Le Voyageur sans bagage de Jean Anouilh
Notice
Jean Anouilh, interviewé par Lise Elina, raconte la genèse de sa pièce, Le Voyageur sans bagage.
Éclairage
Jean Anouilh est un des auteurs les plus prolifiques de l'entre-deux guerres et de la seconde moitié du XXe siècle. Né en 1910, il est à 19 ans le secrétaire de Louis Jouvet, et publie sa première pièce en 1932. Son premier grand succès date de 1937, lorsque Le Voyageur sans bagage est mis en scène au Théâtre des Mathurins par Georges Pitoëff qui interprète Gaston, aux côtés de Ludmilla Pitoëff dans le rôle du petit garçon, et sur une musique de Darius Milhaud. En 1938, Anouilh connaît à nouveau le succès avec Le Bal des voleurs : la pièce est créée par André Barsacq, fondateur de la Compagnie des Quatre saisons et bientôt directeur du Théâtre de l'Atelier, qui sera le principal interlocuteur et metteur en scène d'Anouilh pendant plus de quinze ans. Il montera en effet Antigone, présentée en pleine Occupation allemande et dont le personnage éponyme devient le symbole de la Résistance ; Eurydice ; Roméo et Jeannette, première pièce interprétée par Michel Bouquet qui sera l'acteur de prédilection d'Anouilh ; L'Invitation au Château ; Colombe et Médée. Jean Anouilh continuera d'écrire jusqu'en 1981. Il meurt en 1987, après avoir proposé lui-même un classement de son œuvre dramatique par qualificatifs : Pièces roses, Pièces noires, Pièces brillantes, Pièces grinçantes, Pièces costumées, Pièces baroques, Pièces secrètes et Pièces farceuses.
Dans Le Voyageur sans bagage sont déjà présents les thèmes que l'auteur développera tout au long de sa carrière de dramaturge. Ainsi que le rapporte Anouilh dans le document, l'intrigue s'inspire de l'histoire vraie d'Anthelme Mangin, « l'amnésique de Rodez ». Gaston est un jeune homme amnésique retrouvé près d'une gare de triage après la Première Guerre mondiale. Il a été recueilli dans un asile où il mène une vie très simple, employé comme jardinier. Une dame patronnesse qui s'est mise en tête de lui faire retrouver un nom et un foyer le présente aux familles qui le réclament, en commençant par la riche famile Renaud. Mais Gaston est horrifié par le portrait qu'on lui fait alors de Jacques, le fils chéri disparu, qui cumule tous les vices. Après que son ancienne maîtresse lui a apporté la preuve qu'il est bien Jacques Renaud, Gaston choisit de refuser cette identité. Il s'invente une filiation selon son cœur et décide de rejoindre une des autres familles, dont l'unique membre est un petit garçon ayant perdu tous ses parents.
Dans la résistance qu'il oppose à accepter le passé qu'on lui présente comme sien, Gaston oblige chaque personnage à dévoiler son âme : ainsi sont révélés l'orgueil et la faiblesse de la mère, l'égoïsme du frère présomptueux, les infidélités de la belle-sœur, la naïveté de la servante abusée et le ressentiment des domestiques. Aussi Gaston découvre-t-il une humanité noire derrière la façade de cette famille éplorée. Mais à leur tour ces défauts cèdent face à la complexité de chacun, personne n'étant uniment noir ou blanc. C'est ainsi que Valentine, la belle-sœur, peut énoncer ce programme de vie : « Écoute, Jacques, il faut pourtant que tu renonces à la merveilleuse simplicité de ta vie d'amnésique. Écoute, Jacques, il faut pourtant que tu t'acceptes. Toute notre vie avec notre belle morale et notre chère liberté, cela consiste en fin de compte à nous accepter tels que nous sommes... Ces dix-sept ans d'asile pendant lesquels tu t'es conservé si pur, c'est la durée exacte d'une adolescence, ta seconde adolescence qui prend fin aujourd'hui. Tu vas redevenir un homme, avec tout ce que cela comporte de taches, de ratures et aussi de joies. Accepte-toi et accepte-moi, Jacques. » L'heureux dénouement de la pièce, délibérément fantaisiste, ne masque donc pas le poids dont nous lestent nos origines et notre passé, qui semblent à jamais interdire à l'homme de vivre pleinement son présent. Cela explique que Le Voyageur sans bagage appartienne à la série des pièces noires.