Turcaret d'Alain-René Lesage

08 janvier 1961
04m 55s
Réf. 00351

Éclairage

Lesage, fortement imprégné par la littérature espagnole, est connu pour ses romans picaresques et comme l'inventeur du réalisme à la française (Gil Blas, Le Diable boiteux), mais c'est aussi, au début du XVIIIe siècle, un auteur de théâtre de grande renommée, notamment grâce à Turcaret, qui lui vaudra un succès considérable. Lesage est considéré comme le rénovateur de la scène comique française avec deux pièces de première importance, Turcaret et Crispin rival de son maître. Il apporte un nouvel élan au genre comique en proposant une série d'observation des caractères et des conditions, dans un style simple, efficace, parfois impertinent ; les situations sont ancrées dans le réel et se font l'écho des mœurs du temps. La baronne, veuve désargentée mais coquette, laisse espérer le mariage à Turcaret, financier et usurier influent mais homme du monde naïf ; elle entend bien l'épouser pour le ruiner. Les divers protagonistes, les valets et les servantes, qui ne sont pas en reste, tentent chacun de saigner à blanc Turcaret et de faire fortune sur son dos. Après de nombreuses péripéties, Frontin, un valet et le plus filou de tous, parvient à ses fins, fait chuter Turcaret et devient riche.

Lesage emprunte aux rôles et aux ressorts traditionnels de la comédie, on trouve dans son théâtre des oppositions conventionnelles entre classes sociales, des rapports de force entre maîtres et valets, de nombreuses péripéties, des changements d'identités, des objets (lettres, reconnaissances de dette, bijoux, etc.) qui passent de main en main et après qui chacun court désespérément pour éviter sa perte ou remporter la mise. La grande habileté de Lesage est de savoir reconnecter la comédie au réel (la pièce donne des indications précises sur les lieux parisiens très courus à l'époque), la satire sociale laisse apparaître des figures immédiatement reconnaissables pour le public, une aristocratie décadente, des bourgeois et des commerçants qui rêvent de haute société, des fermiers généraux qui s'enrichissent outrageusement, des valets qui s'émancipent. La pièce prend ainsi une portée universelle : à toute époque, chacun peut y entendre des échos d'une étonnante justesse sur les malversations, les corruptions financières ou la course au « capital » qui agitent l'opinion publique ou qui font, de nos jours, les choux gras des médias. C'est sans doute pour ses raisons que Lesage s'attira, à son époque, les foudres des financiers dont on dit qu'ils montèrent une véritable cabale contre la pièce, proposant même à Lesage une grosse somme d'argent pour empêcher Turcaret d'être porté à la scène. Malgré tout, la pièce sera créée le 14 février 1709, à la Comédie-Française, mais seulement pour 7 représentations ; peu de temps après, Lesage entrera en conflit avec les acteurs de la Comédie-Française (pendant la grande querelle qui opposera le Français aux Italiens et à l'Opéra) et se tournera définitivement vers le théâtre de Foire, pour lequel il écrira près de 80 pièces.

Turcaret, en dépit de son retentissement à l'époque de Lesage et de la renommée de l'auteur, va malheureusement tomber dans un oubli relatif, alors que la pièce conserve, de nos jours encore, une réelle efficacité comique et critique. Les textes théâtraux de Lesage, alors que ses romans ont conservé une place notable dans les mémoires, ne sont que très rarement mis en scène. Jean Vilar, quand il crée Turcaret le 2 juin 1960 au Grand Théâtre de Bordeaux puis à Paris sous la bannière du TNP, et en choisissant un accompagnement musical mêlant les variations de Scarlatti aux rythmes jazz de Duke Ellington, fait acte de résurrection autour d'une grande pièce du répertoire et d'un auteur injustement oubliés par la scène. Ce choix de mise à portée du grand public des grands classiques du théâtre resitue la démarche de Vilar dans sa politique d'un théâtre populaire, pédagogique et ludique. Le « sujet éternel du fric », comme le dit Vilar à propos de Turcaret, donne en effet à l'œuvre de Lesage une perspective intemporelle.

