Parcours thématique

Afropop

Thomas Jacques Le Seigneur

Introduction

Le continent africain vit depuis deux décennies au rythme de fièvres chorégraphiques et musicales, numériques et urbaines, qui se suivent, se répondent, et contaminent par delà les frontières la jeunesse de régions plus lointaines. Elles portent les noms de Kwaito, Pantsula, Ndombolo, Mapouka, Coupé Décalé, Kuduro, Pinguiss, Afrobeats, Azonto. Malgré leurs origines variées, qui s'expriment sous des formes bigarées, elles partagent certaines caractéristiques. En premier lieu, elles ne dissocient pas la danse de la musique ; une création musicale n'existe pas sans son pendant chorégraphique, et inversement. Ensuite, ces chorégraphies tissent des liens par le langage corporel, là où le regard profane ne voit que paradoxes : elles ré́concilient l'hé́ritage de traditions et la modernité du quotidien ; elles superposent territoires locaux et mondiaux ; elles expriment simultanément les réalités desargentées et leurs rêves dorés. Enfin elles introduisent des circulations inédites entre les populations du continent africain, et leurs diasporas à l'étranger, devenues un relais essentiel dans la création et l'échange de ces objets artistiques. Autant de caractéristiques qui constituent selon ses adeptes l'essence d'un genre continental contemporain : l'Afropop.

L'Afrique "On The Beat"

L'Afropop célèbre une Afrique à l'heure, en rythme avec une mondialisation qui modifie frontières spatiales, sociales et culturelles.

On retrouve dans le discours des jeunes artistes africains l'image d'une Afrique unie et sans frontière où les héritages et pratiques locales ou nationales se retrouvent mélangés aux influences et imageries d'autres régions. Un style inventé dans un pays est repris quelques mois plus tard dans un autre, à des milliers de kilomètres, pour être enfin revendiqué comme expression de l'ensemble du continent. Ainsi le Coupé Décalé, genre chorégraphique et musical ivoirien, reprend dans ses concepts de nombreux pas et danses issus du Soukous et du Ndolombo congolais ; il a été lancé en France, s'est développé en Côte d'Ivoire, pour se diffuser dans toute l'Afrique francophone. Ces danses ne s'adressent d'ailleurs pas seulement à un public local ou national ; ses créateurs visent désormais un public international. Musiciens et chorégraphes partent à la conquête du monde par l'utilisation d'un langage global : les vidéoclips de trois minutes diffusés sur internet expliquent dans des langues véhiculaires (français, anglais,...) ces nouvelles danses et invitent les spectateurs à les imiter chez eux ou dans l'espace public, pour diffuser au mieux leurs dernières inventions chorégraphiques.

« This Is New Africa » clame Fuse ODG, un des représentant emblématique de cette génération Afropop. Loin des clichés misérabilistes du continent trop souvent véhiculés en occident, cette jeune génération nous présente une Afrique qui gagne, en phase avec la mondialisation capitaliste. Les danseurs exhibent vêtements griffés, montres de marque, bijoux, voitures rutilantes, technologies dernier cri. Cette Afrique brille et le fait savoir. Ces danses montrent une jeunesse libérée, individualiste qui s'épanouit dans un univers du tout-divertissement. On montre son corps, on joue l'acte sexuel. Les versions contemporaines du Sabbar sénégalais ou du Mapouka ivoirien nous rappellent, de l'autre côté de l'Atlantique, les dernières vidéos de Dancehall jamaïcain ou du Twerk états-unien.

L'Afrique "Off the Beat"

Derrière ce portrait d'un continent qui claque et frime, une réalité plus complexe se révèle au yeux et aux oreilles des initiés, où passent invisibles, messages, patrimoines et expressions identitaires.

Pinguiss mania

Pinguiss mania

Reportage à Douala au Cameroun, à Paris et Sarcelles consacré au phénomène de la danse Pinguiss qui électrise les discothèques camerounaises. Commentaire sur images factuelles et extraits d'un clip alternant avec l'interview de Daniel, Camerounais, inventeur de cette danse, et des danseurs ... C'est Daniel Baka'a qui a inventé le Pinguiss, une danse , aussi insolite qu'athlétique. Athlétique parce que le ' Pinguiss ' se danse presque à cloche-pied. Le danseur doit sautiller sur lui-même, virevolter et aller dans tous les sens : en avant, en arrière, à gauche, à droite, et ainsi de suite.

