Découverte d'ossements humains à Ribemont-sur-Ancre

02 septembre 1982
03m 37s
Réf. 00603

Notice

Résumé :

Reportage au sanctuaire gallo-romain de Ribemont-sur-Ancre où des ossements humains viennent d'être découverts. Il sont empilés et sur le pourtour enchevêtrés d'armes. Jean-Louis Cadoux du centre de recherches archéologiques de Picardie, constate que les crânes manquent, ce qui laisse supposer que ce sont des ossements de vaincus à la guerre. Ce dépôt est unique en France et correspond à un rituel qui reste à décrypter.

Date de diffusion :
02 septembre 1982
Source :
Personnalité(s) :

Éclairage

Le site de Ribemont-sur-Ancre, connu depuis le XIXe siècle, a été révélé par les prospections aériennes de Roger Agache à partir de 1962. Il a été fouillé successivement par Alain Ferdière (1966-1967), Jean-Louis Cadoux et Jean-Luc Massy (1968-1987) et Jean-Louis Brunaux (1990-2005). Il s'agit d'un sanctuaire protohistorique dont l'occupation se poursuit à l'époque antique pour donner naissance à une probable agglomération secondaire gallo-romaine dont seuls les bâtiments publics et quelques structures d'habitats et artisanales ont été reconnues. Inscrit sur la liste des monuments historiques en 1993, il a été classé "site archéologique d'intérêt national" en 1995

Sources grecques et latines à l'appui, J.L. Brunaux a reconstitué un scénario dont l'ultime version a été publiée en 2004 mais qui, fait aujourd'hui largement débat. Vers 260 av. n.è, le site vient d'être fraîchement investi par des populations "belges", probablement les futurs Ambiani, qui y ont installé leurs pâturages et quelques champs de céréales. Seul un petit bois de bouleaux et de pins rompt la monotonie d'un ensemble qui occupe 100 à 200 ha d'une terrasse alluviale limitée par deux vallées et le rebord du plateau. C'est alors que les premiers habitants organisent une expédition composée essentiellement de fantassins armés de lances, jeunes adultes âgés de 15 à 40 ans, plutôt grands. Un combat colossal et mémorable s'engage avec les nouveaux arrivants qui remportent la victoire. Alors même que la bataille est toujours en cours, chaque guerrier qui avait tué un ennemi, lui prélève la tête à l'aide d'un couteau, afin de se constituer un trophée destiné à devenir le témoignage matériel d'une bravoure digne d'être inscrite dans celle de ses ancêtres. L'un des cadavres, peut-être un chef, est décapité. Le torque (collier celte) en or massif, qu'il porte fortement serré autour du cou, lui est ôté non sans difficulté, découpé en deux, l'une des moitiés repliée en un bracelet et passé au bras du mort. Il ne restait plus qu'a constituer la part dévolue aux dieux. Les corps acéphales sont entassés avec leurs chevaux. Les armes abandonnées sur le champ de bataille sont ramassées, soit quelques milliers de lances, des boucliers, quelques épées avec leurs fourreaux et leurs chaînes de ceinture. Les "porte-monnaies" et les éléments de parures sont récupérés. Les premiers contiennent des hémistatères et des quarts de statère (monnaie) en or. Quant aux seconds, ce sont essentiellement des fibules, des bracelets et des brassards en fer, en bronze, en lignite ou en schiste.

A l'ouest ou au cœur du champ de bataille, sur un méplat de la partie haute du versant, les vainqueurs aménagent, sur une superficie d'au moins trois hectares, deux "monuments commémoratifs de la victoire" : deux enclos s'alignent sur un axe nord-sud. Le premier correspond à un "trophée" monumental destiné à accueillir les dépouilles des malheureux vaincus. Le second est interprété comme une sorte d'herôon à la gloire des guerriers belges morts au combat.

