La Loi-cadre Defferre de 1956

04 décembre 1956
05m 34s
Réf. 00120

Notice

Résumé :

Gaston Defferre, ministre de l'Outre mer dans le gouvernement Mollet, est venu présenter sa loi-cadre modifiant les institutions de l'Union française et le mode électoral en Afrique Occidentale française et Equatoriale française ; il répond aux questions d'étudiants de Sciences-Po.

Type de média :
Date de diffusion :
04 décembre 1956
Personnalité(s) :
Lieux :

Éclairage

Gaston Defferre, ministre de la France d'Outre-mer du gouvernement Guy Mollet, présente en décembre 1956, devant un parterre d'étudiants métropolitains, sa « loi-cadre » entrée en vigueur quelques mois auparavant en AOF et en AEF. Ce texte législatif (n° 56-619) adopté par le Parlement le 23 juin 1956 constitue une étape importante dans le processus d'émancipation des territoires coloniaux en Afrique française. Élaborée par Defferre lui-même avec l'appui de Félix Houphouët-Boigny, elle transforme en profondeur la façon de gouverner les colonies françaises d'Afrique, modifie les pratiques électorales et amorce l'africanisation des cadres politiques. Le terme de « loi-cadre » renvoie à une forme juridique particulière qui la caractérise : le gouvernement est autorisé à statuer par décret dans un domaine réservé en principe à la loi et, de fait, plusieurs dizaines de décrets sont promulgués en un an, certains soumis au Parlement dans le cadre d'une procédure d'urgence.

Un rappel sur les institutions préexistantes à la loi-cadre n'est peut-être pas inutile. La Constitution de la IVe République avait, en 1946, défini l'Union française à la fin de son préambule et précisé dans son titre VIII les contours de son organisation et de ses institutions politiques. L'Union française regroupe, dans un ensemble un peu disparate, la France métropolitaine, les départements et territoires d'outre-mer, mais aussi des territoires et États associés (protectorats, territoires sous mandat de l'ONU). Les articles 63 à 66 définissent les différents organes qui composent l'ensemble :

- Une Assemblée de l'Union française a ainsi été créée et siège au palais d'Iéna, à Paris. Elle a un rôle purement consultatif. Elle est composée pour moitié de représentants de la métropole et pour moitié de représentants des pays d'outre-mer, quel que soit leur statut (département, colonie, protectorat, etc.) – ce qui, d'ailleurs, contrevient au principe d'une république « une et indivisible ». Ses membres sont élus par les assemblées territoriales (voit infra) en ce qui concerne les départements et territoires d'outre-mer ; ils sont élus, pour ce qui est de la France métropolitaine, à raison de deux-tiers par les membres de l'Assemblée nationale représentant la métropole et d'un tiers par les membres du Conseil de la République représentant la métropole.

- Dans chaque territoire d'outre-mer est instituée une assemblée territoriale, Les membres de l'assemblée sont désignées par un double collège d'électeurs afin de représenter « les diverses parties de la population » des territoires – il s'agit d'une entorse au principe de l'égalité républicaine entre tous les citoyens. Les compétences des assemblées restent très limitées jusqu'à 1956, d'autant que des pressions administratives et politiques pèsent lors des premières campagnes électorales organisées à partir de 1946.

- Un Haut Conseil de l'Union française, à vocation consultative, est censé chapeauter le tout. Il n'a en réalité pas siégé avant 1949 et n'a joué aucun rôle important par la suite.

- Enfin, à partir de 1947, les fédérations d'AOF et d'AEF se voient dotées chacune d'un Grand Conseil. Le Grand Conseil de l'AOF est ainsi constitué de 40 représentants (5 pour chacun des 8 territoires aofiens), élus parmi les membres des assemblées territoriales. Le Grand Conseil est essentiellement chargé de la discussion et du vote du budget fédéral, mais exerce aussi un contrôle indirect sur les services publics de la fédération, sur le Fonds d'Investissement et de Développement Économique et Social (FIDES) et sur divers aspects de la vie économique et sociale des populations.

Il faut préciser, par ailleurs, que l'ensemble des composantes des territoires de la « France d'outre-mer » (comme on appelle désormais officiellement l'empire colonial français) envoie des députés à l'Assemblée nationale à l'occasion d'élections législatives, pour lesquelles est maintenu le principe du double collège électoral en Algérie et dans la plupart des territoires de l'Afrique française.

