Le théâtre à la télévision
Des commencements au succès de l'émission « Au théâtre ce soir »
Tout comme il a pu être intimement lié aux commencements du cinéma, le théâtre a également accompagné les débuts de la télévision. C'est d'abord dans les pays anglo-saxons que les premières « dramatiques » vont occuper le petit écran avant de se répandre comme un programme de premier choix et à part entière sur les antennes du monde entier.
Les premières expérimentations ont lieu aux Etats-Unis dans l'entre-deux guerres en 1928. Outre Manche, la BBC commence elle aussi à diffuser régulièrement des pièces sur le petit écran (principalement du vaudeville et des comédies). Mais la technique filmique reste rudimentaire et les dirigeants de la chaîne anglaise ne croient qu'assez peu à la pertinence de ce mode de divertissement, qui fait bien pâle figure face à l'industrie du cinéma, à moins de jouer la carte du direct.
Vers la fin des années 1930, alors que les postes de télévision se perfectionnent de plus en plus, la BBC, puis la NBC, commencent à donner une place de plus en plus importante à la diffusion hebdomadaire de pièces. Leur format a été raccourci et doit toucher un public lettré parmi les foyers aisés disposant d'un poste de réception. On propose donc à ce public très spécifique des grands classiques du théâtre, des adaptations de roman ou des spectacles qui ont connu un succès certain sur les planches. Le répertoire diffusé est éclectique puisqu'on diffuse aussi bien des œuvres de G.B. Shaw, Shakespeare, Charlotte Brontë, Lewis Caroll, Oscar Wilde, Edgar Poe, T.S. Eliot, O'Neill, mais aussi celles d'Edmond Rostand ou de Sacha Guitry.
Ce n'est que dans les années 1950 que les diffuseurs publics et privés commencent à produire des œuvres théâtrales spécialement écrites pour la télévision et permettent à des générations de jeunes talents de trouver une large audience grâce aux « teleplays », laissant ainsi libre voie à la création contemporaine (Harold Pinter, Ken Loach).
Côté français, c'est surtout dans le milieu des années 1960, au temps de l'ORTF, que le théâtre à la télévision s'enracine dans les mœurs, quand Pierre Sabbagh et Georges Folgoas créent l'émission « Au théâtre ce soir », qui remporte immédiatement un succès d'audience considérable. De 1966 à 1984, la première et la deuxième chaîne, qui deviendront respectivement TF1 et Antenne 2, diffuseront plus de 400 pièces, parmi lesquelles des classiques du répertoire, des fables policières ou mélodramatiques, des créations... Toutes ces pièces sont enregistrées sur deux ou trois soirs en direct lors de représentations publiques qui se tiennent pour la plupart au théâtre Marigny et parfois au théâtre Edouard VII, et sont ensuite diffusées à la télévision.
La programmation, volontairement disparate, laisse apparaître un souci de popularisation du répertoire classique français et étranger et une mission de découverte d'auteurs contemporains : Shakespeare, Molière, Balzac, les vaudevillistes du XIXe siècle, Oscar Wilde, Tourgueniev..., mais aussi Sacha Guitry, Marcel Aymé, Marcel Achard, Jean Anouilh, André Roussin, Françoise Dorin... Les mises en scène sont généralement assurées par des praticiens aguerris : Jacques Ardouin, René Clermont, Henri-Jacques Duval, Robert Manuel, Jean le Poulain, Jean Piat, Jacques Charon, Georges Vitaly, Jean-Laurent Cochet, Jean Meyer... ; les décors et les costumes sont de Donald Caldwell et Roger Hardt ; les distributions réunissent les petites et les grandes stars du théâtre, les acteurs populaires de boulevard, ou les acteurs en devenir : Pierre Mondy, Jacques Balutin, Daniel Ceccaldi, Jean Dessailly, Michel Duchaussoy, Danièle Evenou, Alain Feydeau, Claude Gensac, Denise Grey, Marthe Mercadier, Maria Pacôme, Dominique Paturel, Francis Perrin, Michel Roux... [1]
Cette énumération, loin d'être exhaustive, montre déjà à quel point « Au théâtre ce soir » a pu être un creuset fondateur pour une grande part de la création théâtrale populaire pendant près d'une vingtaine d'années et de quelle façon le théâtre porté à la télévision a pu agir comme un révélateur de talents et participer à la visibilité du monde théâtral dans le paysage médiatique qui commence à s'établir dans les années 1960. « Au théâtre ce soir » reste indéniablement, pour toute une génération d'enfants de la télévision, le « théâtre de papa et maman », durablement inscrit dans la mémoire collective (avec un générique d'émission inoubliable et de nombreuses rééditions en DVD ou sur format numérique via les sites de partage vidéo). En France, cette émission marque l'entrée du théâtre dans un mode de consommation familial et privé : le spectacle est à la maison, dans le salon, et se donne comme un moment de partage intergénérationnel.