Le trophée est matérialisé par un espace quadrangulaire d'une superficie de 2200 m2 délimité par un large et profond fossé symbolique. Il est aménagé autour du bosquet précédemment cité qui témoigne désormais de la présence divine et se développera rapidement. Les dépouilles, préalablement "boucanées", des vaincus, sont suspendues à hauteur respectable à l'intérieur d'immenses "halles". Là, elles se transforment, selon des processus naturels, jusqu'à perdre l'essentiel de leur chair. Elles connaissent ensuite une succession de manipulations afin de prélever des membres humains décharnés destinés à construire des autels creux, sortes de puits à libation (“ossuaires”). L'un des ossuaires a été édifié avec les restes d'au moins 300 hommes et d'une cinquantaine de chevaux. Ces autels sont aménagés autour d'un trou cylindrique qui sert de "porte" pour alimenter les divinités du sous-sol. Pour cela, il fallait y déverser d'énormes quantités d'os humains et animaux débités, concassés, incinérés, réduits en poudre, "fluidifiés". On a estimé à plus de 200 litres les ossements ayant servi à combler la fosse de cet ossuaire. Quant aux quelques 150 dépouilles qui échappèrent à ce traitement, à l'image de fruits trop mûrs, elles finirent par tomber simultanément de leurs piédestals pour former ce que Jean-Louis Cadoux a primitivement appelé le " charnier". Toute activité humaine disparaît alors de l'enclos sacré pendant plus de deux siècles et le bois sacré, à peine troublé par les légions de César, retrouve sa quiétude jusqu'à la période augustéenne, époque à laquelle il est soigneusement démonté et reconstitué peu après pour être entretenu jusqu'au Bas-Empire.

Le second enclos, de forme trapézoïdale, couvre une superficie d'environ un hectare. Bordé d'un portique constitué d'un mur de péribole aveugle (mur d'enceinte sacrée) et d'une colonnade de poteaux, il abrite, dans sa partie centrale, une cour polygonale de 40 à 50 m de diamètre, limitée par des fossés. Exceptée une petite entrée orientale, elle est entièrement fermée de palissades en torchis (peint et peut-être gravé), hautes de 5 à 6 m. Des boucliers y sont exposés. Jean-Louis Brunaux imagine une sorte de "garde-manger" solennel réservés aux oiseaux chargés de consommer les chairs des morts du camp des vainqueurs, exposés, nus, avec leurs lances et leurs boucliers, sur une aire centrale de 100 à 150 m2. Ainsi, avec l'aide indispensable de la parole sacrée et de la louange des bardes, les âmes des guerriers peuvent gagner un séjour céleste éternel. Une grande fosse cylindrique est interprétée comme un autel creux, témoin du sacrifice de nombreux animaux domestiques aux divinités. La présence d'un foyer, accolé à l'autel, indique que la chair des animaux a dû être prélevée, cuite et peut-être partiellement consommée. Celle d'une grande quantité de tessons provenant de vases hauts témoigne des libations qui furent également nombreuses. Afin de conserver le souvenir des morts et d'initier un culte de nature héroique, on érigea dans la cour un cercle d'une cinquantaine de stèles en grès.

Au début du troisième quart du Ier siècle av. n.è., les bâtiments du "trophée" sont détruits partiellement par le feu. Les fossés de l'enclos, partiellement comblés de façon naturelle, sont rebouchés avec une partie des sols anciens, des armes et des ossements par milliers.

Le site est réaménagé à la suite de la conquête de la Gaule, entre 30 av. n.è. et le début de notre ère probablement par des auxiliaires gaulois de l'armée romaine.

J.-L.Brunaux, M.Amandry, H. Duday, G. Fercoq Du Leslay, J. Leckebusch, C. Marchand, P. Méniel, B. Petit, B. Rogéré. "Ribemont-sur-Ancre (Somme) : Bilan préliminaire, nouvelles hypothèses", dans Gallia, 56, 1999, Paris, 2000, p. 177-284

T. Ben Redjeb. Carte archéologique de la Gaule. La Somme 80/2. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2012, p. 646-653.

