Anne Teresa De Keersmaeker, le ruissellement électrique
Notice
Alors que la chorégraphe flamande présente en 1995 au Théâtre de la Ville, à Paris, Amor constante mas alla de la muerte, l'actrice et chanteuse canadienne Carole Laure commente une œuvre prise dans un incessant tourbillon entre structure et émotion.
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Éclairage
Dès ses premières pièces, Fase puis Rosas danst Rosas, au début des années 80, la chorégraphe flamande Anne Teresa De Keersmaeker a su imposer sur les scènes européennes son « tracé de véhémence » : énergie cyclique et rageuse, corps conducteurs de rythmes et d'intensités, transposition dans le mouvement des nervures musicales qu'elle emprunte autant à des compositeurs contemporains que classiques. Dans les années 80, à de rares exceptions près, la danse contemporaine semble avoir définitivement consommé sa séparation d'avec la musique. C'est alors le triomphe des « bandes son », plus ou moins hasardeusement bricolées par les chorégraphes eux-mêmes. Initialement formée (1978- 1980) à Mudra, l'école bruxelloise de Maurice Béjart, Anne Tersa De Keersmaeker y a notamment été marquée par l'enseignement du percussionniste Fernand Schirren, grand pédagogue du rythme [1]. Et de retour à Bruxelles, parmi les amis qui font partie de son entourage proche, figure un jeune compositeur autodidacte, Thierry De Mey, qui deviendra en quelque sorte le « conseiller musical » de la chorégraphe. Au fil de ses pièces, la musique s'affirme pour Anne Teresa De Keersmaeker comme une ligne de cœur avec laquelle elle nourrit un dialogue fructueux pour créer des chorégraphies qui sont autant de défis compositionnels. Faisant « concert de danse », elle élabore des schémas de plus en plus complexes, où le « ruissellement électrique » des notes rejaillit dans la folle liberté du mouvement, dans un incessant tourbillon pris entre structure et émotion.
La nomination d'Anne Teresa De Keersmaeker, en 1992, comme chorégraphe en résidence au Théâtre de la Monnaie, opéra national de Bruxelles, va l'amener à élargir le champ du répertoire musical auquel elle se confronte. Après Erts (1992), où les musiques de Lou Reed et du Velvet Underground sont associées à Webern, Schnittke et Beethoven, puis Mozart Concert's Aria (1992), qui sera donné dans la Cour d'honneur du Palais des Papes au Festival d'Avignon, et Toccata (1993), transposition chorégraphique de l'écriture de Bach, et de sa fascination pour la logique des nombres, la chorégraphe crée en 1995 Amor constante mas alla de la muerte, une pièce pour laquelle elle retrouve le compositeur Thierry De Mey. « Mouvements ou musiques, les unités rythmiques se combinent pour un acte d'écriture. On peut lire les choix, les césures, les accents. Les corps des danseurs, leurs mouvements, le son sublime d'un violon, le grondement des tambours, les bouffées aériennes des instruments à vent, l'aigu d'une corde, un poème de Francisco de Quevedo, sont des matières. Comme les lumières, du décor qui refuse la symétrie, les monochromes blancs de fond de scène sur lesquels vibre le rouge d'un costume. Une équivalence des matières dans la qualité. Ce qui interroge pendant tout ce spectacle charnière, c'est la façon d'occuper les bords, de les rendre sensibles, tant dans la musique interprétée avec une troublante présence à la scène par l'Ensemble Ictus dirigé par Georges Elie Octors, que dans la danse », écrit alors la critique de danse du journal Libération lors des représentations au Théâtre de la Ville, à Paris, en février 1995 [2]. Pour le journal de France 3, cette année-là, Dominique Poncet aurait sans doute aimé pouvoir filmer plus largement le spectacle. Mais Anne Teresa De Keersmaeker est particulièrement sourcilleuse avec les télévisions et les photographes, de même qu'elle n'accepte que très rarement d'accorder des interviews. C'est donc l'actrice et chanteuse canadienne Carole Laure, qui se fera pour l'occasion « médiatrice » d'une œuvre qu'elle connait et apprécie.
[1] Fernand Schirren, Le rythme primordial et souverain, Bruxelles, éditions Contredanse, coll. « La pensée du mouvement », 1996.
[2] Marie-Christine Vernay, « Keersmaeker/de Mey, de concert pour la danse avec « Amor constante mas alla de la muerte » », Libération, 26 février 1995.