaissent pourtant de profondes mutations. La plus évidente à retenir est celle de la limite entre ville et campagne dont les liens sont de plus en plus forts et que l’Insee a formulé au travers des aires urbaines et plus récemment des aires d’attraction des villes qui mesurent dans les deux cas la polarisation de l’espace par les flux de travailleurs entre le pôle urbain et le territoire qui l’entoure. Ces définitions suscitent de nombreuses critiques chez les géographes car elles aboutissent à faire de la quasi-totalité des Français des citadins et à intégrer des espaces ruraux dans des catégories urbaines qui font surtout état d’une métropolisation en cours du territoire. S’il est vrai que les recompositions paysagères sont nombreuses dans les espaces périurbains, avec un mitage de l’espace par l’extension du bâti et l’artificialisation des sols (grands équipements de transport, centres commerciaux ou logistiques, zones d’habitat individuel et parfois collectif …), il n’en demeure pas moins que le caractère rural de ces espaces perdure de façon évidente, avec une transition progressive entre espace urbanisé et espace rural, constituant ce que Vanier qualifie de ‘’tiers espace’’. Et il ne faut pas oublier aussi qu’une partie du territoire français échappe à l’influence d’un centre urbain, justifiant des critères de définition que nous venons d’évoquer. Au total, on peut donc estimer que 70 % de la superficie, 15 % de la population et 65 % des communes appartiennent encore au rural, des chiffres forcément discutables selon les seuils retenus.

# Qui peuple les espaces ruraux ? Qui sont les habitants de ces espaces ?

Il y a donc encore des populations rurales en France, ce qui là aussi peut prêter à discussion car les mobilités quotidiennes témoignent d’un nombre très important d’habitants qui possèdent leur résidence principale à la campagne mais travaillent dans une ville parfois très éloignée du domicile principal, ou télétravaillent pour une entreprise et des clients urbains. D’autre part, les pratiques culturelles se sont largement diffusées de la ville vers la campagne, rendant là aussi difficile la limite entre le citadin et le rural qui possèdent tous deux un smartphone, recourent à un opérateur international pour regarder un film à la demande ou commander un produit standardisé, et se déplacent pour assister à des grands événements culturels ou sportifs. La distinction par les pratiques culturelles ne semble donc plus opérante comme elle a pu l’être jusqu’aux années 1990. On peut essayer de les distinguer par les activités productives car la résidence ne discrimine plus tellement sauf dans quelques territoires et pour quelques habitants. 

# Que font les habitants des espaces ruraux ?

La question est donc celles des fonctions rurales. On peut en distinguer plusieurs, on parle donc de multifonctionnalité, sans revenir sur la fonction résidentielle que nous venons d’évoquer. Il reste que les espaces ruraux sont des espaces de production, de création de richesses, des espaces récréatifs et des espaces patrimonialisés.

L’agriculture est l’activité par essence du monde rural, son caractère le plus distinctif, même si là encore la limite ville-campagne se brouille avec l’essor de l’agriculture urbaine. Les campagnes sont le territoire des paysans, devenus de plus en plus rares dans chaque village, et qui surtout ressemblent de plus en plus à des chefs d’entreprise, diplômés de grandes écoles souvent. Le grand céréalier de la Champagne, le viticulteur du Bordelais, l’éleveur ‘’industriel’’ breton, sont à la tête d’exploitations modernes et largement liées à l’industrie agroalimentaire et au marché mondial.

La transformation des productions agricoles reste en partie une activité située à proximité des exploitations, par exemple les laiteries. Mais les campagnes connaissent aussi d’autres industries, souvent anciennes, issues de vieilles traditions artisanales (la serrurerie du Vimeu près de la baie de Somme) ou plus modernes (le district industriel vendéen). Des entreprises sont attirées par le foncier disponible à bas coût dans les espaces périurbains qui accueillent de gigantesques sites logistiques de multinationales à proximité des échangeurs autoroutiers. On n’oubliera pas non plus les grands centres commerciaux installés en périphérie des grandes agglomérations, dans une logique souvent multifonctionnelle, comme en témoignait le gigantesque projet porté par un groupe de grande distribution français dans le triangle de Gonesse au nord de Paris et qui devait accueillir bureaux, logements et activités récréatives. 

Les espaces ruraux sont en effet de plus en plus des espaces récréatifs. La présence de résidences secondaires, achetées ou héritées, est un fait ancien qui permettait à de nombreux Français garder le lien avec les racines familiales. De la même façon, le camping et les activités liées comme la randonnée, étaient le propre du tourisme rural. Aujourd’hui, celui-ci est devenu une part importante de l’industrie touristique, structurée (les Gîtes de France des chambres d’agriculture), labellisée, et surtout offrant de plus en plus d’activités sportives et culturelles pour attirer la clientèle. Les formes se sont diversifiées (agro-tourisme, œnotourisme, …), les lieux d’accueil évoluent (château, ferme, camping, villages-vacances demeurent et sont complétées par les yourtes ou les cabanes suspendues ou pas), les activités se multiplient, accueillant un nombre croissant de personnes et occupant un espace de plus en plus visible en particulier dans certains massifs et sur les littoraux. 

