Anne Teresa De Keersmaeker danse Joan Baez
Notice
Sur la voix de celle qui fut la figure de proue de l'Amérique contestataire dans les années 1960, la chorégraphe flamande crée en 2002 le solo Once. Elle y imprime en taille-douce l'offrande intense d'un mouvement qui trace sa voie entre l'exposition et l'introspection.
Éclairage
Anne Teresa De Keersmaeker est une chorégraphe de l'infiniment multiple. Ses premières pièces, Fase et Rosas danst Rosas, au tout début des années 1980, contenaient déjà le noyau d'une danse incroyablement vivante qui touche au cœur même de l'activité humaine, en ses patients recommencements, ses montées de sève, ses imprévisibles engendrements. Entre structure et émotion, la chorégraphe flamande n'a cessé avec sa compagnie, Rosas, d'explorer de nouvelles lignes de flux, chaque création venant relancer le jeu dynamique des formes, dont les « corps conducteurs » du mouvement sont venus chaque fois fêter la jouissive expérience. Anne Teresa De Keersmaeker a fouillé, inlassablement, les structures musicales - de Bartok à Monteverdi, de Bach à Steve Reich et Thierry de Mey -, fascinée par la souveraineté du rythme et ses architectures complexes. Mais le chaos est aussi venu bousculer ce savoir, tant il est vrai que « la vie circule rapidement d'un point à un autre, en une sorte de ruissellement électrique » (Georges Bataille), et que sur scène, la « présence » des interprètes jaillit de cet influx, quitte à affoler et enflammer la composition qui les inclut. Enfin, force d'abstraction, la danse n'est cependant pas coupée du monde. Chez Anne Teresa De Keersmaeker, elle s'y est intégrée par la théâtralité de certaines œuvres, de Stella (1990) à In real time (2000), création partagée avec les musiciens de l'ensemble Aka Moon et les acteurs de la compagnie théâtrale tg Stan.
Loin de ces grandes étoffes collectives, la chorégraphe se met elle-même en scène, seule, en 2002, sur les mots que chantait Joan Baez en 1963, seule elle aussi, à la guitare acoustique. Joan Baez in Concert. Part 2 : le vieux vinyle avait nourri l'adolescence d'Anne Teresa De Keersmaeker. Quarante ans plus tard, elle retrouve la voix de celle qui fut la figure de proue de l'Amérique contestataire. On y entend notamment le célèbre We shall overcome, que Joan Baez avait entonné à 21 ans, devant 250.000 personnes pendant la marche des droits civiques sur Washington. Un « Nous vaincrons », repris en chœur en 2001 par des milliers de New-Yorkais devant les cendres hallucinantes du World Trade Center, qu'Anne Teresa De Keersmaeker entonne à son tour, immobile et main tendue de côté, ses yeux dans les yeux du spectateur.
« Je veux chercher le geste qui sort du dit, et à l'inverse nier le texte pour laisser exister le mouvement », disait la chorégraphe lors de la création de Once. L'espace y est nu, sans artifice, tendu du seul écho qui se propage de la voix intense, épaisse et vibrante, de la chanteuse, aux « lignes d'erre » que la chorégraphe-danseuse ébauche et dessine en taille-douce. Il faut toute la maturité d'une danse qui ne verse jamais dans l'ostentation, et feint au contraire quelque malice adolescente, pour tenir cette partition délicate sur la crête quasi liturgique de certaines chansons de Joan Baez. Les combats d'hier ont-ils baissé en intensité ? Les images d'un champ de bataille, projetées à la fin de Once, sont là pour rappeler que la violence et la guerre sont toujours le lot de ce monde. Peau dénudée, traversée par cette projection, Anne Teresa De Keersmaeker dit alors son désarroi face à cette persistance des forces de destruction, contre lesquelles la danse s'avance à découvert, dans la seule humilité de son offrande : « J'erre entre le fier et le friable, la conquête et le repli, le déploiement et le ploiement, entre la certitude et le doute, la droiture d'un tracé et sa dérive, l'exposition et l'introspection... » [1].
[1] Anne Teresa De Keersmaeker, citée par Claire Diez, programme du Théâtre de la Ville, Paris, mai 2004.