Le Triomphe de l'amour de Marivaux

22 décembre 1967
06m 01s
Réf. 00353

Notice

Résumé :

Un extrait de la célèbre mise en scène du Triomphe de l'amour de Marivaux par Jean Vilar, avec Maria Casarès dans le rôle de Léonide.

Date de diffusion :
22 décembre 1967
Source :

Éclairage

Comédie en 3 actes, représentée au théâtre des Italiens en 1732 et qui n'est entrée au répertoire de la Comédie-Française qu'en 1978. Léonide, princesse héritière d'un trône contesté, entreprend de séduire Agis, légitime prétendant au pouvoir. Pour se faire aimer de lui et vaincre son tuteur philosophique, Hermocrate, Léonide se déguise en homme et tente d'approcher Agis en se faisant aimer de Léontine, la sœur d'Hermocrate. La mascarade est finalement découverte, mais Léonide, par un discours fort à propos, justifie devant tous la légitimité de son procédé, qui n'était guidé que par l'amour.

Jean Vilar a très certainement contribué à révéler et à dépoussiérer cette pièce pour le spectateur du XXe siècle en la créant au TNP en 1956 - avec Maria Casarès dans le rôle de Léonide -, puis en reprenant ce spectacle à Avignon en 1958 et pour le Festival du Marais en 1967. Dans cette dernière mise en scène, en extérieur, Vilar installe son plateau devant la façade de l'hôtel de Rohan, et le public sur les parterres gazonnés : il retrouve ainsi d'une certaine façon les indications données par Marivaux, qui situe l'action de sa pièce dans les « jardins de la maison d'Hermocrate ». Ce choix se prête à la dramaturgie de Marivaux et se met aussi au service d'une grande entreprise de réhabilitation et de rénovation d'hôtels particuliers ou de bâtiments laissés à l'abandon dans le IIIe et le IVe arrondissement de Paris. Le Festival du Marais, sous l'égide de Michel Raude et de l'association pour la Sauvegarde et la Mise en valeur du Paris historique (1961-1993) entendait en effet redonner vie au patrimoine architectural parisien en revalorisant un quartier devenu insalubre.

Depuis cette remise en lumière du Triomphe de l'amour par Vilar, la pièce a connu de nombreuses mises en scène, notamment par Vitez au Piccolo Teatro de Milan en 1985 ou encore par Planchon au TNP de Villeurbanne en 1996, par Nordey en 2003 au Théâtre national de Bretagne. Le Triomphe de l'amour avait pourtant souffert à son époque d'un succès plus que modéré, sans doute à cause de sa structure déconcertante qui mêle le genre romanesque de la pastorale à un sujet antique, mélange qui parut peu vraisemblable pour les spectateurs contemporains de Marivaux. La pièce s'inspire en grande partie d'œuvres du XVIIe siècle : Démocrite amoureux de Regnard (1700), Feint Alcibiade de Quinault (1658) et surtout des nouvelles de Mme de Villedieu, Les Amours des grands hommes (1671). Mais la grande originalité de Marivaux est de faire de Léonide, son personnage féminin principal, la meneuse de jeu et d'ouvrir sa pièce, comme on le voit dans la scène d'exposition donnée ici en extrait, sur un stratagème dont toutes les données sont révélées d'emblée au spectateur et qui repose sur des effets de travestissement. Toute la pièce repose, via le déguisement, sur le rapport trouble qui va s'installer entre hommes et femmes. La confusion identitaire et sexuelle, qui sont des procédés facilitant le quiproquo et l'imbroglio, font partie des thématiques favorites de Marivaux. La veine comique s'enracine dans la définition de ces corps ambigus et androgynes et dans des propos qui sonnent par conséquent toujours à double sens. Ces effets de dédoublement et de mise en parallèle des couples et des situations sont illustrés, avec beaucoup d'économie et de sobriété, dans le décor symétrique que propose Vilar dans sa mise en scène.

Céline Hersant

Transcription

(Musique)
Maria Casarès
Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.
Comédienne 2
Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n'y connaissons personne ?
Maria Casarès
Non, tout est ouvert ; et d'ailleurs, nous venons pour parler au maître de la maison. Restons dans cette allée en nous promenant, j'aurai le temps de te dire ce qu'il faut à présent que tu saches.
Comédienne 2
Ah, il y a longtemps que je n'ai respiré si à mon aise ! Mais, Princesse, faites-moi la grâce toute entière. Si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie.
Maria Casarès
Comme tu voudras.
Comédienne 2
D'abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons de campagne, où vous voulez que je vous suive.
Maria Casarès
Fort bien.
Comédienne 2
Et comme vous savez que, par amusement, j'ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq jours que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies en petit, et dont l'un est celui d'un homme de quarante-cinq ans, et l'autre celui d'une femme d'environ trente-cinq, tous deux d'assez bonne mine.
Maria Casarès
Cela est vrai.
Denis Podalydès
Laissez-moi dire, quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et qu'on ne vous voie pas. Ensuite vous m'habillez en homme, vous en prenez l'attirail vous-même. Et puis nous sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là, vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d'Hermidas, que vous me donnez. Et après un quart d'heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec la philosophie de qui je ne crois pas que vous n’ayez rien à démêler.
Maria Casarès
Plus que tu ne penses !
Comédienne 2
Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés ? Qu'est-ce que c'est que cet homme et cette femme qu'ils représentent ? Que signifie la mascarade où nous sommes ? Que nous importent les jardins d'Hermocrate ? Que voulez-vous faire de lui ? Que voulez-vous faire de moi ? Où allons-nous ? Que deviendrons-nous ? À quoi tout cela aboutira-t-il ? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m'en meurs.
Maria Casarès
Écoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux. J’occupe une place qu'autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il commandait alors les armées devint, pendant son absence, amoureux de sa maîtresse et l'enleva. Léonidas, outré de douleur et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu'on eut l'adresse de soustraire à Léonidas, qui n'en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut à son tour sans enfants, regretté du peuple qu'il avait bien gouverné, et qui lui vit tranquillement succéder son frère à qui je dois la naissance et au rang de qui j'ai succédé moi-même.
Comédienne 2
Oui, mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j'ai fait la copie. Et voilà ce que je veux savoir.
Maria Casarès
Mais doucement, ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu'une main inconnue enleva dès qu'il fut né, et dont Léonidas ni mon père n'ont jamais entendu parler, j'en ai des nouvelles, moi.
Comédienne 2
Le ciel en soit loué ! Vous l'aurez donc bientôt en votre pouvoir.
Maria Casarès
Point du tout, c'est moi qui vais me mettre au sien.
Comédienne 2
Vous Madame, vous n'en ferez rien, je vous jure. Je ne le souffrirai jamais. Comment donc ?
Maria Casarès
Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l'a élevé, et à qui on le confia, sept ou huit ans après qu'il fut sorti de prison.
Comédienne 2
Il faut s'en assurer, Madame.
Maria Casarès
Ce n'est pourtant pas là le parti que j'ai pris. Un sentiment d'équité, et je ne sais quelle inspiration m'en ont fait prendre un autre. J'ai d'abord voulu voir Agis, c'est le nom du Prince. J'appris qu'Hermocrate et lui se promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j'ai quitté, comme tu sais, la ville, je suis venue ici et j'ai vu Agis. Un domestique m'y attendait, il me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j'avais bien entendu parlé de l'amour, mais je n'en connaissais que le nom. Figure-toi, Corinne, un assemblage de tout ce que les Grâces ont de noble et d'aimable, à peine t'imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d'Agis.
Comédienne 2
Ce que je commence à imaginer de plus clair, c'est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les nôtres en campagne.