Maître Puntila et son valet Matti de Bertolt Brecht, mise en scène de Georges Wilson

24 janvier 1965
03m 30s
Réf. 00441

Notice

Résumé :

En 1964, Georges Wilson met en scène Maître Puntila et son valet Matti de Bertolt Brecht, au TNP. Extrait du spectacle.

Date de diffusion :
24 janvier 1965
Source :
ORTF (Collection: Le théâtre )
Compagnie :

Éclairage

La pièce de Brecht, Maître Puntila et son valet Matti, a fait l'objet de quatre versions différentes. La première date de 1940, mais la version connue aujourd'hui, la seule publiée, n'apparaît que dix ans après. Brecht a lui-même précisé l'origine de cette œuvre, inspirée des récits et du texte d'un écrivain finlandais, Hella Wuolijoki, que Brecht rencontra en Finlande pendant son exil. C'est en effet une anecdote rapportée par Wuolijoki qui forme le point de départ de la fable : dans les années vingt, un de ses oncles au cours d'une nuit d'ivresse s'était procuré de l'alcool légal chez un vétérinaire après une équipée en voiture. Brecht se montra enthousiasmé par le thème du paysan ivre, et reprit dans sa pièce la description de la course à l'alcool, tout en modifiant le personnage de Puntila pour approfondir l'idée de la division de son être. Il écrit donc sa pièce sur le modèle du Volksstück, un genre très ancien de pièce populaire qui usait déjà de l'adresse critique à travers prologues, épilogues, chansons et mise en abyme, pour faire réfléchir l'homme à sa condition. Il semble que Brecht ait été aussi beaucoup influencé par le roman de Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, auquel il fait allusion à la fin de son travail sur Puntila. Les deux œuvres proposent une variation sur le motif très ancien du couple maître-valet, et s'attachent aux procédés de distanciation.

Créée au Schauspielhaus de Zurich en juin 1948, Maître Puntila et son valet Matti est montée par Georges Wilson en 1964, au Théâtre National Populaire qu'il dirige depuis 1963. Georges Wilson interprète Puntila, Charles Denner le valet Matti, Judith Magre joue Eva. L'extrait montré dans le document est tiré de la première scène de la pièce, intitulée « Puntila trouve un homme ». Il s'agit de la rencontre, paradoxale, entre Puntila et son chauffeur, puisque celui-ci vient le voir pour lui réclamer ses gages et quitter ce maître irrespectueux du travail et de la personne des autres. Or ce n'est qu'au terme des douze tableaux de la pièce qu'il parviendra en effet à reprendre sa liberté. Car Matti découvre en Puntila une personnalité à double facette. Homme généreux lorsqu'il est ivre, capable d'ouvrir son cœur et sa bourse, il redevient quand il est sobre le gros propriétaire terrien campé sur ses intérêts, prêt à balayer d'un revers de main cette humanité inférieure qu'il considère du haut de sa montagne dans l'avant-dernier tableau, faisant l'éloge douteux d'une nature « pure » et fortement nationalisée. L'ambiguïté du personnage tient d'autre part à sa nature de monstre, singulier, isolé, atteignant à une « grandeur presque mythologique » selon les termes de Brecht qui le compare à Bouddha et aux rois homériques. Le dramaturge indique enfin que Puntila est toujours « en représentation ». Il se présente de fait comme un formidable acteur, fascinant Matti, l'engageant sans cesse à rentrer dans son jeu. Aussi Matti est-il obligé de reconnaître que « quand il a bu, il a vraiment le feu sacré. [...] et quand il est saoul, je ne voudrais pas qu'il me méprise. »