Sans modifier la Constitution, la loi-cadre de 1956 crée donc les conditions institutionnelles et politiques qui rendent effective l'autonomie de l'ensemble des territoires de l'AOF, de l'AEF et Madagascar. Ainsi sont établis de nouveaux statuts pour les territoires de la France d'outre-mer. Le nouveau texte met en place une décentralisation des pouvoirs de la métropole vers les territoires, ainsi que des mesures de déconcentration administrative accompagnant l'extension des compétences des assemblées territoriales. Elle prévoit pour l'ensemble des scrutins un suffrage désormais véritablement universel - avec un collège unique d'électeurs -, ainsi que des conseils de gouvernement composés de ministres désignés par les assemblées territoriales et présidés par un représentant de la République française, accompagné d'un vice-président africain. Ces conseils ne sont toutefois pas responsables devant les assemblées locales.

Le contexte général troublé (fin de la guerre d'Indochine, début de l'enlisement de la guerre d'Algérie) explique en partie que le gouvernement, par la bouche de Gaston Defferre, présente la loi-cadre comme un octroi de pure générosité fait aux populations africaines. C'est oublier que les luttes syndicales et politiques locales ont largement contribué à l'assouplissement de la tutelle coloniale. Les succès électoraux que connaît le Rassemblement Démocratique africain (RDA) – et ce, malgré les obstacles que dressent régulièrement les autorités coloniales à chaque campagne électorale – renversent quelque peu le rapport de force. Quant aux luttes syndicales, importantes depuis la fin des années 1940, elles mobilisent également des acteurs variés dont les revendications se font aussi volontiers politiques. En métropole, notamment au sein de la SFIO et du MRP, divers dirigeants considèrent pour leur part qu'une évolution vers davantage d'autonomie est non seulement souhaitable, mais inéluctable.

