La Double inconstance de Marivaux

20 avril 1968
07m 44s
Réf. 00354

Notice

Résumé :

Un extrait du téléfilm réalisé par Marcel Bluwal d'après La Double inconstance de Marivaux, en décor naturel. Avec dans les rôles principaux Daniel Lebrun, Judith Magre, Jean-Pierre Cassel et Claude Brasseur.

Date de diffusion :
20 avril 1968
Source :
Lieux :

Éclairage

La Double inconstance est une comédie en trois actes, créée en 1723 par les Italiens, qui la jouèrent devant un public enthousiaste. La pièce a ensuite longtemps disparu de la scène, suite à la fusion du Théâtre-Italien avec l'Opéra-Comique et n'est réapparue au Théâtre-Français qu'en 1934. Ce n'est véritablement qu'après la Seconde Guerre mondiale que cette pièce est devenue l'un des morceaux de prédilection des spectateurs et des metteurs en scène qui s'attachent à l'œuvre de Marivaux.

La Double inconstance reprend la thématique du rapt d'une jeune fille que Marivaux avait déjà exploitée dans l'un de ses romans, La Voiture embourbée et qui est une ficelle souvent employée dans le théâtre populaire ou forain pour amorcer une fiction. Le Prince, qui cherche dans son royaume une épouse, fait enlever Silvia en l'arrachant à son amant, Arlequin, et la tient captive dans une prison dorée. On envoie chercher Arlequin pour convaincre Silvia que son amour pour ce dernier est sans fondement. Pour ce faire, on assigne à Lisette la tâche de séduire Arlequin : elle échoue. C'est donc Flaminia qui s'y emploie et qui, à force de douceurs, parvient à toucher le cœur d'Arlequin et à retourner celui de Silvia en faveur du Prince. La pièce se clôture sur un double mariage, celui d'Arlequin avec Flaminia et celui du Prince avec Silvia.

La comédie chez Marivaux repose sur un double fond avec d'un côté des éléments traditionnels appartenant au registre de la farce (Arlequin) et de la comédie d'intrigue et, de l'autre, une satire sociale bien enlevée sous le couvert du badinage amoureux. La comédie se teinte au final d'accents amers et d'un constat assez désabusé sur les mœurs du XVIIIe. Marivaux insiste en effet sur la question du mariage non consenti et surtout sur les abus de pouvoir des plus puissants qui n'hésitent pas à forcer la main, par des flatteries et des promesses de fortune, aux gens de moindre condition qui ne rêvent quant à eux que d'une vie honnête et simple. Marivaux oppose donc deux mondes : celui, rustique, des « bourgeois de campagne » qui ne comprennent pas les usages du monde et celui, intriguant, de la Cour où l'on ne s'embarrasse pas pour rompre des liens de fidélité.

Cette pièce a fait l'objet de plusieurs adaptations télévisée : Jean-Marie Coldefy en 1964 (avec Simone Valère) ; Jean-Roger Cadet en 1982 (avec Patrice Kerbrat, Jean-Paul Roussillon, Françoise Seigner, Dominique Constanza) ; René Lucot en 1984 (avec Jacques Gamblin) ; Carole Giacobbi en 2009 (avec Clément Sibony, Elsa Zylberstein, Serge Hazanavicius et Jean-Hugues Anglade). Mais c'est sans aucun doute celle de Marcel Bluwal en 1968 qui a le plus marqué la mémoire collective.

Bluwal en effet, dans son adaptation, cherche à inscrire le plus fidèlement possible l'action dans un cadre naturel – celui du château de Vic sur Aisne (près de Soissons), réaménagé au XVIIIe siècle pour le cardinal de Bernis. Ce choix, avec les plans en extérieur et la musique baroque qui accompagnent l'ouverture du téléfilm, ajoute du sens et un plan descriptif intéressants pour renforcer les effets de narration nécessaires à l'encadrement d'une pièce filmée hors studio ou hors plateau de théâtre. Cette volonté de vraisemblance s'accorde de plus avec les esthétiques propres aux dramaturgies et à la littérature des Lumières, qui s'attachent à mettre en scène, grâce à des éléments réalistes, la nature, les sentiments vrais et une peinture de la société d'alors. Bluwal est connu pour la qualité de ses adaptations théâtrales et notamment pour son travail sur les auteurs du XVIIIe siècle. On lui doit un Mariage de Figaro d'après Beaumarchais et la réalisation, en particulier, d'une autre pièce de Marivaux, Les Jeux de l'amour et du hasard dans laquelle on retrouve les mêmes acteurs que dans La Double inconstance.

Avec La Double inconstance en 1968, Bluwal offre aux spectateurs, habitués aux fictions et aux séries historiques en costume, un bel exemple des productions prestigieuses réunissant des acteurs importants et populaires, qui étaient réalisées pour la télévision. Ce téléfilm est d'autant plus important dans l'histoire de la télévision qu'avec l'arrivée en 1967 de la deuxième chaîne couleur, Bluwal peut donner pleine mesure à son goût pour le décor naturel et la prise de vue en extérieur. Et l'on voit bien, dans La Double inconstance, cette attention si particulière pour les ambiances lumineuses, les couleurs, la facture et l'évolution des costumes au fil de la fiction qui, dans une perspective symbolique, prennent en charge le statut social du personnage, éclairent les relations qu'il entretient avec les autres protagonistes, disent quelque chose de l'état et de la transformation psychologique des personnages. En d'autres mots, Bluwal transpose le matériau théâtral en fiction cinématographique en composant, à la manière d'un peintre, un point de vue double sur l'univers spatial et psychologique qui organise les tensions dramatiques chez Marivaux ; tensions dont le réalisateur cherche à rendre compte en alternant le « plan général » pour traduire la « froideur » et le plan serré qui, au contraire, « donne une impression d'humanité »[1].

