Moins de deux mois après leur arrivée à Marseille, les Allemands, prenant prétexte des attentats que la Résistance a organisés contre eux, veulent faire un exemple. L'état de siège est instauré dès le 5 janvier 1943. Mais surtout ils décident de détruire le quartier nord du Vieux-Port d'où sont censés provenir les auteurs de ces actes et qui symbolise à leurs yeux la "gangrène" marseillaise, le crime, le vice, la saleté, le cosmopolitisme. La représentation négative de Marseille, perçue comme le lieu de tous les trafics et de tous les dangers, qui sous-tend le projet, sort en droite ligne de l'idéologie nazie, hiérarchisant les peuples, les régions, les villes à l'aune de la race aryenne. Dans cette échelle, la Méditerranée n'est pas au plus haut. Mais cette mauvaise réputation de Marseille est largement partagée en France dans l'Entre-deux-guerres, et le fait que le port soit devenu un refuge pour les persécutés fuyant le nazisme a encore renforcé son caractère répulsif, en particulier du côté des partisans de la collaboration. Un article paru dans le numéro du 30 août 1941 de l'hebdomadaire d'extrême droite Je suis partout, intitulé "Marseille la juive", et signé par Lucien Rebattet, l'un des journalistes les plus connus de la presse "collabo", est significatif de ce que le port inspire à cette mouvance. Les SS sont chargés par Himmler d'être les maîtres d'oeuvre de l'opération de " purification " du port. Karl Oberg, qui est leur chef en France, vient en personne superviser l'opération avec un plan de destruction du quartier et de déportation de ses habitants. Il est à Marseille le 13 janvier pour le présenter aux autorités françaises, régionales et nationales. Il y a là notamment René Bousquet, secrétaire général à la police (c'est-à-dire le suppléant de Pierre Laval, ministre de l'Intérieur, qui est aussi le chef du gouvernement). Ces hommes défendent la ligne du régime de Vichy, dont le souci constant est de faire prévaloir la souveraineté française, quitte à couvrir les pires exigences allemandes. Ils négocient pied à pied dans ce cadre, quitte à sacrifier un quartier que des projets urbanistiques envisageaient déjà d'assainir.
Le quartier Saint-Jean est dès l'origine le quartier des pêcheurs napolitains, des marins, des dockers, un quartier refuge aux rues étroites, aux passages sombres, aux maisons hautes et souvent décrépies. Certaines rues sont en partie vouées à la prostitution. Par ailleurs, ce quartier populaire est aussi l'un des quartiers historiques de Marseille, avec, entre l'Hôtel de ville et l'Hôtel-Dieu, quelques immeubles qui témoignent d'une richesse passée. Les autorités françaises obtiennent de leur marchandage ce que probablement les Occupants avaient décidé bien avant de leur accorder, une réduction du périmètre concerné et un délai de préparation de huit à dix jours. La contrepartie est accablante, puisque, sous le contrôle de 10e Régiment de police SS du colonel Griese, ce sont les forces de l'ordre françaises qui devront assurer l'évacuation du quartier et que les opérations de police sont étendues à toute la ville. Celles-ci commencent le vendredi 22 janvier. Elles sont conduites par un millier de policiers venus de toute la zone non occupée et de Paris, renforcés par huit cents GMR, gendarmes, gardes mobiles et des membres du Service d'Ordre Légionnaire (SOL). Dans la nuit du 22 au 23, 1 865 personnes sont raflées autour du quartier de l'Opéra et conduites aux Baumettes. Les opérations de police se poursuivent le samedi avec 635 arrestations. Le Vieux-Port est bouclé dans la soirée par les troupes allemandes, ses habitants coupés du reste de la ville par des barrages où l'on contrôle les identités. Le périmètre, ainsi délimité, se trouve entre le quai appelé Maréchal Pétain depuis le voyage de ce dernier en décembre 1940, la rue Caisserie au Nord, le fort Saint-Jean à l'Ouest et la rue Chevalier-Rose à l'Est. Le lendemain, dimanche 24, les habitants sont conduits à la gare d'Arenc