20 avr 2012
36m 38s

L'Afrique que nous présente l'Afropop dans les vidéo-clips tranche avec le quotidien des populations qui le dansent. Celles-ci sont souvent privées de leurs richesses nationales et limitées dans leurs possibilités de voyager et/ou d'émigrer vers d'autres pays. Le continent africain, aujourd'hui morcelé, peine à se fédérer. Les pays qui le composent souffrent de crises politiques et économiques répétées, lorsqu'ils ne connaissent pas la guerre, les épidémies ou la faim. Par la danse, par l'incarnation de ses espoirs, de ses rêves, de ses fantasmes, on accède, le temps d'une chanson, à ce que l'on n'a pas, à ce qui nous est interdit : les chômeurs peuvent travailler, les “sans-papiers” voyagent, les pauvres sont riches... L'utilisation d'un langage polysémique parfois crypté, qu'il soit verbal, chorégraphique, iconographique ou musical permet d'ouvrir à cette génération africaine de nouveaux horizons, et de définir, entre les lignes d'une existence de contraintes, un espace de liberté modelable.

La danse Coupé Décalé

La danse Coupé Décalé

Une danse inventée par une bande de copains il y a 4 ans, juste pour le fun. Aujourd'hui c'est un vrai phénomène, il y a même une école de danse qui ne désemplit pas. Tout est prétexte pour créer un nouveau pas, comme imiter un poulet qui meurt de la grippe aviaire.

20 jan 2008
01m 50s

Mais le regard de cette jeune génération ne se porte pas seulement vers un hypothétique avenir, il dépasse les quotidiens fantasmés, et les univers imaginaires. Entre les rythmes et les pas de danse, on peut aussi lire un besoin d'exister dans une réalité présente à l'héritage solidement enraciné. Derrière l'apparence et le discours moderniste de l'Afropop, les expressions qui la composent s'inscrivent chacune dans des patrimoines chorégraphiques et musicaux locaux plus ou moins anciens. L'Azonto, nouvelle danse ghanéenne pratiquée dans certains clubs londoniens reprend le Kpanlogo dansé dans les années soixante à Accra, lui-même se basant sur le patrimoine chorégraphique immémorial de la société Ga.

Aussi ces mouvements ont une utilité sociale quotidienne (conscientisée et explicitée ou non) dans les différents univers qu'habitent ses créateurs : la langue du corps permet de raconter l'indicible, elle critique un pouvoir arbitraire, occupe les populations désœuvrées, libère les populations entravées, donne une existence à des populations marginalisées...

L'Apartheid, le récit du corps

L'Apartheid, le récit du corps

Ce collectif de danse perpétue la culture de la danse pantsula. A bien des égards elle ressemble au hip-hop américain et est apparue comme elle, dans les années 80. Elle vient de la rue, elle possède son propre langage, sa musique et ses codes vestimentaires. Les danses pantsula étaient interdites durant l'Apartheid. Son illégalité n'a fait que renforcer sa popularité dans les townships.

02 sep 2013
03m 32s

Ces dynamiques que l'on lit à demi-mot dans ces différentes danses populaires sont les témoignages d'une jeunesse africaine actuelle. Quand un individu cherche à se définir dans un monde globalisé, dans des pays pluri-nationaux aux frontières contestées, dans un environnement urbain qui a oublié ses traditions et où il se confronte à une foule d'autres acteurs, la danse est un outil de définition identitaire naturel. A travers l'Afropop, une nouvelle génération d'artistes expriment à travers leurs corps, qui ils sont, d'où ils viennent, là où ils vont, à qui ils s'apparentent, qui ils rejettent... Les appartenances qu'ils mobilisent au travers de ces identités sont multiples, mobiles, et propres à des contextes particuliers. Elles peuvent être familiales, religieuses, linguistiques, nationales, régionales, raciales... Ainsi, préférer danser l'Azonto plutôt que le Kuduro, deux mouvements généralement labélisés Afropop, c'est revendiquer certaines appartenances plutôt que d'autres. Danser devient alors moteur d'identité, permettant de tisser des liens, et de rassembler des individus ou des groupes d'individus hétérogènes autour d'un même objet artistique. En 2001, alors que la Côte d'Ivoire connaît une crise économique, politique et militaire qui menace de tourner à la guerre civile, le Coupé Décalé, par les danses qu'il propose, réunit sur le même rythme une population divisée. Quelques années plus tard, c'est l'ensemble de l'Afrique francophone qui est charmée par ce mouvement chanté en français, alors même que les Africains-Français peinent à le faire reconnaître dans l'hexagone.

L'Afrique Diasporique : le moteur chorégraphique

L'Afropop ne se limite pas aux frontières du continent africain. Par ses migrations, elle a tissé un réseau culturel mondial, qui communique par delà les océans autour d'un objet musical et chorégraphique commun.

