Anne Teresa De Keersmaeker entre raga et Coltrane
Notice
Au Festival de Marseille, en 2005, la chorégraphe de Rosas présente sa dernière création, où elle passe d'un raga indien au légendaire A Love Supreme de John Coltrane. Comment les notions de liberté et de décision dans l'instant peuvent donner au mouvement une acuité maximale ?
Éclairage
Depuis qu'elle a fondé sa compagnie Rosas, au tout début des années 1980, s'embarquant d'emblée dans les rythmes percussifs de Steve Reich puis de Thierry de Mey, la musique a toujours été, pour Anne Teresa De Keersmaeker, une ligne de coeur dont elle n'a cessé d'explorer les revigorantes potentialités. Faisant à chaque fois dialoguer la structure (l'ordre) et l'émotion (le désordre), la chorégraphe flamande n'a cessé de faire « concert de danse ». De l'énergie cyclique et « minimaliste » des débuts (Fase, Rosas danst Rosas), elle a élaboré des schémas de plus en plus complexes au sein desquels les corps, petites mécaniques capricieuses, deviennent conducteurs de rythmes et d'intensités. Pour Anne Teresa De Keersmaeker, la musique est une véritable ligne de cœur qu'elle s'emploie à faire rejaillir dans la folle liberté du mouvement. Exception faite d'une collaboration avec les improvisateurs d'Aka Moon (In Real Time, 2000), la chorégraphe de Rosas n'avait encore jamais puisé dans la musique de jazz l'élan de ses tourbillons, jusqu'à la création de Bitches Brew / Tacoma Narrow (2003), qui laissait infuser le tempérament de la danse dans le bouillonnement d'un album culte de Miles Davis, Bitches Brew, issu de l'enregistrement de plusieurs séances d'improvisation, à la toute fin de la « décennie tumultueuse » des sixties. Entouré de musiciens d'exception, en voltigeur d'éclats d'un jazz furieusement libre et cosmopolite, Miles Davis semble y « galvaniser les turbulences » que traversent alors les Etats-Unis (assassinats de John et Robert Kennedy, de Martin Luther King et Malcolm X, mouvements radicaux contre la discrimination raciale, manifestations contre la guerre du Vietnam...). Sur les plages de cet album à haut voltage, Anne Teresa De Keersmaeker cherchait le grain de nouvelles matières chorégraphiques, traversées par l'écho des dancing steps de vieux films de jazz ainsi que par des figures venues du hip hop ou de la danse africaine. Ce fut aussi pour elle l'occasion d'approfondir des systèmes d'improvisation, où « les notions de liberté, de décision dans l'instant, de travail sur le présent » peuvent donner au mouvement une acuité maximale.
En 2005, en collaboration avec le danseur espagnol Salva Sanchis, c'est un autre monstre du jazz, le saxophoniste John Coltrane, qu'Anne Teresa De Keersmaeker invite dans son Panthéon musical. Mais au mythique A Love Supreme, enregistré par Coltrane en décembre 1964, Anne Teresa De Keersmaeker adjoint un raga indien, Raga for the Rainy Season, chanté par Sulochana Brahaspati. De cette confrontation naît une expérience de l'improvisation et de son rapport avec la composition. Comment établir en danse le lien entre la structure et la liberté, se manifestant avec une telle évidence dans la musique ? La chorégraphe flamande déploie cette recherche dans une œuvre spirituelle de grande limpidité : une première partie à neuf danseurs sur les accords du raga, où la mélancolie de l'attente étire d'abord les mouvements, avant que ne jaillisse soudain la révolte des corps, préfiguratrice de l'envol transcendantal de la deuxième partie, sur l'album légendaire de John Coltrane. L'espace et le temps s'ouvrent alors à l'infini avec une constellation de quatre danseurs. Fragilité, don, abandon, profonde méditation et ode à la vie, les danseurs tels des « intercesseurs » de l'ordre du bonheur, louvoient quelque part entre la terre et ses souffrances, et le ciel qui les transcende... La danse pour rendre cette grâce. Le corps pour la ciseler d'humanité.