Tahar Ben Redjeb

Transcription

Elisabeth Durin
Des ossements humains datant du IIe siècle avant Jésus Christ ont été découverts sur le site de Ribemont-sur-Ancre, dans la Somme. Il s’agit, là, d’une découverte extrêmement importante qui a été faite le 10 juillet dernier par un groupe de chercheurs de l’université de Picardie. Une de nos équipes s’est rendue immédiatement sur place avant que les ossements ne soient recouverts et protégés des curieux. Françoise Guais, Jean-Paul Delance.
(Musique)
Françoise Guais
Certes, depuis 68, les archéologues s’acharnent sur ce site d’environ 800 mètres de long. Dans ce champ de [Jubedor], la ville disparue, des anomalies de végétation et des photos aériennes avaient révélé l’existence d’un grand sanctuaire gallo-romain constitué de thermes, d’un théâtre et d’un temple. Et c’est justement à l’angle de ce temple que le 10 juillet, l’équipe de fouilleurs a fait cette découverte stupéfiante.
Jean-Louis Cadoux
Vous avez un trou central qui peut avoir contenu un poteau, qui est bordé par des bassins humains. Et autour de ce trou, une sorte de muret d’os longs humains surtout avec quelques ossements animaux qui sont placés parallèlement les uns aux autres en plusieurs niveaux avec d’autres ossements en quinconce, un peu comme on aurait monté une sorte de jeu de construction. Et sur le pourtour, vous avez des ossements enchevêtrés avec quelques armes qui forment un cercle d’à peu près 5 mètres de diamètre.
Françoise Guais
Et une caractéristique de ces os : il n’y a pas de crânes ?
Jean-Louis Cadoux
Les crânes ont disparu, ce qui va aussi dans le sens de personnes qui auraient été tuées à la guerre et dont les crânes auraient été retirés par leurs vainqueurs.
Françoise Guais
A l’aide de scalpels et de petits pinceaux, les os ont été dégagés des esquilles et de la terre qui les entourait. Un travail minutieux et délicat. Environ 30 cm² par jour. Chaque objet a été ensuite soigneusement dessiné sur papier quadrillé puis photographié. Pendant tout ce travail effectué par une équipe de bénévoles et de professionnels, on s’interroge sur l’origine de ce dépôt d’ossements unique en France.
Jean-Louis Cadoux
C’est un ensemble d’ossements d’époque gauloise, des années 200 avant Jésus Christ, qui correspond à un dépôt, peut-être au déplacement de cimetière, peut-être réutilisation de cadavres de personnes tuées dans des guerres et que l’on observe immédiatement en contrebas du temple romain que nous sommes en train d’étudier depuis une quinzaine d’années et qui correspond à un rituel qu’on ignore jusqu'à maintenant, quelque chose dont quelques exemples comparables ont été trouvés à Gournay-sur-Aronde en particulier, avec des ossements animaux. A Meuvre, dans le nord, il y a une soixante d’années, des fosses comparables ont été observées. Mais les rituels restent relativement mal compris. Alors nous avons des épées, talons de lance, fer de lance, des traces de boucliers qui accompagnent ces ossements et qui accréditent l’hypothèse de cadavres militaires.
Françoise Guais
Déménagement de cimetière, vestiges de sacrifiés. C’est plutôt une troisième hypothèse qui semble la plus vraisemblable. On aurait regroupé dans ce trou des vestiges de personnes, probablement des guerriers tués au cours de divers combats échelonnés sur un siècle et demi. Cela, seule une étude ostéologique approfondie pourra le déterminer. Aujourd'hui, le trou est rebouché et les os transportés au laboratoire. Mais il reste au moins 2 années de travail. Une certitude cependant : cette découverte à Ribemont apporte une information très riche et unique en France sur une période où les rites funéraires et religieux sont encore très mal connus.