Turcaret d'Alain-René Lesage
Notice
Un extrait de Turcaret de Lesage, mis en scène par Jean Vilar en 1960, et un entretien avec le metteur en scène.
Éclairage
Lesage, fortement imprégné par la littérature espagnole, est connu pour ses romans picaresques et comme l'inventeur du réalisme à la française (Gil Blas, Le Diable boiteux), mais c'est aussi, au début du XVIIIe siècle, un auteur de théâtre de grande renommée, notamment grâce à Turcaret, qui lui vaudra un succès considérable. Lesage est considéré comme le rénovateur de la scène comique française avec deux pièces de première importance, Turcaret et Crispin rival de son maître. Il apporte un nouvel élan au genre comique en proposant une série d'observation des caractères et des conditions, dans un style simple, efficace, parfois impertinent ; les situations sont ancrées dans le réel et se font l'écho des mœurs du temps. La baronne, veuve désargentée mais coquette, laisse espérer le mariage à Turcaret, financier et usurier influent mais homme du monde naïf ; elle entend bien l'épouser pour le ruiner. Les divers protagonistes, les valets et les servantes, qui ne sont pas en reste, tentent chacun de saigner à blanc Turcaret et de faire fortune sur son dos. Après de nombreuses péripéties, Frontin, un valet et le plus filou de tous, parvient à ses fins, fait chuter Turcaret et devient riche.
Lesage emprunte aux rôles et aux ressorts traditionnels de la comédie, on trouve dans son théâtre des oppositions conventionnelles entre classes sociales, des rapports de force entre maîtres et valets, de nombreuses péripéties, des changements d'identités, des objets (lettres, reconnaissances de dette, bijoux, etc.) qui passent de main en main et après qui chacun court désespérément pour éviter sa perte ou remporter la mise. La grande habileté de Lesage est de savoir reconnecter la comédie au réel (la pièce donne des indications précises sur les lieux parisiens très courus à l'époque), la satire sociale laisse apparaître des figures immédiatement reconnaissables pour le public, une aristocratie décadente, des bourgeois et des commerçants qui rêvent de haute société, des fermiers généraux qui s'enrichissent outrageusement, des valets qui s'émancipent. La pièce prend ainsi une portée universelle : à toute époque, chacun peut y entendre des échos d'une étonnante justesse sur les malversations, les corruptions financières ou la course au « capital » qui agitent l'opinion publique ou qui font, de nos jours, les choux gras des médias. C'est sans doute pour ses raisons que Lesage s'attira, à son époque, les foudres des financiers dont on dit qu'ils montèrent une véritable cabale contre la pièce, proposant même à Lesage une grosse somme d'argent pour empêcher Turcaret d'être porté à la scène. Malgré tout, la pièce sera créée le 14 février 1709, à la Comédie-Française, mais seulement pour 7 représentations ; peu de temps après, Lesage entrera en conflit avec les acteurs de la Comédie-Française (pendant la grande querelle qui opposera le Français aux Italiens et à l'Opéra) et se tournera définitivement vers le théâtre de Foire, pour lequel il écrira près de 80 pièces.
Turcaret, en dépit de son retentissement à l'époque de Lesage et de la renommée de l'auteur, va malheureusement tomber dans un oubli relatif, alors que la pièce conserve, de nos jours encore, une réelle efficacité comique et critique. Les textes théâtraux de Lesage, alors que ses romans ont conservé une place notable dans les mémoires, ne sont que très rarement mis en scène. Jean Vilar, quand il crée Turcaret le 2 juin 1960 au Grand Théâtre de Bordeaux puis à Paris sous la bannière du TNP, et en choisissant un accompagnement musical mêlant les variations de Scarlatti aux rythmes jazz de Duke Ellington, fait acte de résurrection autour d'une grande pièce du répertoire et d'un auteur injustement oubliés par la scène. Ce choix de mise à portée du grand public des grands classiques du théâtre resitue la démarche de Vilar dans sa politique d'un théâtre populaire, pédagogique et ludique. Le « sujet éternel du fric », comme le dit Vilar à propos de Turcaret, donne en effet à l'œuvre de Lesage une perspective intemporelle.