L’économie des espaces ruraux a aussi vu naître, souvent portée par le monde agricole qui se diversifie là aussi, une activité nouvelle : les énergies dites vertes ou renouvelables qui trouvent dans les campagnes les conditions naturelles (ensoleillement ou vent) et le foncier dont elles ont besoin. Les campagnes françaises ont ainsi vu leurs paysages se couvrir d’éoliennes (Hauts-de-France, Champagne), de panneaux photovoltaïques ou de centres de méthanisation, faisant d’elles des espaces pleinement intégrés à la transition énergétique en cours et détenteurs d’une part importante des solutions. 

Cette nouvelle fonction n’est pas sans susciter de nombreux conflits avec les tenants de la patrimonialisation des espaces ruraux, qui souhaitent préserver les milieux dits « naturels » d’une anthropisation trop marquée. Les espaces ruraux connaissent en effet un processus de patrimonialisation déjà ancien mais accéléré, qui passe par des cadres juridiques, la mise en place d’aires de protection et la valorisation des terroirs avec une multiplication de labels dont les plus connus sont les parcs naturels régionaux et les parcs nationaux restreignant très fortement les activités humaines. Cette question de la ‘’mise sous cloche’’ d’une partie des espaces ruraux est d’ailleurs celle qui aujourd’hui engendrent les conflits d’acteurs les plus médiatisés.

En effet, le pendant de la multifonctionnalité et de la patrimonialisation est le conflit d’usage entre des acteurs spatiaux ayant des intérêts divergents, voire opposés. Ces conflits prennent de multiples formes : néo-rural en procès avec son voisin agriculteur à qui il reproche un chant du coq trop matinal, habitants de villages périurbains à qui on cherche à imposer un équipement collectif de grande nuisance, villageois refusant le champ d’éoliennes qui vient détruire le paysage de leur enfance et qui craignent les ondes émises, ZAD – Zones à défendre – dans la forme la plus radicale avec un véritable combat entre aménageurs et défenseurs de la nature, souvent issus de la ville et de l’altermondialisme mais s’appuyant sur des synergies locales avec des populations rurales très mobilisées. La question du sol est ainsi devenue un enjeu majeur, avec la loi Climat et résilience de 2021 qui a introduit l’objectif de zéro artificialisation nette des sols ou ZAN. On le voit, les conflits sont partout dans les espaces ruraux, en grande partie liées aux représentations que les acteurs ont de ces espaces et le vivre-ensemble est parfois très conflictuel, traduisant la diversité croissante des populations et des acteurs ruraux. 

# Quel devenir pour les espaces ruraux ?

S’il est clair que les fonctions productives sont essentielles à nos économies modernes qui ne peuvent se passer des espaces ruraux, dans des conditions respectueuses des enjeux environnementaux, ces derniers sont aussi des espaces de vie pour une partie légèrement croissante de la population. 
En fait, seule une partie de ces espaces voit sa population augmenter ou se maintenir. C’est celle qui se situe logiquement dans les espaces périurbains. La mobilité des populations qui y habitent pallie en grande partie au fait que les services de proximité ne sont pas toujours présents. Toute une partie du monde rural présente au contraire des problématiques différentes et particulières qui mêlent déprise agricole, disparition des emplois et dépopulation. Ces territoires les plus éloignés des centres urbains, où habitent des populations âgées, où la pauvreté est souvent invisibilisée mais très présente, où les mobilités sont difficiles, nécessitent des réponses spécifiques de la part des acteurs publics. Entre ces campagnes en crise (économique, sociale et démographique) et les espaces périurbains gentrifiés, il existe une infinité de territoires aux spécificités propres mais qui se posent toutes des questions liées au maintien des activités agricoles et des services de proximité, à commencer par l’école, le boulanger et le médecin généraliste. Certains territoires sont ainsi à une heure de voiture d’un centre hospitalier, rompant l’égalité entre tous les citoyens dans l’accès aux services publics. Ces marges, qui existent aussi dans certaines grandes banlieues, expriment un malaise profond qui interroge leur appartenance à la collectivité nationale, avec un sentiment d’abandon qui s’exprime dans les urnes par un vote dit de contestation. 

Si le diagnostic est bien connu, notamment via les études de géographes ou de l’État (CGET, ex-Datar), les solutions peinent à être efficaces alors que les dispositifs s’empilent à tous les échelons administratifs, de la commune à l’Union européenne. Les objectifs sont à la fois de maintenir une égalité de traitement entre habitants des espaces les plus isolés et habitants des villes (lutte contre les zones blanches, télémédecine, maisons interprofessionnelles de santé …) et de maintenir de l’activité, notamment par la valorisation des productions locales via des labels (AOC, AB …). Les enjeux spatiaux sont de première importance compte tenu des superficies concernées car le devenir des certains espaces ruraux de plus en plus vides d’habitants est incertain. 

On le voit, le pluriel des "espaces ruraux" est le reflet de réalités multiples entre le désert meusien et la gentrification de la vallée de Chevreuse : populations, activités et paysages offrent une grande diversité de situations et beaucoup de questions en suspens. 

# Piste pédagogique associée

Le même contenu, adapté à l’enseignement, est accessible aux enseignants et aux élèves de la région Grand Est, sous le titre :« Les mutations des espaces ruraux ».