Le Haka à travers les âges : du mythe fondateur au terrain de rugby
Un texte à fleur de peau
Haka. Le mot résonne dans la gorge comme un coup de hache sur un tronc d'arbre. Sitôt prononcé, une foule d'images se bouscule dans nos esprits occidentaux. La première est celle de quinze hommes en noir hurlant et frappant leurs cuisses et leurs poitrails de taureau sur un terrain de rugby, face à leurs adversaires. Ces hommes sont les All Blacks, et forment la sélection nationale de rugby à XV de Nouvelle-Zélande qui pratique cette danse avant chaque début de rencontre depuis plus de deux siècles. Non content d'en être devenu les principaux vecteurs de diffusion, ils ont fait de celle-ci une icône de la culture māori dans le monde. Et pourtant, nous n'en savons rien, ou si peu... Terrible paradoxe. Comme si la diffusion de cet élément culturel avait été si fulgurante qu'elle n'avait jamais pris le temps de la démonstration, du partage et de la compréhension par l'Occident...
Un haka est une danse cérémonielle qui a toujours existé en Nouvelle-Zélande, depuis l'époque des premiers contacts avec les Māori à nos jours. En langue māori, « haka » veut dire « danser ». Un haka est une création originale, au même titre qu'une chanson ou qu'une chorégraphie. Il en existe donc une infinité. Et si en général les Occidentaux n'en retiennent que la dimension physique, la barrière de la langue les empêche de percevoir son aspect le plus fondamental : son message.
Car il faut rappeler qu'aux temps pré-coloniaux, la culture māori était dépourvue d'écriture. Par conséquent, l'ensemble du processus de transmission des connaissances reposait sur l'oralité, et les danses traditionnelles faisaient partie de ce processus. Un haka peut raconter des mythes fondateurs, l'histoire d'une tribu, ou encore un épisode historique. Mais il est aussi une création de son temps, et peut traiter de n'importe quel sujet de la société actuelle, positif ou négatif.
Tradition du haka
Présentation du rituel "haka" pratiqué en Nouvelle Zélande, à l'occasion d'un match de rugby entre deux collèges. En tenue traditionnelle une des équipes répète les gestes qu'elle exécutera face à ses adversaires. Des images d'illustration de la vie quotidienne des maoris complètent le reportage.
Lors notre enquête ethnographique menée en 2008 dans la région du Waikato, des étudiants avaient écrit un haka mettant leurs jeunes homologues en garde contre les ravages de l'alcool dans le milieu estudiantin... inattendu vous dites ? Il est vrai qu'on est bien loin du stéréotype redondant qui réduit le haka à une simple danse guerrière... Il existe quelques grands types de hakas. Certains sont d'ordres cérémoniels (haka taparahi), d'autres, guerriers (haka peruperu) ou encore funéraires (haka maemae). Mais tous trouvent leur origine dans le même mythe fondateur, celui de Tane-Rore.
De Tane-Rore aux « concert parties » : voyage dans le temps
Dans la mythologie māori, la danse est venue de Tane-rore, fils du Dieu Soleil Tama-nui-te-Ra et de la Femme Eté Hine-raumati. Fruit de l'union entre le soleil et la chaleur, Tane-rore représente le mouvement. Les Māori disent qu'il est possible de le voir danser dans les tremblements de l'air lors des fortes chaleurs, ou le reflet vacillant de la lumière du soleil sur les vagues. De nos jours, Tane-rore est incarné dans le tremblement qui secoue les mains des danseurs, appelé le wiri wiri.
Les premiers récits faisant état de haka viennent du navigateur Abel Tasman qui, le 18 décembre 1642, devint le premier Occidental à entrer en contact avec des Māori à Taitapu, sur la pointe nord de l'île du Sud. Une rencontre qui vira malheureusement au drame, car après deux jours d'échanges à distance marqués par l'incompréhension, un accrochage entre les deux parties survint, provoquant la mort de trois Hollandais. Tasman donna l'ordre à ses deux bateaux de lever l'ancre aussitôt, et baptisa l'endroit « La Baie des Assassins ». Il fallut attendre 127 ans pour qu'un Européen revienne en Nouvelle-Zélande. Le lieutenant James Cook accosta le 8 octobre 1769 non loin de Gisborne, sur la côte Est de l'île du Nord. Là encore, les Occidentaux prirent peur, et tuèrent un Māori sans raison apparente. Peu à peu, les deux peuples apprirent à se connaître et certains colons, non sans craintes, s'intéressèrent de près à l'art du haka. D'autres, comme les missionnaires chrétiens condamnèrent violemment ces danses qu'ils estimaient sauvages. Malgré tout, la pratique perdura. Et évolua, au même titre que la culture māori et les danses traditionnelles qui furent progressivement regroupées sous un ensemble d'arts performatifs māori aujourd'hui appelé « kapa haka » (« danse en groupe »), dont le haka est l'une des cinq disciplines.