[1] Un site internet propose le Répertoire complet des 411 émissions et des 416 pièces qui constituent cette série mythique de la Télévision de 1966 à 1984, par Jean Jacques Bricaire et Fred Kiriloff.
Le rapport complexe entre direct et enregistrement
Le point de vue législatif
Concernant la captation du spectacle vivant, directement en cause dans la diffusion du théâtre à la télévision, la SACD précise qu'« aucune altération ne devra être apportée à la mise en scène de la pièce de théâtre au moment du tournage » ; « Si, pour des raisons propres aux exigences de l'exploitation audiovisuelle, le Producteur jugeait nécessaire que des modifications soient apportées à la mise en scène de la pièce de théâtre, seul l'Auteur serait en mesure d'accepter ou de refuser le principe de telles modifications. En cas d'acceptation de l'Auteur, c'est à ce dernier qu'il reviendrait d'apporter à la mise en scène de la pièce de théâtre les modifications requises » [1].
L'adaptation télévisuelle de pièces de théâtre est sujette à diverses obligations ou contraintes encadrées par la loi, qui détermine les droits de propriété intellectuelle et le rapport complexe qui peut unir un auteur, une œuvre et son adaptateur. Ainsi, dans les « modèles de contrat de cessation des droits d'adaptation audiovisuelle » de la SGDL, il est précisé que : « L'adaptation constitue une œuvre nouvelle qui [échappe à l'auteur] [...]. De plus, le transfert de l'œuvre sur un autre média met en jeu des décisions artistiques, techniques et économiques qui échappent à la compétence de l'écrivain pour incomber naturellement au producteur » [2]. On lit les mêmes clauses dans les contrats-types pour la télévision édités par la SACD où est précisé que le producteur est libre d'apporter « toutes modifications ou remaniements commandés par les impératifs techniques de la transposition du genre littéraire au genre cinématographique, mais sera tenu de respecter et de faire respecter fidèlement l'esprit et le caractère de l'œuvre [...] notamment quant aux idées politiques ou conceptions philosophiques exprimées par les personnages de l'œuvre » [3].
[1] SACD, « Contrat de cession de droits d'auteur, enregistrement et exploitation d'une pièce de théâtre », article 1)
[2] Modèle édité par La Société des Gens de Lettres (S.G.D.L., Paris, commentaire n° 10)
[3] SACD, « Contrat de production audiovisuelle, cessation de droits d'auteur, adaptation d'une œuvre préexistante », article 7.