Les danses qui constituent l'Afropop s'inscrivent dans la longue histoire de la culture noire. Depuis plusieurs siècles, des échanges culturels se sont développés sur les traces du commerce triangulaire, entre descendants d'Afrique et Africains. Ces nouvelles danses émergentes sont des danses de migrants faisant communier plusieurs générations de populations déplacées. Alors que les débuts du Kwaito reprenaient directement les sons de la House nord-américaine dans une version plus lente, aujourd'hui les stars de la musique populaire noire états-unienne reprennent des motifs chorégraphiques présents dans l'Afropop. Ces musiques populaires actuelles se nourrissent des migrations africaines les plus récentes. Après la Seconde Guerre mondiale, les différentes vagues migratoires vers les pays occidentaux, et en particulier les anciens pays colonisateurs, ont favorisé la constitution de communautés immigrées qui sont souvent le foyer de ces nouvelles danses et musiques populaires africaines.

L'Afrique en France 1967

L'Afrique en France 1967

Extrait d'un documentaire évoquant la situation des hommes immigrés du Sénégal, Mali et Mauritanie venus travailler à Paris. Pour échapper à leurs dures conditions de vie, dans leurs foyers de banlieues de l'est de la capitale, ils se regroupent, témoignent de leurs expériences et tentent comme ils le disent "d'oublier leurs efforts par la danse".

03 sep 1967
08m 57s

La Danse pour ces communautés immigrées, qu'elles soient d'origine congolaise, ghanéenne, sénégalaise ou éthiopienne, est un bagage essentiel de leur exil.

C'est d'abord un moyen de communication qui leur permet d'échanger avec leur pays d'origine. La dernière danse à la mode est l'occasion pour les diasporas de correspondre autour d'un objet commun. Grâce au numérique, les jeunesses africaines du monde entier filment, et échangent leurs performances qu'il s'agisse d'Azonto, de Coupé Décalé ou de Kuduro.

Le médium chorégraphique c'est aussi la possibilité pour le migrant de dialoguer avec la culture du pays dans lequel il arrive. Il peut l'utiliser pour créer un entre soi (qu'il soit national – malien, cap-verdien, régional ou linguistique – francophone, lusophone, religieux...), et se protéger des difficultés qui accompagnent l'expérience migratoire (exclusion, isolement, oppression, pauvreté, racisme...). Le migrant peut aussi avoir recours au médium chorégraphique pour s'ouvrir et échanger par ce biais corporel, que se soit avec les autres communautés migrantes, ou les populations autochtones. De ces différents dialogues chorégraphiques entre deux mondes naissent de nouvelles représentations (idéalisation de la migration pour ceux restés au pays, désillusion pour les migrants qui rêvent de retourner au pays), de nouvelles expressions enrichies de ces rencontres.

Autre banlieue, autre époque

Autre banlieue, autre époque

Reportage consacré au quartier des Dervallières à Nantes. Dans cette cité, plus de 25 nationalités se côtoient chaque jour. Comme tant d'autres, Founé, Mariama et Mama sont des enfants d'immigrés. Parfaitement intégrées dans le quartier, elles portent en elles les valeurs et les traditions de leur communauté africaine. Founé, Mariama et Mama se connaissent depuis l'école maternelle. Leur amitié c'est avant tout une histoire de terre, de racines maternelles. Dans le quartier, elles ont leurs habitudes leurs repères. Ensemble elles ont créé "Diamant noir", un groupe de danse africaine. Ballottée entre deux mondes que tout oppose, ces filles au large sourire ont trouvé leur place et leur identité. Fières d'être Françaises, fières aussi de leur bout d'Afrique.

05 nov 2009
03m 05s

Ces associations, dialogues, assimilations ou rejets, que créent ces expressions diasporiques au contact d'autres milieux, suggèrent le développement de nouvelles circulations culturelles.

Alors que nous observions au XXe siècle, dans les échanges culturels, un rapport binaire et asymétrique entre un centre (géographique, social, politique, esthétique...), attractif, rayonnant, et ses périphéries passives et réceptrices, l'Afropop nous révèle des périphéries actives, qui échangent entre elles, et influent sur leurs centres. Cette évolution, qui n'est peut-être qu'éphémère, voit des centres qui invitent leurs périphéries au cœur du processus créatif : l'Azonto existe grâce au lien entre les minorités ghanéennes disséminées dans les banlieues des grandes capitales occidentales ; le Coupé Décalé ivoirien met sur scène de petits truands émigrés à Paris ; les artistes d'Afrobeats nigérians inspirent et signent des productions avec les plus grands artistes africains-américains ; le Kuduro angolais a inspiré la scène des musiques électroniques lisboètes devenu ensuite populaire dans toute l'Europe.

Quand des jeunes Afro-descendants de Paris, Londres, New York, dansent en cadence avec la jeunesse du Cap, de Lagos, ou d'Abidjan, c'est l'hymne d'un continent que l'on célèbre, que l'on a nommé ici Afropop. Expression du moment plus que style formel, est-ce l'entrée en scène de l'Afrique du XXIe siècle ?