Le premier moteur de cette évolution fut le tourisme, que les Anglais voulurent développer dans le pays qui devait devenir « le dernier joyau de la Couronne d'Angleterre ». Dès le milieu du 19ème siècle, la région de Rotorua et ses splendides sites géographiques façonnés par l'activité géothermique devinrent le haut lieu touristique du pays. Très vite, des « concert parties » (« troupes de danses ») furent créés pour répondre à une demande toujours plus importante. Bien sûr, ces spectacles ne visaient pas à représenter fidèlement la musique traditionnelle māori – que les Occidentaux trouvaient par ailleurs inaudible et monotone – mais bien à les satisfaire puisqu'ils souhaitaient voir de la culture māori au cours de leur séjour. Les « concert parties » empruntèrent donc les mélodies occidentales, les sonorités du jazz et du blues, ainsi que la guitare, devenu un instrument majeur dans la musique māori. Ces spectacles proposaient une sélection de certains arts performatifs dans laquelle figuraient les danses poi (virevoltement harmonieux et synchrone des balles blanches attachées à une cordelette) et les haka .
La Reine Elizabeth chez les Māori
Dans le cadre de son voyage officiel dans les états du Commonwealth, la reine Elizabeth II s'est rendue en Nouvelle Zélande du 6 au 18 février. Le 6 février à Waitangi, dans l'île du Nord, la reine et le duc d'Edimbourg saluent des personnalités insulaires avant d'assister à une cérémonie maorie comprenant un haka exécuté par des guerriers .
Conformément aux attentes des touristes, les danses poi et les haka correspondaient à leurs représentations ethnocentrées de la « belle indigène » et du « féroce Māori ». C'est de cette façon que les arts performatifs māori commencèrent à être séparés selon le genre : le haka devint masculin, le poi, féminin. Une absurdité, quand on sait que les femmes tenaient à l'origine un rôle de premier rang dans le haka : non seulement en apportant un puissant appui vocal aux hommes depuis l'arrière ou sur les côtés, mais également en assurant la protection magique du groupe grâce à leurs organes sexuels, considérés comme sacrés aux temps pré-coloniaux. Idem pour le poi, qui n'a historiquement jamais été féminin puisqu'il était un exercice imposé aux jeunes garçons pour développer leur habileté et renforcer la musculature de leurs avant-bras pour mieux manier les armes.
Premières compétitions
Portés par l'activité touristique, ces « concert parties » continuèrent d'effectuer des tournées. L'idée d'organiser des compétitions de danses traditionnelles fut suggérée quelques décennies plus tard, en 1934 par Lady Bledisloe, l'épouse de Charles Bathursht, vicomte de Bledisloe qui effectuait une visite royale. Ce fut une véritable nouveauté, car même si l'émulation et la concurrence étaient des moteurs de l'identité tribale aux temps coloniaux (rappelons ici que les Māori n'ont jamais pris la forme d'un peuple uni, mais bien d'une myriade de tribus qui nourrissaient des relations alliées ou ennemies entre elles), il n'existait pas d'évaluation formelle ou chiffrée pour identifier un vainqueur, et encore moins de trophée à lui remettre. Mais Lady Bledisloe insista, et c'est ainsi que le premier prix fut décerné à un groupe de danseurs de Rotorua.