Sophie Dulucq

Transcription

Intervenant 1
Monsieur le Ministre, si vous avez jugé utile, après que la Constitution de 46 ait été appliquée, d’envisager la création d’une nouvelle loi qui donnerait aux institutions de l’Union française un aspect lui aussi nouveau, pour quelles raisons ce changement vous a-t-il paru utile ? Et dans quel sens avez-vous orienté vos recherches ? Et quel est, en quelques mots, si vous pouvez nous le rappeler, le résumé des mesures que vous avez prises ?
Gaston Defferre
Eh bien, il y a une dizaine de mois, quand ce gouvernement a été formé, il y avait un incontestable malaise dans les territoires d’outre-mer. Les Africains avaient la sensation que toutes les promesses, que la France leur avait faites, n’avaient pas été tenues. Les Français étaient inquiets après la guerre d’Indochine et notre départ d’Indochine, après les difficultés que nous connaissons en Algérie, après que l’indépendance ait été accordée à la Tunisie et au Maroc, les Français avaient l’impression que le gouvernement avait l’intention d’abandonner ses territoires. Et c’est pour répondre à ce malaise que la loi-cadre a été présentée au Parlement et qu’elle a été votée, d’ailleurs, à une très forte majorité.
Présentateur
Mademoiselle, vous n’avez pas une question à poser au Ministre sur la loi-cadre ?
Intervenante 1
Je voudrais savoir la distinction entre les services d’Etat et les services proprement territoriaux. Si la distinction est très nette ou si on doit… s’il y a une certaine confusion entre les deux pour l’instant.
Gaston Defferre
Eh bien, avant de répondre à cette question, qui est une question importante, puisque vous m’avez interrogé sur les raisons qui m’ont amené à présenter la loi-cadre, je voudrais dire quelles sont les principales institutions de la loi-cadre. Après quoi, tout naturellement, je serai amené à parler de la question des fonctionnaires et de la répartition en services d’Etat et services territoriaux. J’ai pensé, il y a une dizaine mois, que pour tenir les promesses contenues dans le préambule de la Constitution, qui prévoyait, comme l’avait prévu la conférence de Brazzaville, que les représentants des territoires d’outre-mer seraient appelés à participer à la gestion de leurs propres affaires, qu’il fallait créer, autour des gouverneurs – dont j'ai parlé tout à l’heure, ces hommes tout-puissants avant la Guerre – qu’il fallait créer autour d’eux, ce que j’ai appelé… ce qu’on a appelé, ce n’est pas moi qui ai inventé le mot, un Conseil de gouvernement. C’est-à-dire une sorte de petit Conseil des ministres dans lequel siégeraient, d’une part, des élus de la population autochtone, et d’autre part, des fonctionnaires désignés par le gouverneur. Et ce Conseil de gouvernement serait chargé de gérer les affaires du territoire. Voilà par quel moyen j’ai pensé qu’on pourrait associer les populations des territoires d’outre-mer à la gestion de leurs propres affaires. Et puis, puisque ces Conseils de gouvernement siègent dans les capitales, j’ai pensé qu’il était nécessaire de faire quelque chose pour ce qu’on appelle « la brousse » c’est-à-dire la partie rurale des territoires d’outre-mer. Vous savez qu’il y a, là, une population dont on dit qu’elle nous est traditionnellement fidèle, mais qu’elle est moins évoluée que la population des grandes villes. Et c’est pourquoi la loi-cadre a prévu des institutions nouvelles qui n’existaient absolument pas, c’est-à-dire des sortes de grandes communes rurales d’organisation de districts, dans lesquels un certain nombre d’élus se réuniraient pour participer, eux aussi, à la gestion de leurs propres affaires dans la brousse.
Intervenante 1
Oui, je crois que la grande nouveauté, c’est l’institution du suffrage universel.
Gaston Defferre
Alors, cette loi a également prévu l’institution du suffrage universel et du collège unique. C’était une revendication qui tenait à cœur non seulement aux Africains, mais à tous les habitants des territoires d’outre-mer.
Intervenante 2
Oui, mais ça doit poser des quantités de problèmes, parce qu’il y a des quantités de gens qui ne sont pas évolués, qui ne savent pas lire...
Intervenante 1
Du point de vue propagande électorale, par exemple.
Gaston Defferre
Ça pose d’incontestables problèmes, mais la preuve en était rapportée tout récemment – nous en parlerons peut-être tout à l’heure – au cours des élections municipales qui viennent d’avoir lieu, qui, pour la première fois, ont eu lieu – partout – au suffrage universel et au collège unique, que les populations les moins évoluées sont très intéressées, en vérité, par la situation politique. Et que même, les gens qui ne savent ni lire, ni écrire connaissent les candidats, connaissent les partis, et savent parfaitement choisir.
Intervenant 2
Monsieur le Ministre, je m’excuse de revenir en arrière. Mais pourriez-vous nous dire comment étaient conçues les élections dans les territoires d’outre-mer avant la loi-cadre qui, elle, prévoit le simple collège, collège unique ?
Gaston Defferre
Avant la loi-cadre, il y avait ce qu’on appelait le double collège. C’est-à-dire que les Blancs, qui représentent, dans les territoires d’outre-mer… Ce qui les distinguent de l’Algérie où la situation est très différente, car en Algérie, il y a un nombre très important de Blancs, tandis que dans les territoires d’outre-mer, par rapport à la population autochtone, il y a un nombre infime. Avant la Guerre, il y avait deux collèges… ou plus exactement, avant la loi-cadre, il y avait deux collèges. Le premier collège dans lequel n’étaient inscrits que des électeurs blancs, qui votaient pour leurs députés, leurs sénateurs, le cas échéant, leurs conseils municipaux. Puis, le deuxième collège dans lequel il n’y avait que les autochtones – c’est-à-dire en Afrique, les Noirs – qui votaient pour leur député et, en général, pour des Noirs.
Intervenant 2
Et on faisait une différenciation entre le droit de vote entre ces Noirs qui constituaient le second collège ? Et sur quel fondement était fondée la possibilité pour tel Noir de voter ou, au contraire, l’impossibilité partielle pour tel autre ?
Gaston Defferre
En vérité, il y avait une sorte de suffrage censitaire. Vous qui êtes des étudiants, vous vous rappelez l’histoire de France mieux que moi. Vous savez ce que c’était. Parmi les autochtones, n’avaient le droit de vote que ceux qui avaient certains diplômes, ceux qui avaient certains titres fonciers. En réalité, il n’y avait pas de suffrage universel.
Présentateur
Alors maintenant, la différence est tout à fait grande ?
Gaston Defferre
Maintenant, le suffrage universel a été établi, et, par conséquent, tout citoyen, âgé de 21 ans, a le droit de voter.