par les trams de la ville, réquisitionnés, pour être dirigés, dans des conditions d'improvisation et de promiscuité que l'on imagine, vers le camp des troupes coloniales de Caïs à Fréjus, dans le Var. Les évacués - aux environs de 20 000 personnes - ont eu deux heures pour préparer les trente kilos de bagages qu'ils sont autorisés à emporter. Ils pourront revenir à Marseille quelques jours après, à partir du 28, mais ce sera pour apprendre qu'ils ont 48 heures pour vider des appartements que, bien souvent, ils vont trouver pillés. Pour eux, commence l'exode vers la périphérie à la recherche de parents ou d'amis qui pourront bien les accueillir. Non sans cynisme, la propagande fait écrire dans la presse du 25 janvier : "Cette action contre les criminels et les indésirables étant achevée, la police française apporte son aide à la population évacuée pour faciliter son exode. Sous l'égide d'une administration française, une étroite collaboration s'est établie entre tous les services chargés du maintien de l'ordre, les services de la défense passive, les services sanitaires, les organisations de jeunesse et les S.O.L. pour mettre à la disposition de la population évacuée le maximum de bonnes volontés". C'est cette aide, apportée par des jeunes que montre un très court reportage [cf 00000000064]. On remarquera combien il est allusif sur les raisons de la tragédie. Il ne dit rien, bien évidemment, des déportations. En effet, le 24, au petit matin, sont également parties d'Arenc à destination de Compiègne 1 642 personnes, détenues soit aux Baumettes, soit à l'Évêché. Elles seront rejointes par 800 autres, "triées" à Fréjus. Bien peu seront libérées. Parmi elles, 782 juifs, français pour la très grande majorité, seront dirigés vers les camps d'extermination de Sobibor et Auschwitz en mars, le reste des raflés ira vers Oranienburg-Sachsenhausen, sauf quelques-uns envoyés dans les camps de travail des îles anglo-normandes. Le reportage n'évoque pas non plus les opérations de police qui se poursuivent dans les divers quartiers de la ville jusqu'au 28 janvier et qui se soldent par la fermeture de près de 800 bars et l'interpellation d'environ 6 000 personnes.
Ce reportage porte sur la suite, la destruction du quartier du Vieux-Port et donne à voir le chantier, ses engins, les travaux en cours. Il permet de constater l'étendue de la table rase qui est en train de s'étendre, mais ce qui, aujourd'hui, inspire l'accablement, est présenté à l'époque comme une opération de salubrité publique. Le dynamitage des maisons a commencé le 1er février 1943. Il a duré jusqu'au 17. Près de 1 400 immeubles ont été abattus. Toute la ville de Marseille a été alors recouverte par le nuage de poussière qui se dégageait de la zone. Seuls quelques immeubles historiques comme la Maison diamantée sont sauvés. La mairie trônera bientôt presque seule devant le champ de ruines qui s'étend sur quatorze hectares.
L'édition française de Signal, l'hebdomadaire de propagande nazie, fera de cette affaire une illustration de l'excellence de l'organisation des Occupants. La Revue Municipale Marseille devra, elle, démentir dans son numéro d'août 1943 la persistante rumeur de spéculation foncière qui entoure cette destruction et le plan d'aménagement dont la réalisation avait été confiée à la société immobilière créée pour l'occasion.
L'historien Pierre Guiral écrira que l'affaire du Vieux-Port a été "sans doute la plus grande catastrophe de l'histoire marseillaise depuis la mise à sac par les Catalans dans la nuit du 22 novembre 1423 et la Grande Peste de 1720".
Bibliographie :
Gérard Guichoteau, Marseille 1943, la fin du Vieux-Port, Marseille, Ed. Daniel et cie-Le Provençal, 1973.
Robert Mencherini dir., Provence-Auschwitz. De l'internement des étrangers à la déportation des juifs 1939-1944, Aix-en-Provence, PUP, 2007.
Christian Oppetit et alii, Marseille, Vichy et les nazis, Marseille, Amicale des déportés d'Auschwitz et des camps de Haute-Silésie, 1993.