Patrice Chéreau parle de Bernard-Marie Koltès

05 décembre 1995
04m 54s
Réf. 00003

Notice

Résumé :

Invité par Laure Adler dans l'émission Le Cercle de minuit, le metteur en scène Patrice Chéreau évoque son travail sur les œuvres de Bernard-Marie Koltès. Inaugurée par la création de Combat de nègre et de chiens, la collaboration des deux hommes de théâtre s'est poursuivie lors de trois mises en scène ultérieures.

Date de diffusion :
05 décembre 1995
Source :

Éclairage

Né en 1948 et mort en 1989, Bernard-Marie Koltès est un auteur et traducteur de théâtre. De 1970 à l'année de sa mort, il a écrit une quinzaine de pièces. Six de ses textes ont été publiés de son vivant. Son écriture a été fortement influencée par ses multiples voyages en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et en Afrique. Il est l'un des auteurs contemporains français les plus traduits et joués à l'étranger. En 2007, sa pièce Le Retour au désert, écrite en 1988, est entrée au répertoire de la Comédie-Française dans une mise en scène de Muriel Mayette.

Sa dramaturgie présente une écriture dense et fluide souvent composée de longues répliques qui prennent la forme de soliloques. La solitude, la mort et le désir sont au centre de l'intrigue. Celle-ci repose sur les relations complexes entre les personnages et l'usage que font ceux-ci du langage. Le dialogue révèle les contradictions du locuteur dont l'identité demeure précaire. Les rapports de force et la nécessité de l'échange font de la rencontre un inévitable combat. L'écriture de l'altérité se joue aussi bien dans des espaces urbains désaffectés qu'au sein de la cellule familiale. Enfin, chaque pièce tend à décrire, sur le mode du détour, le monde contemporain.

Invité par Laure Adler dans l'émission "Le Cercle de minuit" du 5 décembre 1995, le metteur en scène Patrice Chéreau évoque son travail sur les œuvres de Bernard-Marie Koltès. C'est en 1979 qu'il rencontra pour la première fois le dramaturge. Auparavant, il avait reçu deux textes de l'auteur. Ce dernier aurait, quant à lui, vu six fois la mise en scène de La Dispute par Patrice Chéreau en 1973. La rencontre de 1979 inaugura une longue collaboration entre ces deux hommes de théâtre qui ont presque le même âge. Si certaines pièces de Koltès avaient été précédemment créées, notamment La Nuit juste avant les forêts par Jean-Luc Boutté au Petit-Odéon en 1981, son œuvre fut réellement révélée au grand public par la mise en scène par Patrice Chéreau, en 1983, de Combat de nègre et de chiens (texte écrit en 1979). La distribution comprenait, entre autres, Myriam Boyer, Philippe Léotard et Michel Piccoli. La création remporta un grand succès auprès du public. Patrice Chéreau mit en scène trois des quatre pièces ultérieures de l'auteur. Richard Peduzzi a conçu la scénographie de chacun de ces spectacles. En 1986 est créé Quai ouest ; en 1987, Dans la solitude des champs de coton ; en 1988, Retour au désert. La dernière pièce du dramaturge, Roberto Zucco (1988), fut représentée en France en 1991 dans une mise en scène de Bruno Boëglin.

Patrice Chéreau revient sur son compagnonnage avec l'auteur au moment des différentes créations. Il évoque leur confiance réciproque avant et pendant les répétitions. Cette relation exceptionnelle est à rapprocher, selon le metteur en scène, de celle qu'entretenaient Louis Jouvet et Jean Giraudoux ou encore Constantin Stanislavski et Anton Tchekhov. A l'instar de ces deux derniers, les deux hommes prirent cependant leurs distances à la demande de l'auteur. Si Patrice Chéreau se défend d'avoir joué un rôle dans l'écriture et la composition des pièces de Koltès, celui-ci a souhaité se délester du poids de ce partenariat aux yeux de la communauté théâtrale. L'héritage de ce travail commun continue aujourd'hui à peser lourd sur la dramaturgie de Koltès qui demeure étroitement liée aux nombreuses années de travail de Patrice Chéreau.