Face à ce maître qui rompt avec la tradition, Matti plante un valet non moins original, sur son quant-à-soi, qui lutte pour préserver son intégrité. Placé devant Puntila (et sa fille Eva) comme devant la tentation de perdre son âme, séduit par le personnage et finalement compromis par lui, il parvient à s'en détacher, à briser l'illusion spectaculaire, et plie bagage à la fin de la pièce. Face aux extravagances du maître, s'il a semblé s'égarer un moment, il a si bien paru ployer sa conduite et son langage qu'il a pour finir su demeurer à distance de Puntila, tout en lui jouant la comédie de la participation : « Il est temps que tes valets te tournent le dos. / Un bon maître, ils en auront un / dès que chacun sera le sien. » Le bref extrait présenté suffit à démontrer l'ample rondeur du jeu de Wilson, parfaitement adapté au personnage, et le profil souple mais déterminé du valet Matti-Denner.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Georges Wilson
Qui es-tu ?
Charles Denner
Je suis votre chauffeur monsieur Puntila.
Georges Wilson
Qu’est-ce que tu es, répète.
Charles Denner
Je suis votre chauffeur.
Georges Wilson
Tout le monde peut dire ça, je ne te connais pas.
Charles Denner
Peut être ne m’avez-vous jamais bien regardé, je ne suis à votre service que depuis cinq semaines.
Georges Wilson
Et d’où viens-tu comme ça ?
Charles Denner
De dehors, j’attends depuis deux jours dans la voiture.
Georges Wilson
Dans quelle voiture ?
Charles Denner
La vôtre, la Bugatti.
Georges Wilson
Ça c’est drôle, peux-tu le prouver ?
Charles Denner
Je n’ai pas l’intention de vous attendre dehors plus longtemps, sachez-le. J’en ai jusque là. On ne traite pas un homme de cette façon !
Georges Wilson
Qu’est-ce que ça veut dire un homme ? T’es un homme toi ? Tu viens de dire que t’étais un chauffeur. On nage dans les contradictions avoue-le !
Charles Denner
Ben moi, je vais vous le prouver que je suis un homme, je ne vous attendrai pas dehors jusqu’à ce que vous ayez l’obligeance de sortir.
Georges Wilson
Tu l’as déjà dit.
Charles Denner
Exact, vous me payez mes 175 marks et je vais chercher mon certificat à Puntila.
Georges Wilson
Ma parole, ta voix sonne tout à fait comme celle d’un homme, tiens assieds-toi et bois une fine, il faut que nous fassions connaissance. Tiens !
Charles Denner
Je ne sais pas ce que vous voulez encore et je ne sais pas si je vais boire votre fine.
Georges Wilson
T’es méfiant hein. Je comprends ça. Il ne faut pas s’asseoir à table avec des étrangers. Si on s’endort, on risque d’être volé. Et ben, moi, je suis le propriétaire Puntila de Lammi. Un homme honorable, j’ai 90 vaches, avec moi tu peux boire tranquillement, frère.
Journaliste
Bon, et ben moi je m’appelle Matti Altonen, et je me réjouis de faire votre connaissance.
Georges Wilson
Tout le plaisir est pour moi. Matti, es-tu mon ami ?
Charles Denner
Non.
Georges Wilson
Merci je le savais. Matti, regarde-moi, que vois-tu ?
Charles Denner
Je devrais dire, un gros type saoul comme une barrique.
Georges Wilson
Vous voyez comme l’apparence me trompait. Je suis tout autre Matti ! Je suis un homme malade.
Charles Denner
Très malade !
Georges Wilson
Ah, ça me fait plaisir que tu le remarques, y en a que ne le voit même pas. Comme ça, on pourrait ne pas le remarquer d’ailleurs. J’ai des accès.
Charles Denner
Pas possible !
Georges Wilson
Dis-donc, c’est pas pour rire, ça m’arrive au moins une fois tous les trois mois. Je me réveille tout d’un coup, complètement dessaoulé. Qu’en-dis-tu ?
Charles Denner
Ça vous arrive régulièrement ces accès ?
Georges Wilson
Régulièrement, le reste du temps je suis parfaitement normal, comme tu me vois en ce moment, en pleine possession de mes moyens intellectuels, maître de mes sens. Puis arrive, l’accès. Ca commence comme ça. Y a quelque chose qui ne va plus dans mes yeux, et au lieu de deux fourchettes, j’en vois plus qu’une !
Charles Denner
Alors vous êtes à moitié aveugle.
Georges Wilson
Je ne vois que la moitié du monde. Mais le pire c’est que pendant ces accès de sobriété insensés, je descends au niveau de la bête. Ce que je fais dans ces cas là, frère on peut vraiment pas m’en faire grief, sûrement pas si on a un coeur dans la poitrine et si on se souvient que je suis malade. Je suis alors pleinement responsable de mes actes. Sais-tu ce que ça veut dire frère, responsable de ses actes ? Un homme responsable de ses actes, est un homme de qui on peut tout attendre. Par exemple il n’a plus le sentiment de l’amitié. Il passerait par-dessus son propre cadavre, c’est alors, disent des avocats, qu’il est responsable des ses actes.
Charles Denner
Et vous ne faites rien contre ces accès ?
Georges Wilson
Je fais tout ce qui est humainement possible, je lutte virilement contre ces accès de sobriété insensés mais à quoi bon, ils me terrassent à chaque fois.