Découverte d'ossements humains à Ribemont-sur-Ancre
Notice
Reportage au sanctuaire gallo-romain de Ribemont-sur-Ancre où des ossements humains viennent d'être découverts. Il sont empilés et sur le pourtour enchevêtrés d'armes. Jean-Louis Cadoux du centre de recherches archéologiques de Picardie, constate que les crânes manquent, ce qui laisse supposer que ce sont des ossements de vaincus à la guerre. Ce dépôt est unique en France et correspond à un rituel qui reste à décrypter.
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Éclairage
Le site de Ribemont-sur-Ancre, connu depuis le XIXe siècle, a été révélé par les prospections aériennes de Roger Agache à partir de 1962. Il a été fouillé successivement par Alain Ferdière (1966-1967), Jean-Louis Cadoux et Jean-Luc Massy (1968-1987) et Jean-Louis Brunaux (1990-2005). Il s'agit d'un sanctuaire protohistorique dont l'occupation se poursuit à l'époque antique pour donner naissance à une probable agglomération secondaire gallo-romaine dont seuls les bâtiments publics et quelques structures d'habitats et artisanales ont été reconnues. Inscrit sur la liste des monuments historiques en 1993, il a été classé "site archéologique d'intérêt national" en 1995
Sources grecques et latines à l'appui, J.L. Brunaux a reconstitué un scénario dont l'ultime version a été publiée en 2004 mais qui, fait aujourd'hui largement débat. Vers 260 av. n.è, le site vient d'être fraîchement investi par des populations "belges", probablement les futurs Ambiani, qui y ont installé leurs pâturages et quelques champs de céréales. Seul un petit bois de bouleaux et de pins rompt la monotonie d'un ensemble qui occupe 100 à 200 ha d'une terrasse alluviale limitée par deux vallées et le rebord du plateau. C'est alors que les premiers habitants organisent une expédition composée essentiellement de fantassins armés de lances, jeunes adultes âgés de 15 à 40 ans, plutôt grands. Un combat colossal et mémorable s'engage avec les nouveaux arrivants qui remportent la victoire. Alors même que la bataille est toujours en cours, chaque guerrier qui avait tué un ennemi, lui prélève la tête à l'aide d'un couteau, afin de se constituer un trophée destiné à devenir le témoignage matériel d'une bravoure digne d'être inscrite dans celle de ses ancêtres. L'un des cadavres, peut-être un chef, est décapité. Le torque (collier celte) en or massif, qu'il porte fortement serré autour du cou, lui est ôté non sans difficulté, découpé en deux, l'une des moitiés repliée en un bracelet et passé au bras du mort. Il ne restait plus qu'a constituer la part dévolue aux dieux. Les corps acéphales sont entassés avec leurs chevaux. Les armes abandonnées sur le champ de bataille sont ramassées, soit quelques milliers de lances, des boucliers, quelques épées avec leurs fourreaux et leurs chaînes de ceinture. Les "porte-monnaies" et les éléments de parures sont récupérés. Les premiers contiennent des hémistatères et des quarts de statère (monnaie) en or. Quant aux seconds, ce sont essentiellement des fibules, des bracelets et des brassards en fer, en bronze, en lignite ou en schiste.
A l'ouest ou au cœur du champ de bataille, sur un méplat de la partie haute du versant, les vainqueurs aménagent, sur une superficie d'au moins trois hectares, deux "monuments commémoratifs de la victoire" : deux enclos s'alignent sur un axe nord-sud. Le premier correspond à un "trophée" monumental destiné à accueillir les dépouilles des malheureux vaincus. Le second est interprété comme une sorte d'herôon à la gloire des guerriers belges morts au combat.