Aujourd'hui, le « kapa haka » prend les atours d'un véritable sport, avec ses règles, ses institutions, ses lieux de pratiques (écoles, lycées, armée, communautés māori), ses compétitions et ses élites. Sous sa forme actuelle, une performance de kapa haka dure trente minutes et regroupe quarante hommes et femmes équitablement répartis. Il comporte cinq disciplines : une entrée chorégraphiée (whakaeke), une prière séculaire (moteatea), une chanson de gestes (action song ou waiata-a-ringa), une danse poi (chorégraphie synchrone avec les petites boules blanches lestées à une corde), un haka, et une sortie (whakawatea). Chaque discipline est évaluée par une note sur cent par une dizaine de juges, et il n'est pas rare que la victoire ou la défaite se décide au dixième de point près. La compétition reine, appelée Te Matatini, se tient en Nouvelle-Zélande tous les deux ans et est retransmise par la télévision néo-zélandaise. Entre temps, les groupes s'affrontent au sein de compétitions régionales pour arracher leur qualification. En clair, le haka, ainsi que les autres arts performatifs māori, sont devenus des sports de haut niveau. Lors de notre enquête ethnographique effectuée en 2008, plusieurs informateurs aimaient à dire que gagner Te Matatini était aussi difficile que d'être sélectionné avec les All Blacks. Et ils n'étaient pas loin de la réalité, au vu du colossal travail de création, d'écriture, d'apprentissage et de répétition qu'une performance de trente minutes réunissant quarante danseurs demande. Il est enfin intéressant de noter que depuis plusieurs années, des groupes de kapa haka se sont formés en Australie, ou même à Londres, où l'on trouve d'importantes communautés māori. Pour les « Ngati Ranana » (« Ceux de Londres »), ces compétitions étaient un moyen de faire la promotion de leur culture à l'étranger, tout en soulageant leur mal du pays.
Les ambassadeurs noirs
Mais aussi louables soient les efforts de la communauté māori de Londres, les plus puissants émissaires du haka restent sans aucun doute les All Blacks, la sélection néo-zélandaise de rugby à XV, qui pratique cette danse depuis le 3 octobre 1888, date à laquelle elle a effectué sa toute première tournée internationale. Ce jour-là, l'équipe néo-zélandaise dite des « Natives » (car composée d'une grande partie de Māori) affronta Surrey, et effectua un haka dont les paroles disaient « Ake, ake, Kia kaha » soit « Soyons forts, encore et encore ». Les Néo-zélandais commencèrent à effectuer le « Ka mate » à partir de 1905, et d'une nouvelle tournée au Royaume-Uni.
Il faut toutefois souligner le caractère irrégulier de cette pratique, car il est arrivé qu'ils ne le réalisent pas une seule fois lors de la tournée anglaise en 1935-36, alors que dix ans plus tôt, un haka avait été spécialement écrit pour la tournée de 1924. A noter également qu'il n'était quasiment jamais réalisé sur le sol néo-zélandais, quand l'équipe jouait à domicile.
Il fallut attendre 1987 pour que le « Ka mate » soit systématiquement réalisé avant chaque match des All Blacks, à la demande du capitaine Wayne « Buck » Shelford et du talonneur Hikatarewa Reid. Tous deux originaires de Rotorua, ils étaient sensibles à l'importance et aux significations du haka dans la société māori et ont exigé de leurs partenaires qu'ils le réalisent avec rigueur et intensité, chose qui n'avait pas toujours été vraie par le passé. Shelford et Reid ont réexpliqué les paroles, enseigné la diction, les mouvements, avant d'organiser des répétitions collectives jusqu'à la parfaite synchronisation du groupe. Le changement fut radical, et les leaders tribaux se félicitèrent de voir que les All Blacks se montrèrent à la hauteur de leur patrimoine culturel, l'année même où la première Coupe du Monde de rugby se tenait sur le sol néo-zélandais. Les All Blacks furent rapidement imités par les autres nations du Pacifique.
Le 27 août 2005, les All Blacks ont créé la sensation en réalisant un nouveau haka face à l'Afrique du Sud à Dunedin.
Intitulé le « Kapa o Pango », celui-ci a déclenché une véritable tornades d'interrogations : allait-il remplacer le « Ka mate » ? Pourquoi l'avoir écrit ? Quel était son sens ? En réalité il ne remplace pas le « Ka mate », mais le complète. Son auteur, l'influent leader māori Derek Lardelli l'expliqua ainsi : « Les hakas ressemblent à une famille. « Ka mate » est le grand-frère, « Kapa o Pango » est le cadet. On ne remplace pas un membre d'une famille par un autre ». Ainsi pensent les Māori : dans leur culture, les danses ne sont pas que des formes corporelles, mais des personnes à part entière. On comprend mieux alors pourquoi alors celles-ci voyagent si bien à travers l'espace et le temps... et sans le moindre visa, bien entendu.