Marie-Isabelle Boula de Mareuil

Transcription

Patrice Chéreau
On l’a jouée, ça a très très bien marché. J’ai surtout adoré les discussions petit à petit qui se sont installées entre Bernard et moi, c’est-à-dire il venait de temps en temps aux répétitions. Pas tout le temps parce qu’il ne voulait pas déranger ; je lui posais des questions et il répondait comme font un peu tous les auteurs un tout petit peu à côté. En tout cas, il ne répondait pas, il ne donnait pas les réponses les plus directes que j’attendais, parce que, d’un auteur finalement, bêtement, on attend le mode d’emploi. On dit, mais comment tu veux que je mette ça en scène ou comment il faudrait mettre ça en scène, idéalement ?
Présentatrice
Alors que lui attendait de vous que vous imaginiez, justement.
Patrice Chéreau
Sans doute. Sans doute et quand… En tout cas, les deux choses étaient séparées. Il avait écrit le texte et après on pouvait couper dedans, il fallait… Quand il n’était pas d’accord il me le disait, jamais il ne me le disait pendant… pendant quatre ou cinq ans, il me le disait… et encore que quand vraiment je lui posais la question. Et je crois que j’ai aimé ce travail avec lui, suffisamment pour qu’à la fin de Combat de nègre et de chiens, j’ai décidé – tout seul d’ailleurs, sans le dire à personne – que la prochaine pièce qu’il écrirait, je la monterai. Et après, j’ai décidé que toutes les pièces qu’il monterait, qu’il écrirait, je les monterai. Il m’a dit "Non, non, mais attend de la voir". La deuxième, c’était Quai ouest, qui était d’une grande, une pièce d’une grande ambition et d’une grande difficulté. Je l’ai montée avec enthousiasme et avec une envie de très bien faire, peut-être un peu excessive parce que ça n’a pas été un très très grand succès, parce que le spectacle était très lourd, qu’on avait empêché un petit peu d’écouter la pièce et que Combat de nègre et de chiens, comme La Solitude après, comme Le Retour au désert, sont des pièces que j’ai montées dans des espaces pas si grands que ça. Alors que Quai ouest, je l’ai fait dans la Grande salle de Nanterre et visiblement c’était difficile pour que la parole de Bernard, que le langage de... qu'il avait soit entendu. Et qu’il y avait trop de choses à voir, il fallait… Je n’ai pas été un très bon médiateur de cette pièce-là, et comme ça avait été un échec, ce que j’appelle un échec, public, c’était mathématique, les gens ne venaient pas. J’ai décidé qu’après un échec, il fallait tout de suite remonter une autre pièce. Et comme je l’avais cette pièce et que c’était La Solitude des champs de coton, je l’ai montée immédiatement, six mois après dans le décor, d’ailleurs, de Quai ouest.
Présentatrice
Donc entre vous, il y a eu une entente, il y a eu une histoire mais on a l’impression aussi que, puisque vous lui avez permis de mettre en scène ses propres textes, vous avez peut-être enclenché un mécanisme d’écriture, il a continué à écrire ?
Patrice Chéreau
Oui, je pense que c’était utile pour lui, fondamental pour lui…
Présentatrice
De nouvelles pièces et toujours de nouvelles pièces.
Patrice Chéreau
… qu’il soit joué et que à un moment donné je puisse m’en emparer, jusqu’à la dernière que j’ai montée, qui était Le Retour au désert où je l’ai commencée, la distribution et je l’ai programmée avant de l’avoir lue. Ça, c’était délicieux comme impression. C’était délicieux comme impression.
Présentatrice
C’est très rare dans l’univers du théâtre, ça ?
Patrice Chéreau
Alors, c’est arrivé avec, je pense que c’est arrivé entre Jouvet et Giraudoux. Et je pense, un exemple que je préfère, non pas à cause de Jouvet mais à cause de Giraudoux, mais, c’est arrivé quand même à un moment donné entre Tchekhov et Stanislavski.
Présentatrice
C’est pas mal, comme comparaison !
Patrice Chéreau
Je ne suis pas Stanislavski et alors que je pense que Bernard était sûrement Tchekhov et il arrivé en plus la même chose, c’est-à-dire que, à la fin, il s’est énervé contre la façon dont je montais ses pièces et qu’il m’a demandé, très tard, de ne pas monter la dernière parce qu’il – que je n’ai pas montée d’ailleurs – parce qu’il pensait que finalement, je pesais très lourd, ou trop lourd, sur ses pièces.
Présentatrice
Vous en étiez devenu propriétaire.
Patrice Chéreau
Non, c’est qu’au début, il y avait une confusion. Les premières questions qu’on m’a posées, c’était tellement surprenant, visiblement, de devoir monter les pièces d’un auteur contemporain que les premières questions qu’on m’a posées c’est : "Mais c’est quoi votre part de travail, c’est quoi votre responsabilité dans la pièce, dans l’écriture" ? J’ai dit, aucune. C’était bien mal connaître Bernard que de penser que j’aurais pu changer une virgule ou me permettre d’écrire quoi que ce soit. J’étais le metteur en scène et lui était l’écrivain. Mais les gens, au début, ont pensé que j’avais une participation dans l’écriture et ils ont pensé aussi que son monde qui était très fort, qui m’est arrivé à moi compact, absolument indiscutable et intangible, qu’on ne pouvait pas bouger, qui est un monde qu’il faut accepter ou refuser, que son monde était le mien. Ce qui n’est pas vrai du tout. Ce n’était pas le mien du tout. J’étais très très surpris au début. Et par moment, je veux dire, je me souviens, à la fin de Quai ouest, quand brusquement Abad, le noir, tue Charles, j’étais horriblement choqué par ce geste. Donc, à un moment donné, ce sont des choses qu’il a écrites, comme certains passages de La Solitude qui me heurtent toujours. Mais les gens pensaient, ceci juste pour dire que les gens pensaient que c’était mon monde et que j’inspirais Koltès, ce qui est absolument, absolument faux. Un jour, on lui a posé dans un débat, il a très bien, parce qu’il était très clair comme ça dès le départ ; on lui a posé comme ça une question à Bruxelles, je me souviens: "Est-ce que vous écrivez vos pièces pour Chéreau"? Il a dit: "Non, je les écris pour moi, mais quand elles sont écrites, elles sont pour Chéreau".
Présentatrice
C’est joli.