[1] Marcel Bluwal, dans le dossier « Les grandes fictions littéraires de l'INA », numéro consacré à La Double inconstance de Marivaux, réalisé par le Centre National de Documentation Pédagogique, 2002, p. 5.

Céline Hersant

Transcription

(Musique)
Pierre Vernier
Mais, Madame, écoutez-moi.
Danièle Lebrun
Vous m’ennuyez.
Pierre Vernier
Ne faut-il pas être raisonnable ?
Danièle Lebrun
Non, il ne faut point l’être, et je ne le serai point.
Pierre Vernier
Cependant…
Danièle Lebrun
Cependant, je ne veux point avoir de raison ; et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n’en veux point avoir, que ferez-vous là ?
Pierre Vernier
Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade si vous ne prenez rien ce matin.
Danièle Lebrun
Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d’être malade. Ainsi, vous n’avez qu’à renvoyer tout ce qu’on m’apporte ; car je ne veux aujourd’hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper ; demain la même chose. Je ne veux qu’être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu’à ce que j’ai vu Arlequin, dont on m’a séparée. Voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n’avez qu’à me prêcher d’être plus raisonnable. Ça sera bientôt fait.
Pierre Vernier
Ma foi, je ne m’y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole. Si j’osais cependant…
Danièle Lebrun
Eh bien ! Ne voilà-t-il pas encore un cependant ?
Pierre Vernier
En vérité, je vous demande pardon, celui-là m’est échappé, mais je n’en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer…
Danièle Lebrun
Oh, vous ne vous corrigez pas. Voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus.
Pierre Vernier
… que c’est votre Souverain qui vous aime.
Danièle Lebrun
Je ne l’en empêche pas, il est le Maître. Mais faut-il que je l’aime, moi ? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas : cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas.
Pierre Vernier
Songez que c’est sur vous qu’il fait tomber le choix qu’il doit faire d’une épouse entre ses sujettes.
Danièle Lebrun
Qui est-ce qui lui a dit de me choisir ? M’a-t-il demandé mon avis ? S’il m’avait dit, me voulez-vous, Silvia ? Je lui aurais répondu : non, Seigneur, il faut qu’une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison de cela. Mais point du tout, il m’aime, crac, il m’enlève, sans me demander si je le trouverai bon.
Pierre Vernier
Il ne vous enlève que pour vous donner la main.
Danièle Lebrun
Et que veut-il que je fasse de cette main, si je n’ai pas envie d’avancer la mienne pour la prendre ? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ?
Pierre Vernier
Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite. N’êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme ? Voyez les honneurs qu’il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu’on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu’est-ce qu’Arlequin au prix d’un Prince plein d’égards, qui ne veut pas même se montrer qu’on ne vous ait disposée à le voir ? D’un Prince jeune, aimable et rempli d’amour, car vous le trouverez tel ? Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs.
Danièle Lebrun
Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi pour m’impatienter, pour me tenir des discours qui n’ont pas le sens commun, qui me font pitié ?
Pierre Vernier
Parbleu, je n’en sais pas davantage ; voilà tout l’esprit que j’ai.
Danièle Lebrun
Sur ce pied-là, vous seriez tout aussi avancé de n’en point avoir du tout.
Pierre Vernier
Mais encore, daignez, s’il vous plaît, me dire en quoi je me trompe.
Danièle Lebrun
Oui, je vais vous le dire en quoi, oui…
Pierre Vernier
Doucement, Madame ! Mon dessein n’est pas de vous fâcher.
Danièle Lebrun
Vous êtes donc bien maladroit !
Pierre Vernier
Je suis votre serviteur.
Denis Podalydès
Eh bien, mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j’ai ici, qu’ai-je à faire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m’espionnent toujours ? On m’ôte mon amant, et on me rend des femmes à la place ; ne voilà-t-il pas un beau dédommagement ? Mais on veut que je sois heureuse avec cela. Que m’importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler. Arlequin chantait mieux que tout cela, et j’aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous ? Une bourgeoise contente dans un petit village, vaut mieux qu’une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le Prince est si tendre, ce n’est pas ma faute ; pourquoi m’a-t-il vue ? Je n’ai pas été le chercher ; S’il est jeune et aimable, tant mieux pour lui ; j’en suis bien aise. Qu’il garde tout cela pour ses pareils, et qu’il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n’est pas plus gros monsieur que je suis une grosse dame pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé ; qui m’aime sans façon, que j’aime de même, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. Hélas, le pauvre enfant, qu’en aura-t-on fait ? Qu’est-il devenu ? Il se désespère quelque part, j’en suis sûre ; car il a le cœur si bon ! Peut-être aussi qu’on le maltraite… Je suis outrée ; tenez, voulez-vous me faire un plaisir ? Ôtez-vous de là, je ne puis vous souffrir ; laissez-moi m’affliger en repos.
Pierre Vernier
Le compliment est court, mais il est net ; tranquillisez-vous pourtant, Madame.
Danièle Lebrun
Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux.
Pierre Vernier
Encore une fois, calmez-vous. Vous voulez Arlequin ? Il viendra incessamment, on est allé le chercher.
Danièle Lebrun
Je le verrai donc ?
Pierre Vernier
Et vous lui parlerez aussi.
Danièle Lebrun
Je vais l’attendre ; mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne.