Trisha Brown et El trilogy
Notice
A l'affiche du Théâtre des Champs-Elysées, à Paris, la chorégraphe américaine Trisha Brown s'attaque à la musique jazz de Dave Douglas pour El Trilogy. Des extraits du spectacle, quelques phrases de la chorégraphe, constitue l'essentiel de ce reportage.
Éclairage
Lorsqu'elle décide de chorégraphier El Trilogy en 2000, la chorégraphe Trisha Brown (née en 1936), véritable "machine à danser" selon sa propre définition, négocie un virage en épingle à cheveu. Après quarante ans de recherche abstraite, de sobriété visuelle, elle se desserre la ceinture pour s'accorder tout simplement du plaisir. Elle choisit une partition de jazz de Dave Douglas pour se risquer sur les chemins de la sensualité et de la narration. Dans cette échappée chorégraphique, Trisha Brown, qui confiait lors de la création qu'elle avait eu "le sentiment de revenir à la maison", retrouve l'énergie ludique de ses débuts. Elle a alors 64 ans, en a fini avec son "apprentissage" et "s'autorise ce qu'elle s'était toujours refusée" : le rapport fusionnel avec la musique.
Les grappes de danseurs multicolores de El Trilogy ne sont pas sans rappeler certaines des expérimentations de jeunesse de la chorégraphe. Dans les années 60-70, Trisha Brown, alors membre du fameux courant du Judson Dance Theater à New-York, remet en questions les codes du spectaculaire. Elle danse le long des immeubles, sur les toits, dans les parkings, sur des radeaux flottant sur un lac... Pièces courtes, ses Early Works se régalent de leur simplicité. Bob Dylan accompagne Spanish Dance (1973), petite chenille de filles qui se déhanchent ; Grateful Dead fouette Accumulation (1971), boucle de trente gestes simples (relever le genou, plier le coude...). C'est à force de travailler sur la répétition et l'accumulation que Trisha Brown rendra sa danse de plus en plus riche et complexe.
Lorsqu'elle évoque son écriture chorégraphique, Trisha Brown parle d'une méthode fondée "sur les chemins naturels du corps avec un traitement démocratique de toutes les parties". Sa gestuelle a tout d'un manifeste de géométrie, combinaison de lignes droites et courbes dont les points d'intersection explosent dans l'espace selon des figures sans cesse reconduites.
Enfant, Trisha Brown a appris la danse classique, les claquettes et l'acrobatie. Elle débarque à New-York dans les années 60, travaille au studio de Merce Cunningham, puis collabore avec Yvonne Rainer, Steve Paxton... En 1970, elle fonde sa compagnie, expérimente à tout vent avant de se tourner vers la boîte noire à la fin des années 70. Toute une série de pièces majeures voient alors le jour. En complicité avec le plasticien Robert Rauschenberg (1925-2008), également partenaire de création de Merce Cunningham (1909-1999), elle additionne les succès. Glacial Decoy (1979) met en scène des danseuses en longues robes blanches devant quatre écrans sur lesquels défilent près de 200 photos (immeubles, oiseaux, camions..). Même principe de juxtaposition dans Set and Reset (1983) : des photos sont projetées sur un prisme accroché au-dessus des interprètes. Quant à Astral Converted (1991), le décor en est composé de sculptures lumineuses montées sur roulettes... Et toujours cette silhouette articulée, abstraite, qui décolle du sol, comme soufflée par un petit vent d'énergie permanent.
El Trilogy appartient à la veine libérée de Trisha Brown. Le point de bascule s'appelle Orféo sur la partition de Monteverdi (1998). Elle confie : "J'étais devenue une vraie locomotive de l'abstraction. Je roulais de plus en plus vite, jusqu'au soir où j'ai improvisé sur Orféo, de Monteverdi. Soudain, tout a basculé. J'étais emportée par la musique, le texte, la poésie".
A partir de ce jour magique, Trisha Brown s'autorise tout ce dont elle s'était privée : le jazz, le ballet classique (avec les danseurs de l'Opéra de Paris en 2004), la narration, l'émotion... La pudique grande dame ose s'amuser et le dit sans ambages. En 2005, Trisha Brown fêtait les 35 ans de sa compagnie avec quelque quatre-vingt-dix ballets à son actif.