Le Fils naturel, suivi de Dorval et moi de Diderot
Notice
Le Fils naturel, suivi de Dorval et moi de Diderot au Théâtre des 2 rives, extraits du spectacle et interview du metteur en scène, Alain Bézu.
Éclairage
Dans Le Fils naturel, Diderot met en scène la rencontre entre un narrateur, « rédacteur de l'Encyclopédie » en séjour à Saint-Germain-en-Laye, et Dorval, dans un jeu complexe de mise en abyme. Dorval va confier à ce narrateur une pièce de théâtre autobiographique dans laquelle est retracé le triste récit des amours contrariés entre deux couples de jeunes gens : Dorval, Rosalie, Clairville, et Constance. La pièce se résout au retour du père de Rosalie, jusqu'alors mystérieusement disparu, qui reconnaît en Dorval son fils illégitime. Apprenant qu'il est par conséquent le demi-frère de Rosalie, Dorval s'aperçoit que son penchant pour elle n'était que le fruit des liens du sang, il se marie donc à Constance et Clairville à Rosalie.
Le Fils naturel, auquel Diderot adjoint ses Entretiens, qui lui sont un complément et un commentaire indissociable, est une pièce de référence dans l'histoire du théâtre. Diderot pose dans ces deux ouvrages les fondements de son esthétique théâtrale et les conditions de renouveau de la scène française. Paradoxalement, cette pièce, écrite en 1757, n'a été représentée qu'une seule fois à la Comédie-Française, en 1771. Si elle est considérée comme un texte incontournable de la dramaturgie française, la pièce de Diderot, qui marque une évolution importante dans l'histoire des genres littéraires puisqu'elle porte en son sein l'essence théorique du « drame bourgeois » n'a cependant jamais véritablement rencontré la scène. Les comédiens même de l'époque la disaient injouable. Alors que les pièces de Diderot, Le Fils naturel ou encore Le Père de famille et Est-il bon ? est-il méchant ? (voir ce document) ne sont que très exceptionnellement portées à la scène, ses romans sont en revanche régulièrement adaptés au théâtre. Alain Bézu, qui avait d'ailleurs proposé en 1974 lors du Festival d'Avignon une adaptation de Jacques Fataliste, s'est ainsi lancé dans un pari audacieux en montant, sous la forme d'un spectacle au long cours, Le Fils naturel suivi des Entretiens au Théâtre des deux rives (Rouen) en 1992.
Quelles sont les nouveautés apportées par Diderot, en regard des conventions classiques, héritées d'Aristote ? Le parti pris de Diderot est d'opter pour une forme intermédiaire entre la comédie et la tragédie, d'ouvrir une nouvelle voie avec des « drames domestiques » ; il conserve l'idée de sujets « sérieux », mais abandonne les figures héroïques traditionnelles : plus de rois ou de princes, mais des figures du commun, des bourgeois, des négociants, les hommes de son siècle. Cet intérêt et cette mise en scène du monde de ses contemporains est à replacer dans la mode des romans réalistes tout droit venus d'Angleterre, très en vogue au XVIIIe siècle, dont le plus célèbre représentant est sans doute Richardson (Paméla). Diderot va transposer les recettes de ces romans au théâtre, dans lequel il va tenter d'installer un réel qui veut se rapprocher de la façon la plus fidèle possible de la « nature ». Pour se faire, Diderot va concentrer les possibles de l'espace théâtral en le réduisant à un espace dramatique unique, celui de l'intérieur du salon bourgeois et faire de l'unité de lieu le point d'ancrage du drame. La scène devient ainsi idéalement un laboratoire d'observation et d'écoute des faits, des dits et des gestes qui menacent de conduire une cellule familiale à sa dissolution.
Diderot, dans le choix de ses sujets, dans la mesure où ils touchent aux préoccupations quotidiennes (le mariage, les enfants, le respect du père, les liens de l'amitié), où ils se situent dans des décors familiers (le salon), où la langue en prose, qui veut mimer la conversation du quotidien, doit paraître vraisemblable, emprunte beaucoup à la peinture et particulièrement à l'œuvre de Greuze : dans les tableaux de ce dernier, on voit, comme dans Le Fils naturel ou Le Père de famille, le même souci de représenter des intérieurs et des intimités domestiques, organisés, le plus souvent, autour d'une figure patriarcale. Cette similitude n'est pas que dans les sujets, elle touche aussi la forme théâtrale : on dit ainsi que Diderot, avec le Fils naturel, est l'inventeur d'une dramaturgie du tableau, puisque la situation et le microcosme familial doivent être vus comme tels par le spectateur.
Certaines maladresses, un aspect déclamatoire et moralisateur, une exacerbation des sentiments et des personnages qui n'en finissent pas de tomber en larmes, comme le notent ironiquement Palissot et La Harpe, deux détracteurs anti-diderotiens, laissent parfois sourire devant les pièces de Diderot, mais il faut se souvenir qu'à leur époque, elles détonnent dans le champ théâtral : insert de didascalies tout à fait novateur, scènes de pantomime, gestion de l'action et de la péripétie s'écartant des conventions alors en usage, prédominance de la voix de l'auteur ou d'une instance narrative pour encadrer le récit... Diderot expérimente, il agace ou ennuie les uns par des excès de pathétique, il séduit les autres par ses hardiesses formelles. Beaumarchais s'inspirera ainsi beaucoup de Diderot pour ses propres drames (Les Deux amis, Eugénie, La Mère coupable) et même si ses pièces n'ont jamais concrètement occupé les scènes théâtrales depuis le XVIIIe siècle, l'apport esthétique et théorique de son œuvre sur les écritures des Lumières et du XIXe siècle reste considérable. Le Fils naturel est devenu un modèle littéraire, qui s'est amplement propagé dans toute l'Europe et particulièrement en Allemagne : Grimm, Goethe et Lessing ne tarissent pas d'éloges et d'admiration à propos du drame diderotien, qui marque non seulement le franchissement d'un seuil artistique, un pas vers certain vers le réalisme, et annonce déjà les grandes œuvres romantiques.