Chatterton, d'Alfred de Vigny

23 septembre 1969
06m 42s
Réf. 00333

Notice

Résumé :

Extrait de la version filmée de Chatterton d'Alfred de Vigny.

Date de diffusion :
23 septembre 1969
Source :
ORTF (Collection: Chatterton )
Lieux :

Éclairage

Vigny est plus connu pour ses romans historiques (Cinq-Mars) à la façon de Walter Scott et ses poèmes dans la même veine que Lord Byron que pour son théâtre. Mais la pièce Chatterton, un drame en 3 actes qui participa à l'époque à la renommée de Vigny, est cependant exemplaire des drames qui s'écrivaient sous l'influence de Victor Hugo et par ceux qui fréquentaient le Cénacle.

La pièce peut se résumer rapidement ainsi : dans les années 1770, à Londres, Thomas Chatterton, un jeune poète de 18 ans, loue depuis peu une petite chambre chez John et Kitty Bell, un couple d'industriels hébergeant par ailleurs un vieux Quaker, qui deviendra le confident de Chatterton et de Kitty. Cette dernière n'ose pas avouer à son mari, d'un tempérament violent, que Chatterton n'est pas en mesure de payer son loyer. Demandant partout du secours, Chatterton apprend que le lord-maire vient de le nommer en qualité de valet. Ecœuré par cette situation et cette incompréhension face à ses rêves d'absolu, tiraillé par la faim, Chatterton se retire dans sa mansarde et se suicide en avalant de l'opium. En le trouvant mort, Kitty Bell, à qui Chatterton venait d'avouer son amour, s'effondre dans l'escalier et meurt à son tour.

La pièce a été créée en 1835, au Théâtre-Français, avec Marie Dorval (la maîtresse de Vigny) dans le rôle de Kitty Bell, et porte en épigramme ce vers de Shakespeare, qui résume à lui seul l'ambition littéraire et le pessimisme portés par le texte : « Despair and die » (désespère et meurs). Tout le Paris littéraire applaudit chaleureusement Chatterton : Georges Sand, Musset et Sainte-Beuve sont au comble de l'admiration. Flaubert, dans sa correspondance, dira de Vigny que c'était « un talent plaisant et distingué, et puis il était de la bonne époque, il avait la Foi ! Il traduisait du Shakespeare, engueulait le bourgeois, faisait de l'historique. On a eu beau se moquer de tous ces gens-là, ils domineront pour longtemps encore tout ce qui les suivra. » [1]

Vigny fait précéder sa pièce d'une introduction où il précise que l'écriture de ce texte, en 17 nuits, lui a causé maintes souffrances et que le sujet reprend en grande partie un roman qu'il venait de publier récemment, Stello. Dans Chatterton, Vigny fait surtout du Poète une figure prédominante de son siècle, au-dessus de l'Homme de Lettres et du Grand écrivain, parce que ses seules préoccupations vont au sublime, à la passion des mots, à l'exaltation de l'imagination, et que cette quête d'absolu, qui ne peut être entendue par l'homme du commun, fait de lui, par revers, un paria pour la société, qui ne s'embarrasse pas de tels oisifs à qui il faut juste « la vie et la rêverie ; le PAIN et le TEMPS » (préface). Comme l'albatros de Baudelaire, ses ailes sont trop grandes et le font tituber, et il ne lui reste pour seule solution que le suicide, « un crime religieux et social », dit Vigny dans sa préface, mais encore le seul moyen de mettre fin à son désespoir, dont la Raison ne saurait le guérir.

Le document présenté ici est à plusieurs titres particulier : il constitue l'une des rares traces filmées existantes de la pièce et mérite à ce titre une place de choix dans les archives du spectacle ; le jeu d'acteur et notamment l'interprétation du rôle titre par Alain Ferral, dont les chevrotements vocaux et la tendance à la déclamation font pencher la pièce vers le mélo montrent bien quelque chose des excès de l'école romantique ; en même temps qu'il donne à entendre comment l'écriture de Vigny cherche à incarner les grandes idées portées par Victor Hugo sur la facture du drame romantique, « le drame de la pensée », où se mêlent sublime et grotesque. Ainsi Chatterton, comme Hamlet, est un anti-héros véhiculant des valeurs symboliques et idéologiques : Chatterton est à la fois la figure du poète désabusé incompris de son temps, et celle de l'amoureux dont la passion est contrariée par la pression de carcans sociaux. Vigny accuse la dureté du système social qui oblige la jeunesse romantique, porteuse d'idéaux sociaux et rêvant d'un autre avenir, à se marginaliser et à recourir à des solutions extrêmes pour mettre un terme à son désespoir.

[1] Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet du 7 avril 1854, in Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, t. 2, 1980.