Le trophée est matérialisé par un espace quadrangulaire d'une superficie de 2200 m2 délimité par un large et profond fossé symbolique. Il est aménagé autour du bosquet précédemment cité qui témoigne désormais de la présence divine et se développera rapidement. Les dépouilles, préalablement "boucanées", des vaincus, sont suspendues à hauteur respectable à l'intérieur d'immenses "halles". Là, elles se transforment, selon des processus naturels, jusqu'à perdre l'essentiel de leur chair. Elles connaissent ensuite une succession de manipulations afin de prélever des membres humains décharnés destinés à construire des autels creux, sortes de puits à libation (“ossuaires”). L'un des ossuaires a été édifié avec les restes d'au moins 300 hommes et d'une cinquantaine de chevaux. Ces autels sont aménagés autour d'un trou cylindrique qui sert de "porte" pour alimenter les divinités du sous-sol. Pour cela, il fallait y déverser d'énormes quantités d'os humains et animaux débités, concassés, incinérés, réduits en poudre, "fluidifiés". On a estimé à plus de 200 litres les ossements ayant servi à combler la fosse de cet ossuaire. Quant aux quelques 150 dépouilles qui échappèrent à ce traitement, à l'image de fruits trop mûrs, elles finirent par tomber simultanément de leurs piédestals pour former ce que Jean-Louis Cadoux a primitivement appelé le " charnier". Toute activité humaine disparaît alors de l'enclos sacré pendant plus de deux siècles et le bois sacré, à peine troublé par les légions de César, retrouve sa quiétude jusqu'à la période augustéenne, époque à laquelle il est soigneusement démonté et reconstitué peu après pour être entretenu jusqu'au Bas-Empire.
Le second enclos, de forme trapézoïdale, couvre une superficie d'environ un hectare. Bordé d'un portique constitué d'un mur de péribole aveugle (mur d'enceinte sacrée) et d'une colonnade de poteaux, il abrite, dans sa partie centrale, une cour polygonale de 40 à 50 m de diamètre, limitée par des fossés. Exceptée une petite entrée orientale, elle est entièrement fermée de palissades en torchis (peint et peut-être gravé), hautes de 5 à 6 m. Des boucliers y sont exposés. Jean-Louis Brunaux imagine une sorte de "garde-manger" solennel réservés aux oiseaux chargés de consommer les chairs des morts du camp des vainqueurs, exposés, nus, avec leurs lances et leurs boucliers, sur une aire centrale de 100 à 150 m2. Ainsi, avec l'aide indispensable de la parole sacrée et de la louange des bardes, les âmes des guerriers peuvent gagner un séjour céleste éternel. Une grande fosse cylindrique est interprétée comme un autel creux, témoin du sacrifice de nombreux animaux domestiques aux divinités. La présence d'un foyer, accolé à l'autel, indique que la chair des animaux a dû être prélevée, cuite et peut-être partiellement consommée. Celle d'une grande quantité de tessons provenant de vases hauts témoigne des libations qui furent également nombreuses. Afin de conserver le souvenir des morts et d'initier un culte de nature héroique, on érigea dans la cour un cercle d'une cinquantaine de stèles en grès.
Au début du troisième quart du Ier siècle av. n.è., les bâtiments du "trophée" sont détruits partiellement par le feu. Les fossés de l'enclos, partiellement comblés de façon naturelle, sont rebouchés avec une partie des sols anciens, des armes et des ossements par milliers.
Le site est réaménagé à la suite de la conquête de la Gaule, entre 30 av. n.è. et le début de notre ère probablement par des auxiliaires gaulois de l'armée romaine.
J.-L.Brunaux, M.Amandry, H. Duday, G. Fercoq Du Leslay, J. Leckebusch, C. Marchand, P. Méniel, B. Petit, B. Rogéré. "Ribemont-sur-Ancre (Somme) : Bilan préliminaire, nouvelles hypothèses", dans Gallia, 56, 1999, Paris, 2000, p. 177-284
T. Ben Redjeb. Carte archéologique de la Gaule. La Somme 80/2. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2012, p. 646-653.