Céline Hersant

Transcription

Max Favalelli
Après Arturo Ui de Brecht et Antigone de Sophocle qui ont connu un triomphal succès ; le Théâtre National Populaire inscrit à son répertoire une pièce de Lesage, l’auteur de Gil Blas , qui a été créée en 1709 par les comédiens français, Turcaret . Jean Vilar pourquoi ce choix de Turcaret ?
Jean Vilar
Et bien, parce que parallèlement aux quatre autres oeuvres que nous jouons cette saison, que nous présentons cette saison, celle de Lesage, Turcaret , traitait d’un sujet qui est, dit-on, éternel, c’est celui de l’argent. Et j’ai bien envie de dire, non pas le problème de l’argent, mais celui du "fric", car ses personnages sous une apparence de gaîté, de charme aussi, de drôlerie sont de petits monstres. Quelqu’un a dit que Turcaret était peut-être la première oeuvre des temps modernes. Je suis de cet avis, car elle l’est au moins par le ton, par l’espèce de tranchant des caractères que nous retrouvons ensuite dans toutes ces traditions de l’art dramatique français ou du roman français qui va par Balzac, Zola et Octave Mirbeau.
Max Favalelli
C’est ça. C’est en somme la première pièce sur la naissance du capitalisme ?
Jean Vilar
Oui, très exactement, très exactement. C’est une pièce, non pas sur le capitalisme, mais sur le capital.
Max Favalelli
Dites-moi, quel en est le décorateur ?
Jean Vilar
Le décorateur est Auguste Singier qui fera donc avec Turcaret, C’est sa troisième fois qu’il travaillera pour les costumes et le décor et la musique est de Duke Ellington.
Max Favalelli
Ce qui est tout de même assez singulier.
Jean Vilar
Oui euh… à y penser. Mais quand on voit le travail qu’a fait Ellington plutôt qu’on l’entend, on s’aperçoit qu’Ellington a très bien marié son inspiration à celle d’une comédie française de caractère et d’intrigue.
Max Favalelli
Bien nous allons faire voir quelques scènes de ce bal des voleurs et tout d’abord, Turcaret qui est un financier malhonnête va être dupé à son tour. 3 fripons vont se liguer contre lui, Lisette et Frontin, la baronne, dont il est épris et qui vient de licencier sa domestique, Marine, qui contrecarrait ses desseins.
Comédien 1
Ben voilà en vérité une créature impertinente. Vous avez eu raison de la chasser.
Comédien 2
Ah oui Madame, vous avez eu raison. Comment donc, mais c’est une espèce de mère que cette servante-là.
Comédienne
C’est un pédant éternel que j’avais aux oreilles.
Comédien 2
Elle vous donnait des conseils, elle vous aurait gâté à la fin.
Comédienne
Je n’avais que trop envie de m’en défaire. Et je suis femme d’habitude, et je n’aime pas les nouveaux visages.
Comédien 1
Il serait pourtant fâcheux que dans le premier mouvement de sa colère, elle alla donner à monsieur Turcaret des impressions qui ne nous conviendraient ni à l’un ni à l’autre.
Comédien 2
Oh ! Diable, elle n’y manquera pas. Les servantes sont comme les bigotes, elles font des actions charitables pour se venger.
Comédienne
De quoi s’inquiéter et je ne la crains point. J’ai de l’esprit et monsieur Turcaret n’en a guère. Hi, Hi, Hi ! Je ne l’aime pas et il est amoureux. Je saurais me faire auprès de lui un mérite de l’avoir chassé.
Comédien 2
Fort bien, Madame, il faut mettre tout à profit.
Comédienne
Mais je songe, que ce n’est pas assez de nous être débarrassés de Marine. Il faut encore exécuter une idée qui me vient dans l’esprit.
Comédien 1
Quelle idée madame ?
Comédienne
Flamand, le laquais de monsieur Turcaret est un sot, un benêt dont on ne peut tirer le moindre service. Je voudrais mettre à sa place quelque habile homme, quelqu’un de ces génies supérieurs qui sont faits pour gouverner les esprits médiocres et les tenir toujours dans la situation dont on a besoin.
Comédien 2
Je vous vois venir Madame. Cela me regarde.
Comédien 1
En effet, Frontin ne nous sera pas inutile auprès de notre traitant.
Comédienne
Je veux l'y placer.
Comédien 1
Il nous en rendra bon compte n’est-ce pas ?
Comédien 2
Ah, je suis jaloux de l’invention, on ne pouvait rien trouver de mieux. Par ma foi, Monsieur Turcaret, je vous ferai bien voir du pays, sur ma parole.
Comédien 1
Ha, ha, ha !
Comédienne
Il vient de me faire présent d'un billet au porteur de dix mille écus. Je voudrais échanger cet effet-là de nature, et en faire de l’argent. Je ne connais personne pour cela. Chevalier, chargez-vous de ce soin. Je vais vous remettre le billet. Retirez ma bague, je suis bien aise de la voir et vous me tiendriez compte du surplus.
Comédien 2
Cela est trop juste madame, vous n’avez rien à craindre de notre probité.
Comédien 1
Je ne perdrais point de temps Madame.
(Silence)
Comédienne
Attendez un moment, je vais vous donner le billet.