Céline Hersant

Transcription

Alain Ferral
Allez, noble pensée, écrite pour tous ces ingrats dédaigneux. Purifiez-vous dans la flamme.
(Bruit)
Cyril Anrep
Remontez au ciel avec moi.
Françoise Cingal
Que fait-il ? Je n’oserai jamais lui parler. Que brûle-t-il ?
(Silence)
Alain Ferral
Déjà…
(Silence)
Françoise Cingal
N’allez-vous pas rejoindre Milord ?
Alain Ferral
C’est vous. Ah, Madame, par pitié, oubliez-moi.
Françoise Cingal
Eh mon Dieu, pourquoi cela ? Qu’avez-vous fait ?
Alain Ferral
Je vais partir, tenez Madame, il ne faut pas que les femmes soient dupes de nous plus longtemps. Les passions des poètes n’existent qu’à peine, on ne doit pas aimer ces gens-là. Franchement, ils n’aiment rien, ce sont tous des égoïstes. Un cerveau se nourrit au dépend du cœur. Ne les lisez jamais, ne les voyez pas. Moi, j’ai été plus mauvais que tous.
Françoise Cingal
Oh mon Dieu, pourquoi dites-vous, j’ai été ?
Alain Ferral
Parce que je ne veux plus être poète, vous voyez, j’ai tout brûlé. Ce que je serai ne vaudra guère mieux. Attendez, écoutez-moi, aimez-vous vos enfants ?
Françoise Cingal
Plus que ma vie assurément.
Alain Ferral
Aimez donc votre vie pour ceux à qui vous avez donné ?
Françoise Cingal
Hélas, ce n’est que pour eux que je l’aime.
Alain Ferral
Et quoi de plus beau dans le monde. Oh, Kitty Bell avec ces anges sur vos genoux, vous ressemblez à la divine charité.
Françoise Cingal
Ils me quitteront un jour.
Alain Ferral
Non, rien ne vaut cela pour vous, c’est là le vrai dans la vie. Voilà un amour sans trouble et sans peur. En eux est le sang de votre sang, l’âme de votre âme, aimez-les Madame, uniquement et par-dessus tout, promettez-le-moi !
Françoise Cingal
Oh mon Dieu, vos yeux sont pleins de larmes, et vous souriez.
Alain Ferral
Puissent vos beaux yeux ne jamais pleurer, et vos lèvres sourire sans cesse, Kitty Bell. Ne laissez entrer en vous aucun chagrin étrange à votre paisible famille.
Françoise Cingal
Hélas, cela dépend-il de nous.
Alain Ferral
Oui, il y a des idées avec lesquelles on peut fermer son cœur. Demandez-en au quaker, il vous en donnera. Moi, je n’ai plus le temps, laissez-moi sortir.
Françoise Cingal
Mon Dieu, comme vous souffrez.
Alain Ferral
Non, au contraire, je suis guéri. J’ai la tête brûlante. Ah bonté, bonté, tu ne me fais plus de mal que la noirceur.
Françoise Cingal
De quelle bonté parlez-vous, est-ce de la vôtre ?
Alain Ferral
Les femmes sont dupes de leur bonté, c’est par bonté que vous êtes venue. Non, on vous attend là-haut, j’en suis certain, que faites-vous ici ?
Françoise Cingal
A présent, quand toute la terre m’attendrait, j’y resterais.
Alain Ferral
Non, tout à l'heure, je vous suivrai. Adieu, adieu !
Françoise Cingal
Vous ne viendrez pas ?
Alain Ferral
Si, j’irai, oui, j’irai.
Françoise Cingal
Ah, vous ne voulez pas venir.
Alain Ferral
Madame, cette maison est à vous, mais cet air m’appartient.
Françoise Cingal
Mais quand voulez-vous faire ?
Alain Ferral
Laissez-moi, Kitty ! Les hommes ont des moments où ils ne peuvent plus se courber à votre taille. Ils s’adoucirent la voix pour vous. Kitty, laissez-moi !
Françoise Cingal
Plus jamais, je ne serai heureuse si je vous laisse ainsi Monsieur.
Alain Ferral
Venez-vous pour ma punition, quel mauvais génie vous envoie ?
Françoise Cingal
Une épouvante inexplicable.
Alain Ferral
Vous ne serez plus épouvantée si vous restez.
Françoise Cingal
Avez-vous de mauvais desseins, grands dieux ?
Alain Ferral
Mais ne vous en ai-je pas dit assez ? Comment êtes-vous là ?
Françoise Cingal
Comment n’y serais-je plus ?
Alain Ferral
Parce que je vous aime Kitty.
Françoise Cingal
Oh Monsieur, si vous me le dites, c’est que vous voulez mourir.
Alain Ferral
J’ai bien le droit de mourir, je le jure devant vous, je le soutiendrai devant Dieu.
Françoise Cingal
Et moi, je vous jure que c’est un crime, ne le commettez pas.
Alain Ferral
Je n’ai plus le temps, je suis condamné.
Françoise Cingal
Attendez un jour seulement pour penser à votre âme.
Alain Ferral
Il n’y a rien que je n’aie pensé.
Françoise Cingal
Une heure seulement pour prier.
Alain Ferral
Non, je ne peux plus prier.
Françoise Cingal
Et moi, je vous prie pour moi-même, cela me tuera.
Alain Ferral
Je vous en ai averti, il n’est plus temps.
Françoise Cingal
Et si je vous aime, moi ?
Alain Ferral
Oui, je l’ai vu, et c’est pour cela que j’ai bien fait de mourir. C’est pour cela que Dieu peut me pardonner.
Françoise Cingal
Qu’avez-vous donc fait ?
Alain Ferral
Il n’est plus temps, c’est un mort qui vous parle.
Françoise Cingal
Puissance du ciel, grâce pour lui.
Alain Ferral
Allez-vous-en, tout de suite.
Françoise Cingal
Je ne puis plus.
(Silence)
Alain Ferral
Eh bien donc, priez pour moi sur la terre et dans le ciel.
(Silence)