La captation en direct
L'économie de la captation télévisuelle en direct d'une pièce de théâtre modifie intrinsèquement notre rapport à la représentation et remet en cause la nature de l'acte théâtral : dans notre salon, face à l'écran de télévision, nous n'éteignons pas nécessairement la lumière, notre corps et notre liberté de mouvement ne sont pas entravés par une rangée de fauteuils, notre attention même est sujette à toute forme de détournement, nous ne sommes plus dans un acte direct de co-présence entre acteurs et spectateurs. Le rituel et les codes spécifiques à la représentation théâtrale sont sapés dans la mesure où nous ne sommes pas pris dans la boîte magique de l'architecture théâtrale. Mais la télévision crée cependant un autre système illusionniste et un autre pacte que le téléspectateur peut décider de rompre facilement, à tout moment (en changeant de chaîne par exemple). La retransmission d'une pièce, même en direct, ne peut pas, par conséquent, jouer sur la même portée cathartique : avec la médiation de l'écran de télévision se crée un effet de distance, une contextualisation différente de la fiction, qui n'est pas en mesure de couper le spectateur du réel, de l'espace et de la temporalité du quotidien, comme le théâtre peut le faire.
Mais le réalisateur peut cependant compter sur d'autres pouvoirs ou d'autres artifices inhérents à l'art télévisuel pour donner à sa captation théâtrale une autre forme de relief. Comme au cinéma, tout est affaire de point de vue et de cadrage, qui vont conditionner la réception de la fiction par le téléspectateur (ce qui n'est pas toujours évident quand il s'agit par exemple de capter les mouvements effrénés d'un vaudeville : voir à ce sujet la captation en direct par Dominique Thiel d'Un fil à la patte à la Comédie-Française par Jérôme Deschamps le 22 février 2011 sur France 2.
Un fil à la patte de Georges Feydeau
[Format court]
Extraits du spectacle accompagné d'une interview du metteur en scène Jérôme Deschamps et des acteurs de la Comédie-Française, Christian Hecq et Guillaume Gallienne en 2011 ; ce document comprend également un extrait de la mise en scène historique de Jacques Charon en 1961.
Le spectateur de théâtre, lui, ne subit pas le pouvoir de décision du réalisateur, sa lecture n'est assujettie qu'au point de vue du metteur en scène et à ses choix esthétiques, son regard sur le plateau reste libre. Alors que le théâtre, dès qu'il est télévisé, se voit appliquer une multiplicité de filtres et des jeux de regards très complexes capables de modifier du tout au tout la réception de l'œuvre originale. Nous avons tous pu en faire l'expérience devant notre télévision quand par exemple le réalisateur a raté son « switch » : une porte a claqué, un objet est tombé, un acteur a parlé, mais nous n'en avons rien vu. Le hors champs, le plan trop serré sur un élément du dispositif qui empêche de comprendre l'organisation globale de l'espace, le gros plan sur le visage d'un acteur pour saisir une réaction et qui empêche de capter l'ensemble des interactions qui se produisent simultanément sur scène... Ces petits ratages ou ces cadrages volontaires agissent sur le système de la représentation et obligent aussi les acteurs, dans le cas d'une captation en direct, à une pratique un peu différente du jeu scénique, liée aux contraintes de l'appareil télévisuel. Ici il faut prendre garde à se placer pour respecter un angle de vue, là garder une attention particulière à la prise de son et, autre paradoxe, prendre en compte bien différemment la séparation symbolique de la rampe qui scinde l'espace de jeu de l'espace de la salle. C'est pourquoi la captation télévisuelle reste avant tout une recréation originale. Les acteurs jouent pour deux publics à la fois : celui de la salle, où les rires, l'émotion, participent de l'économie du spectacle (et peuvent aussi donner l'illusion au téléspectateur de participer indirectement à l'événement), et le public de salon, devant son écran, qui ne peut pas percevoir l'entièreté d'une scénographie mais peut avoir le sentiment de partager l'intimité des personnages, grâce au plan serré.
