Chatterton, d'Alfred de Vigny
Notice
Extrait de la version filmée de Chatterton d'Alfred de Vigny.
Éclairage
Vigny est plus connu pour ses romans historiques (Cinq-Mars) à la façon de Walter Scott et ses poèmes dans la même veine que Lord Byron que pour son théâtre. Mais la pièce Chatterton, un drame en 3 actes qui participa à l'époque à la renommée de Vigny, est cependant exemplaire des drames qui s'écrivaient sous l'influence de Victor Hugo et par ceux qui fréquentaient le Cénacle.
La pièce peut se résumer rapidement ainsi : dans les années 1770, à Londres, Thomas Chatterton, un jeune poète de 18 ans, loue depuis peu une petite chambre chez John et Kitty Bell, un couple d'industriels hébergeant par ailleurs un vieux Quaker, qui deviendra le confident de Chatterton et de Kitty. Cette dernière n'ose pas avouer à son mari, d'un tempérament violent, que Chatterton n'est pas en mesure de payer son loyer. Demandant partout du secours, Chatterton apprend que le lord-maire vient de le nommer en qualité de valet. Ecœuré par cette situation et cette incompréhension face à ses rêves d'absolu, tiraillé par la faim, Chatterton se retire dans sa mansarde et se suicide en avalant de l'opium. En le trouvant mort, Kitty Bell, à qui Chatterton venait d'avouer son amour, s'effondre dans l'escalier et meurt à son tour.
La pièce a été créée en 1835, au Théâtre-Français, avec Marie Dorval (la maîtresse de Vigny) dans le rôle de Kitty Bell, et porte en épigramme ce vers de Shakespeare, qui résume à lui seul l'ambition littéraire et le pessimisme portés par le texte : « Despair and die » (désespère et meurs). Tout le Paris littéraire applaudit chaleureusement Chatterton : Georges Sand, Musset et Sainte-Beuve sont au comble de l'admiration. Flaubert, dans sa correspondance, dira de Vigny que c'était « un talent plaisant et distingué, et puis il était de la bonne époque, il avait la Foi ! Il traduisait du Shakespeare, engueulait le bourgeois, faisait de l'historique. On a eu beau se moquer de tous ces gens-là, ils domineront pour longtemps encore tout ce qui les suivra. » [1]
Vigny fait précéder sa pièce d'une introduction où il précise que l'écriture de ce texte, en 17 nuits, lui a causé maintes souffrances et que le sujet reprend en grande partie un roman qu'il venait de publier récemment, Stello. Dans Chatterton, Vigny fait surtout du Poète une figure prédominante de son siècle, au-dessus de l'Homme de Lettres et du Grand écrivain, parce que ses seules préoccupations vont au sublime, à la passion des mots, à l'exaltation de l'imagination, et que cette quête d'absolu, qui ne peut être entendue par l'homme du commun, fait de lui, par revers, un paria pour la société, qui ne s'embarrasse pas de tels oisifs à qui il faut juste « la vie et la rêverie ; le PAIN et le TEMPS » (préface). Comme l'albatros de Baudelaire, ses ailes sont trop grandes et le font tituber, et il ne lui reste pour seule solution que le suicide, « un crime religieux et social », dit Vigny dans sa préface, mais encore le seul moyen de mettre fin à son désespoir, dont la Raison ne saurait le guérir.
Le document présenté ici est à plusieurs titres particulier : il constitue l'une des rares traces filmées existantes de la pièce et mérite à ce titre une place de choix dans les archives du spectacle ; le jeu d'acteur et notamment l'interprétation du rôle titre par Alain Ferral, dont les chevrotements vocaux et la tendance à la déclamation font pencher la pièce vers le mélo montrent bien quelque chose des excès de l'école romantique ; en même temps qu'il donne à entendre comment l'écriture de Vigny cherche à incarner les grandes idées portées par Victor Hugo sur la facture du drame romantique, « le drame de la pensée », où se mêlent sublime et grotesque. Ainsi Chatterton, comme Hamlet, est un anti-héros véhiculant des valeurs symboliques et idéologiques : Chatterton est à la fois la figure du poète désabusé incompris de son temps, et celle de l'amoureux dont la passion est contrariée par la pression de carcans sociaux. Vigny accuse la dureté du système social qui oblige la jeunesse romantique, porteuse d'idéaux sociaux et rêvant d'un autre avenir, à se marginaliser et à recourir à des solutions extrêmes pour mettre un terme à son désespoir.
[1] Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet du 7 avril 1854, in Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, t. 2, 1980.