L'enregistrement immersif
A côté des captations en direct, il existe une autre forme d'enregistrement de pièces de théâtre qui tend à éliminer en partie le dispositif de la représentation pour ne conserver que les aspects fictionnels de l'œuvre originale. Ces enregistrements se font généralement en studio dans des décors spécialement conçus, ou depuis un plateau de théâtre, mais sans la présence d'un public réel. L'effet recherché est celui de l'immersion dans la fiction : la caméra peut être posée « à la place du public » mais on voit plus généralement une tendance à l'inclusion dans le décor. Le réalisateur peut alors varier les points de vue, donner à voir le décor sous différents angles, opérer des coupes et agir plus librement sur l'unité de la pièce, voire ajouter une voix off pour commenter la situation. On peut ici en voir deux exemples dans ces enregistrements des années 1960, qui laissent apparaître des maladresses et des lourdeurs dans la réalisation :
Mais, comme on le voit aussi à travers ces deux extraits, cette forme de recréation par la télévision permet aussi aux acteurs certaines nuances peut-être impossibles au théâtre : jeu plus intimiste, chuchotements, attention particulière à l'expressivité du visage, saisi en gros plan.
L'adaptation filmée
Enfin, avec l'adaptation filmée, c'est-à-dire avec une re-scénarisation de l'objet théâtral, avec un texte original passé donc sous la forme d'un script, on arrive à une troisième forme d'émancipation scénique. Le détachement des codes spécifiques du théâtre est dans ce cas très net et la bascule vers le monde du cinéma est tout à fait franche. Le dialogue théâtral tend alors à perdre son essence première (principe de la double énonciation et de l'adresse au spectateur), la clôture de l'action imposée par le cadre spatio-temporel propre au monde du théâtre peut voler en éclat et permettre une palette expressive très large pour rendre compte d'une œuvre théâtrale et proposer une fiction dans des possibilités de décor bien moins contraignantes qu'au théâtre.
Les écritures télévisuelles adaptées d'une pièce de théâtre sont devenues un genre à part entière en France, notamment grâce à deux pionniers de la fiction télévisée : Marcel Bluwal [1] et Claude Barma. Ces deux réalisateurs vont travailler sur la constitution de véritables scénarii autour de l'objet théâtral, pour le contextualiser. La caméra, dès qu'elle est libérée de la contrainte du plan fixe sur le plateau, va en effet pouvoir alterner entre plan large et plan serré pour ajouter des effets narratifs ou commenter l'action, et le réalisateur s'offre la possibilité de construire une autre temporalité avec le montage, il peut de plus investir les extérieurs et tourner en décor naturel pour ajouter à la vraisemblance.
Mais il faut bien préciser que ces téléfilms ne sont pas du cinéma, ils sont tournés expressément pour la télévision, en vue d'une audience large et populaire, avec les moyens techniques et financiers de la télévision. La distribution de ces adaptations fait le plus souvent appel à des comédiens de théâtre ou de cinéma chevronnés ou à de jeunes premiers capables d'intéresser et d'attirer le plus de public possible. Dans les années 1960-1970, on voit ainsi fleurir les téléfilms adaptés de pièces de théâtre, avec dans les rôles principaux Michel Piccoli, Michel Galabru, Jean-Pierre Cassel, Michel Bouquet, Claude Brasseur, etc. Des téléfilms qui ont fait date et qui continuent d'être regardés (parce qu'ils sont réédités sous des formats modernes) et commentés. Certains, comme le Mariage de Figaro (1961) ou le Dom Juan (1965) de Bluwal ou encore Le Malade imaginaire (1971) de Claude Santelli [2], font ainsi partie du matériel pédagogique incontournable dans les établissements scolaires.
[1] Voir un grand entretien avec Marcel Bluwal sur Ina.fr
[2] Voir un grand entretien avec Claude Santelli sur Ina.fr
Conclusion
De fait, le théâtre porté à la télévision se voit doté, on le voit, d'une véritable mission d'ordre public. Il est à la fois orienté vers le divertissement et vers des fonctions pédagogiques en se mettant à la portée d'un public habituellement peu concerné par le théâtre. Beaucoup considèrent encore le théâtre comme un art élitiste dont il est délicat de maîtriser les conventions ; la télévision, d'une certaine manière, lui rend service en faisant tomber ces a priori et en incitant tout un chacun à franchir le seuil d'une salle pour vivre de lui-même l'expérience théâtrale et construire son point de vue.